En effet, le héros de la Prise de Pampelune est trahi par Ganelon qui souhaite se venger de la mort de son neveu Anseïs que Guron « fist pendre »2221. Le schéma de la trahison est traditionnel : le traître donne son opinion lors d’une réunion du conseil, il fait en sorte que Charlemagne se range à son avis et fait choisir Guron pour une ambassade auprès de Marsile. Parallèlement, il œuvre à sa perte en prévenant l’ennemi de sa venue et en recommandant à Maozeris de tuer celui à qui il attribue perfidement la prise de Pampelune. Ensuite, Ganelon n’hésite pas à éliminer le messager qui l’a servi. « Sour cist traïmant ne pensoit Çarlleman »2222. Quant à Guron, son innocence est si grande que le poète ne lui concède pas le moindre moment d’hésitation ou de trouble. S’il accepte sa dangereuse mission par respect et loyauté envers l’empereur, il est bien loin de se douter qu’il aura également à affronter une embuscade tendue par Maozeris. Cette trahison amène Guron, qui parvient à faire admettre au roi païen le principe d’un combat par champion et gagne ainsi la couronne convoitée, à un combat déséquilibré où il affronte seul, loin de sa patrie, un nombre considérable d’ennemis qui le surprennent « aou trapasier d’un val »2223. Grièvement blessé, il rejoint l’armée française et meurt, non sans avoir reçu les derniers sacrements2224.
La présentation de l’épisode n’est pas sans évoquer celui de la mort de Roland et diffère sensiblement des autres versions des récits italiens inspirés de la materia di Spagna 2225 où Guron, exemplaire et héroïque, n’est pas trahi par Ganelon. Comme ce traître renvoie toujours à Judas, Nicolas de Vérone construit une image originale de Guron dans laquelle se reflètent aussi bien Roland que le Christ lui-même.
Dans les Fatti de Spagna, deux scènes parallèles se font écho : la mort de Guron et celle de son frère, Balduyno. Guron, qui s’appelle ici Algirone, veut rivaliser avec Roland2226 et arme onze compagnons. A l’insu du reste de l’armée chrétienne, il pénètre dans Luiserne. Les combattants traversent le camp ennemi et massacrent force Païens, mais paient de leur vie cette action téméraire. Seul Algirone, mortellement blessé, parvient à revenir auprès de Charlemagne et à lui révéler la dangereuse présence des ennemis ainsi que leurs intentions2227. La mort du héros est édifiante mais n’est le résultat que de la démesure du personnage, tout comme dans la Chevalerie Ogier de Dannemarche 2228. En revanche, Balduyno meurt comme le protagoniste de la Prise de Pampelune après avoir tenté de négocier avec Marsile2229. Cependant, aucune trahison n’a été fomentée contre lui.
Dans la Spagna, alors que l’empereur hésite entre la négociation et la guerre, c’est Ganelon, « falso e disleale »2230, qui propose à Charlemagne de tenter une ambassade auprès de l’ennemi. Ghione accepte cette mission, malgré le mauvais pressentiment de tous les barons2231. La suite de son aventure est similaire à celle décrite dans les autres textes et le héros meurt. L’auteur précise alors :
‘Gan da Pontier, che morir l’avie fattoMais bien qu’il ait lui-même suggéré de choisir Ghione pour la périlleuse mission2233 et qu’il se réjouisse de sa mort, Ganelon n’a pas trahi le héros.
Dans les récits italiens, la légende de Guron de Bretagne renvoie donc à l’épisode de la mort de Roland de deux manières distinctes : dans certains cas, c’est l’orgueil du héros qui le pousse à sa perte, dans d’autres, c’est la trahison ourdie par Ganelon. Nicolas de Vérone est le seul à privilégier cette interprétation et il donne ainsi de son héros une image proche de celle du Roland d’Oxford, de Pompée trahi par Ptolémée et de Jésus livré par Judas. De la sorte, le parallèle est renforcé entre Passion épique et Passion christique.
Les personnages de Nicolas de Vérone meurent comme des martyrs. Dans le cadre épique délimité par le poète franco-italien, le Christ, qui souffre la Passion, est strictement comparable à Pompée et à Guron de Bretagne. Ici, des signes merveilleux précèdent leur trépas, là, leur mort fait l’objet d’une délibération lors d’un conseil, ailleurs, ils sont trahis par leurs proches. Les schémas narratifs se répondent et l’auteur institue une structure de la mort édifiante qui se retrouve d’une œuvre à l’autre. Tous les éléments ne sont pas forcément présents au sein de la description d’un seul et même trépas, mais tous apparaissent dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion. Le moment de la mort elle-même est lui aussi organisé selon un canevas bien précis et les différentes étapes de l’agonie des héros apparaissent comme autant de motifs rhétoriques bien que Nicolas de Vérone en propose une interprétation inédite.
La Prise de Pampelune, v. 2861.
La Prise de Pampelune, v. 2843.
La Prise de Pampelune, v. 3572.
La Prise de Pampelune, v. 3858-3867.
R.‑M. Ruggieri, « Dall’Entrée d’Espagne e dai Fatti di Spagna alla Materia di Spagna », art. cit., p. 182.
« Algirone dixe in suo corre : Io farò tanto da mya persona, che may Rolando, de chi se dixe tante prodeze, farà in sova vita : ché a unta delli sarazini io andarò fora per mezo al suo campo a passarò fin alla cità de Lucerna, a poy ritornerò arera se a Christo plaxerà », les Fatti de Spagna, XLV, p. 98-99.
Les Fatti de Sapgna, XLV, p. 99.
La Chevalerie Ogier de Dannemarche, v. 7650-7790. Dans ce texte, Gui, héros d’un récit interne (« Enfances Guielin »), meurt à la suite d’un combat inégal qu’il a lui-même provoqué. Tous les motifs de la mort édifiante sont alors développés : Gui tombe dans une embuscade (v. 7650), il est « navrés ens le pis » (v. 7730), formule une prière (v. 7734), le combat se poursuit malgré une douleur insupportable (entrailles pendantes) ; suivent alors la confession (v. 7775), la mort (v. 7780) et le planctus (v. 7790).
Marsile juge les conditions de paix proposées par Charlemagne outrageuses et donne l’ordre de saisir le messager. Balduyno se défend, tue une vingtaine de Païens, s’empare de la couronne de Marsile et s’enfuit. Mais il est mortellement blessé et il meurt après être arrivé auprès de Charlemagne et lui avoir raconté son aventure. Les Fatti de Spagna, XLVI, p. 105-106.
La Spagna, XXVI, 10, vol. 2, p. 376.
La Spagna, XXVI, 17, vol. 2, p. 377.
La Spagna, XXVI, 17, vol. 2, p. 378.
La Spagna, XXVI, 16, vol. 2, p. 377.