b/ La sagesse antique

L’inspiration épique du poète franco-italien le pousse à utiliser des motifs connus et récurrents des chansons de geste tels que la trahison du héros, le combat déséquilibré contre de trop nombreux ennemis, le secours impossible, la perte du destrier, la prise de conscience de sa mort prochaine et la dernière prière prononcée allongé au sol.

Cependant, la description de la mort des personnages présente quelque originalité et l’esprit des chansons de geste se trouve sensiblement modifié par l’adjonction de nouvelles figures héroïques païennes. Certaines formules usuelles prennent un sens inhabituel et semblent à la croisée de deux idéaux bien distincts, l’un proprement chrétien et attendu, l’autre, plus directement inspiré de la philosophie antique et, par là même, totalement inédit.

En effet, il n’est pas d’épopée qui n’insiste lourdement sur les multiples violences infligées aux héros avant qu’ils ne rendent l’âme. Nicolas de Vérone se plie à ces exigences narratives, mais l’attitude des personnages face aux outrages qu’ils subissent se distingue de l’indifférence à la douleur qu’ils pouvaient manifester dans les œuvres plus anciennes.

Les chevaliers promis au martyre sont d’autant plus héroïques que leurs blessures sont nombreuses et profondes. Ainsi, l’auteur de la Prise de Pampelune insiste sur l’état de Guron de Bretagne dont les plaies témoignent de la violence du combat :

‘Trencié avoit ses entrailes, e grand part en isci
De hors ; ond le cemin de suen sang mout rogi2278.’

L’enjambement entre les deux vers, qui disjoint le syntagme « iscir dehors », souligne l’effet de désolidarisation de Guron et de ses viscères ; il est littéralement en train de se séparer de son corps. Cette vision du héros qui perd ses entrailles, que l’on retrouve dans la Spagna où les intestins du héros lui sortent du ventre2279, rappelle celle de Vivien qui tient ses boyaux de son bras gauche tout en continuant à frapper de la main droite2280. Dans la chanson de Nicolas de Vérone, les lésions du héros le rendent parfaitement méconnaissable. Lorsqu’il arrive au campement français, les premiers hommes qui le voient ne parviennent pas à préciser son identité et s’interrogent :

‘« Chi puet cist etre ? Chi l’a ensi laidi ?
Mal l’amoient celour che ensi l’ont envaï !»2281

L’extrême brutalité des coups portés et reçus participe du processus d’héroïsation du personnage parce que l’atteinte à l’intégrité du corps est nécessaire à l’élévation de l’âme.

Mais, dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, la résistance physique qui distingue les êtres d’exception du commun des mortels s’allie à une force de caractère inouïe qui permet aux héros de mépriser leur douleur et d’agir comme s’ils ne la ressentaient pas. Dans la Prise de Pampelune, Guron est capable, malgré ses viscères pendants, des efforts les plus grands pour poursuivre sa route et il ne ménage pas sa peine :

‘Tout jour e toute nuit – se l’autour ne menti-
Civauça le baron che repois ne queri2282.’

Guron « fort s’an aasti »2283 pour revenir auprès de l’empereur de la même façon qu’Ysorié refuse de rentrer au camp pour panser ses blessures comme le lui conseille Roland2284. Désarçonné par Maozeris, il accepte une nouvelle monture et s’empresse de donner la chasse à son père :

‘« De moi », dist Ysoriés, « n’aiés mie doteison
Car je n’ai nulle plaie, che je pris un boton.
Ains vindrai ou tous vous pour fer ma venjeson »2285.’

Ce désir de poursuivre malgré son état est le propre de qui maîtrise sa douleur et Ysorié renvoie ici à l’image de Domice qui, dans les circonstances les plus critiques, au moment du trépas imminent, refuse encore de s’avouer vaincu, de s’épargner de la peine ou de demander grâce. Le vers conclusif de la laisse LXIII de la Pharsale, « Mes por peor de mort merci non demandeit »2286, synthétise l’héroïsme du guerrier qui n’envisage pas même de cesser la lutte ou de s’en remettre à l’ennemi. Admirable jusqu’à son dernier soupir, il réagit aux propos de son assaillant de la façon la plus virulente :

‘« Cesar, Cesar » dist il, « je te don a savor
Qe tu non eis pas mie ou tu te tiens ancor »2287.’

Ce total mépris de la douleur physique affiché par les héros s’apparente à l’idéal stoïcien d’ataraxie : les personnages tendent à n’éprouver aucune passion et à dominer leur propre corps. La tranquillité de l’âme à laquelle ils aspirent résulte de la modération et l’absence de trouble est alors un état acquis grâce à la méditation et au travail sur soi.

C’est ainsi que le soldat romain parvient à s’empêcher de mourir pour répondre à César qui se croit déjà victorieux :

‘Il retint le spirit qe s’en aloit tutor,
E reprend tant de laine q’il respond sans demor2288.’

Il maîtrise son corps et domine sa propre mort tout comme Guron se maintient en vie, malgré ses blessures :

‘Tiel vint plaies avoit che un autre bien ardi
Seroit mort seul de l’une, ou fortment spoenti.
Le sang che de lu isoit durement l’afebli.
Grand pieçe seroit mort - pour voir je le vous di ! -
Mes le suen aut coraçe le mantenoit ensi2289.’

L’endurance de ces héros se distingue de la force surhumaine des figures épiques convenues parce qu’elle est le fait, comme le précise le dernier vers, du coraçe du personnage, c’est-à-dire de sa volonté et sa force morale. Celui qui ne s’épouvante pas de sa situation et qui ne redoute pas la mort chevauche comme s’il n’était pas atteint :

‘Lour dreça suen cemin plus tost che s’il issist
Hors d’un arc, non montrant che nul mal ne sentist2290.’

La peine ne se manifeste pas parce qu’elle ne se ressent pas. A l’instar d’Epictète qui se laisse briser la jambe sans réaction2291, Guron semble ne pas éprouver de douleur. Il a atteint l’idéal de pouvoir sur soi qui caractérise les stoïciens. Pour le Portique, la souffrance n’est qu’un indifférent 2292 que domine l’impassibilité du sage. A l’époque du moyen stoïcisme, Cicéron modère ces ambitions et ne croit pas à la possibilité d’une telle attitude : pour lui, la douleur est un mal, mais elle est supportable2293.

La conception est bien différente de celle du christianisme où la douleur est considérée comme une épreuve envoyée par Dieu2294. Ainsi, dans la Passion, le Christ endure ses mortifications sans mot dire et affronte les tourments en silence. Il prononce le Consummatum est « con mout omble ciere »2295 parce que la crucifixion s’apparente à un exercice d’humilité et à une profession de foi. Jésus reste maître de ses émotions jusqu’à son dernier soupir mais son martyre est fondamentalement différent de la sérénité de Pompée face à ses assassins.

Immobile alors qu’Achillas lève le glaive qui lui sera fatal, le général romain demeure silencieux quand son ennemi le frappe :

‘Mes onques ne se muet le bier por nul error,
Ançois se tint si qoy sens fer aucun crior,
Cum s’il ne fust tocé da nulle part d’entor2296.’

Bien plus, il s’exhorte à mourir dignement et les propos qu’il se tient révèlent son héroïsme. Son attitude face à la mort le désigne comme un sage stoïcien parce que le personnage recherche avant tout la dignité. A l’inverse des héros épiques qui meurent au sol dans une complète déshumanisation et du Christ qui est « mout afeblis »2297, le sage revendique le droit à mourir debout. L’ultime monologue de Pompée ressemble aux dernières paroles de Vespasien : « Decet imperatorem stantem mori ». La résistance physique exceptionnelle est devenue une qualité réservée aux plus vertueux qui ont su l’acquérir :

‘Garda Pompiu son cor et sa pensié ausy.
E cist pooir oit il – selong qe ze vos dy –
D’etre sir de son cor, qar mes ne fu esfreÿ2298.’

Le dernier vers résume l’idéal humain tel que le conçoit Nicolas de Vérone : il ne s’agit plus de s’affranchir des limites de son humanité comme dans les épopées françaises mais de maîtriser son corps et son esprit à force d’entraînement.

Dans la Pharsale franco-italienne, Pompée évoque Latéranus condamné par Néron dont parle Epictète. Mené au supplice à cause de sa participation à une conspiration, il est mis aux fers. « Le premier coup de l’exécuteur ayant été trop faible pour lui enlever la tête, il la retira un instant, puis la tendit de nouveau avec beaucoup de fermeté et de constance »2299. L’idéal de dépassement de soi est remplacé par un idéal de pouvoir sur soi.

***

*

Les poèmes de Nicolas de Vérone sont marqués par une forte présence de la thématique de la mort exemplaire. Cette dernière, loin d’apparaître comme effrayante, est affrontée avec sérénité, d’autant plus aisément que les guerriers, sûrs de la cause qu’ils défendent, vouent leur corps à une lutte qu’ils pensent juste. De la sorte, personnages principaux et personnages secondaires réagissent de la même façon face à la mort : ils ne cherchent pas à l’éviter et s’y résignent avec toute la grandeur de leur âme.

Jésus, Pompée, Guron et Domice vivent une Passion comparable en ce sens que le poète institue un cadre de la mort édifiante qu’il respecte avec minutie. Les événements tragiques sont annoncés par des signes surnaturels, d’autant plus significatifs que Nicolas de Vérone les utilise avec parcimonie. La mort des héros est froidement débattue lors de conseils et il n’y a pas, dans les œuvres du poète franco-italien, de héros orgueilleux qui court à sa perte : tous sont victimes de calculs politiques, de machinations viles ou de vengeances personnelles2300. La trahison est au cœur du schéma narratif de la mort de Jésus et de Guron de Bretagne et les deux images qui se répondent ainsi ouvrent la porte du martyre.

Ce dernier est héroïque comme peut l’être celui de Roland et Olivier à Roncevaux, celui de Vivien aux Aliscans. Il se décline avec une série de motifs habituels et attendus qui font des scènes de mort des moments rhétoriques propres à plaire à un public amateur de chansons de geste. Le trépas des héros est exemplaire. Dès lors, Guron le Chrétien et Domice le Romain ont des gestes comparables et se recueillent, au moment de quitter le monde, dans une attitude de prière. L’esprit épique souffle dans l’œuvre de Nicolas de Vérone avec une intensité toute particulière lors de l’agonie des personnages.

Cependant, alors que les héros épiques endurent vaillamment leurs souffrances parce qu’ils sont illuminés par la grâce divine, les personnages de Nicolas de Vérone s’apparentent plutôt à des sages stoïciens qui ont appris à maîtriser leur corps. Capables de mépriser la douleur, de retenir l’esprit qui leur échappe, de se maintenir en vie ou d’affronter leur homicide dignement, ils visent un idéal de sagesse et d’ataraxie et non pas de sanctification. Dès lors, ils évoquent davantage Latéranus que le Christ.

Notes
2278.

La Prise de Pampelune, v. 3747-3748.

2279.

La Spagna, XXVI, 18, vol. 2, p. 378.

2280.

La Chanson de Guillaume, v. 881 et 886-887.

2281.

La Prise de Pampelune, v. 3761-3762.

2282.

La Prise de Pampelune, v. 3749-3750.

2283.

La Prise de Pampelune, v. 3753.

2284.

La Prise de Pampelune, v. 1224-1228.

2285.

La Prise de Pampelune, v. 1229-1231.

2286.

La Pharsale, v. 1647.

2287.

La Pharsale, v. 1724-1725.

2288.

La Pharsale, v. 1722-1723.

2289.

La Prise de Pampelune, v. 3740-3744.

2290.

La Prise de Pampelune, v. 3727-3728.

2291.

L’anecdote est rapportée par Origène, Contre Celse, éd. M. Borret, Paris, Editions du Cerf, 1965, VII, 53.

2292.

Les stoïciens qualifient d’indifférent ce qui ne contribue ni au bonheur ni au malheur. Sur la théorie stoïcienne des indifférents voir T. Bénatouïl, Faire usage. La pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, coll. Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 2006, p. 219-225.

2293.

Cicéron, Tusculanes, éd. G. Fohlen, J. Humbert, Paris, Belles Lettres, 1968, II, 35, 53.

2294.

Au sujet de cette divergence, voir A. Michel, « Saint Augustin et Cicéron : le courage, la souffrance et la joie », art. cit., p. 194-198.

2295.

La Passion, v. 874.

2296.

La Pharsale, v. 3011-3013.

2297.

La Passion, v. 814.

2298.

La Pharsale, v. 3043-3045.

2299.

Epictète, Entretiens, éd. D. Souilhé, A. Jaqu, Paris, Belles Lettres, 1943, I, 4.

2300.

A l’exception de Domice, figure du guerrier modèle entièrement dévoué à la cause qu’il sert.