En effet, dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, les scènes de mort épique sont amputées d’un motif important et cela n’est pas sans surprendre : alors qu’un diable apparaît à la mort de Judas2301, aucun ange n’arrive auprès des héros qui rendent l’âme. Le poète connaît les détails des légendes épiques qui lui servent de modèle et il ne peut en aucun cas s’agir d’une omission. D’une façon tout aussi étonnante, la Passion est dépourvue de résurrection du Christ. En outre, la fin de la Pharsale paraît des plus expéditives après la mort de Pompée que le poète fait hâtivement mettre en terre par Codrus.
Dans les chansons du cycle du roi, les héros épiques, champions de la foi, accomplissent sur terre la volonté divine. Telle est l’interprétation traditionnelle de toute croisade. Les chevaliers se battent fièrement, au nom de Dieu, et œuvrent ainsi à la fois pour un idéal commun de christianisation et pour le salut personnel de leur âme. Morts l’épée à la main, lors d’une tentative d’évangélisation, ils peuvent conquérir la sainteté. Si Dieu, dont le pouvoir est infini, n’apporte aux combattants qu’un secours limité, c’est parce qu’il entend les éprouver, et c’est cette institution de l’épreuve qui permet de révéler les héros, lesquels gagneront le paradis si leurs mérites sont suffisants.
C’est ce qui se passe par exemple dans la Chanson d’Aspremont, « chanson de croisade par excellence »2302, où Turpin, exhortant les guerriers français à se battre avec courage, rappelle que la lutte contre les Païens ouvre les portes du paradis :
‘« Je ne sui uns om qui ne vos doi mentir :C’est également le cas dans Gui de Bourgogne avant l’engagement du combat où il revient logiquement à l’archevêque de rappeler le « credo de la croisade » qui sous-tend toute l’action héroïque des champions chrétiens2304.
Nicolas de Vérone reprend et adapte la matière épique française et semble se conformer à cette vision de l’héroïsme qu’il étend même au sujet antique de la Pharsale. Rédigeant également une Passion, il renoue avec la tradition hagiographique et présente ainsi nombre de scènes de morts édifiantes. Mais à quatre reprises la mort du héros marque le terme d’un épisode, ou de l’œuvre elle-même, sans que ne soient développées les conséquences possibles de la disparition des champions que le poète a célébrés. La mort des héros ne se définit pas comme un point de passage possible vers un autre monde et c’est particulièrement surprenant de la part d’un trouvère qui s’inspire des légendes épiques.
L’étude proprement littéraire et rhétorique des scènes de mort permettra de préciser l’image que se fait le poète de la vie de ses personnages et de l’idéal qu’ils incarnent. Si le trépas des héros n’aboutit à aucun devenir narratif, c’est le signe que l’auteur franco-italien refuse de sanctifier les protagonistes de ses textes. Dès lors, le chevalier, qui se confond avec le martyr, ne peut plus prétendre à la sainteté. Sans doute cette vision du monde est-elle à relier à celle qui fait de Jésus un homme mourant sans revenir à la vie. Dans sa Passion, Nicolas de Vérone omet la résurrection du Christ ainsi que les récits d’apparitions et ce n’est assurément pas uniquement par respect de la lettre des Evangiles primitifs.
La Passion, v. 724.
A. de Mandach, éd., p. 2.
La Chanson d’Aspremont, v. 4303-4310.
Gui de Bourgogne, v. 516-523.