a/ Des trépas sans suite narrative

Dans la Pharsale, Nicolas de Vérone ne retranscrit pas en vers la totalité des Fet des Romains et l’épopée s’ouvre à la veille même de l’engagement armé : le début de la chanson de geste correspond ainsi au début du chapitre XII de la chronique en prose et la guerre en Thessalie apparaît comme une unité narrative cohérente, propre à être transposée en vers épiques. Récit d’une victoire, ou d’une défaite, selon le point de vue adopté, la Pharsale relate un « moment humainement tragique »2310.

En revanche, les critiques ont parfois émis l’hypothèse que le texte qui nous est parvenu puisse être lacunaire ou tronqué parce que le trouvère ne poursuit pas le récit au delà de la mort de Pompée et que la fin de l’épopée est dépourvue d’épilogue2311. Nicolas de Vérone n’insiste ni sur les efforts de Codrus pour offrir une sépulture à Pompée, ni sur le devenir des autres combattants de Thessalie, ni sur le sort futur de César. L’analyse codicologique du manuscrit de la Pharsale exclut d’emblée l’hypothèse d’une perte mécanique puisque la dernière phrase du dernier feuillet, qui n’est rempli qu’aux deux tiers, est complète et que l’explicit du texte est celui qu’indique l’inventaire de 14072312.

Par ailleurs, ce brusque arrêt de la narration après l’enterrement du héros rappelle celui de la Prise de Pampelune qui se termine, après la mise en place d’une longue et minutieuse stratégie militaire2313, par la chute rapide d’Astorgat. En trois vers et une seule journée de combat, « avant l’oscurour »2314, la cité est détruite, la population exterminée, et l’épopée terminée2315. La rapidité de la chute de la ville explique la fin abrupte du texte.

Les derniers vers de la Pharsale 2316 présentent une prolepse qui évoque également celle qui conclut la Passion. Avant de prendre congé de son auditoire2317, le poète achève la narration au moment de la garde du tombeau du Christ :

‘Si li mistrent les gardes – ja ne lour scembla grieu –
Mes ja ne vault lour garde plu cum le foin au feu2318.’

Mais à aucun moment il n’explique pourquoi cette surveillance est inutile et la dernière laisse de l’épopée est consacrée au congé du jongleur.

Ainsi, les trois épopées de Nicolas de Vérone se terminent sèchement et, à deux reprises, la conclusion du texte correspond à la description de la mise en terre du héros mort, comme si l’auteur ne souhaitait pas poursuivre l’épopée au delà du récit des actions héroïques de ses personnages.

Cette logique de construction se retrouve dans la Pharsale au moment de la mort de Domice, qui paraît totalement anecdotique, bien que le personnage figure parmi les plus glorieux et les plus méritants. Dans un planctus convenu, son cousin Anelius jure de le venger et le combat reprend de plus belle2319. L’épisode est alors définitivement clos, comme peut l’être celui de Guron de Bretagne dans la Prise de Pampelune après l’inhumation du protagoniste.

Le trouvère franco-italien fait de ce personnage le héros d’une « chanson de geste interne »2320, victime de la trahison de Ganelon. Il est voué au martyre héroïque et son trépas préfigure celui de Roland. Mais si l’épisode semble achevé après la mort du personnage, force est de constater que Nicolas de Vérone n’a pas narré de vengeance ni de punition du traître. Il s’éloigne par là de la leçon des Fatti de Spagna dans lesquels Roland « habiando olduto tutto quello che aveva fatto Algirone de sova persona, zura a Dio che luy sollo con sova spada se pensa de andare a Lucerna a unta de li sarazini » 2321 pour venger Algirone.

Pour F. di Ninni, cette lacune s’explique par « l’horizon culturel antérieur » : aux yeux du lecteur, Guron est déjà vengé puisque, dans le texte d’Oxford, Charlemagne réclame justice après le tourment de son neveu et que le traître est châtié2322. Mais, dans le texte de Turold, c’est pour son action contre Roland que Ganelon est puni. « Guenes est mort cume fel recreant »2323 et son supplice est la conséquence du pacte qu’il avait passé avec Marsile quand le roi païen lui avait demandé : « La traïsun me jurrez de Rollant »2324.

Certes, le caractère de traître est profondément attaché à la figure de Ganelon dans la tradition épique et tous ses méfaits semblent le conduire au châtiment annoncé dès la plus ancienne des chansons de geste. Mais pour autant, dans la Prise de Pampelune, la mort de Guron n’est suivie d’aucune conséquence narrative et Nicolas de Vérone abandonne même trivialement son personnage au cœur d’une laisse. A peine remis de son chagrin pour la perte de son champion, Charlemagne est happé par des préoccupations militaires :

‘E l’emperer par lu remist pensis e iré.
Mes il fu en cil jour un pue reconfortié2325.’

Une ville espagnole s’est rendue… La césure sur « cil jour », qui accentue le démonstratif au sens de « ce même », montre à quel point le deuil du roi de France a été rapide. Un héros meurt et aussitôt surgissent des centres d’intérêt plus concrets.

Notes
2310.

J. Garel, « La chanson de geste », art. cit., p. 117.

2311.

Ainsi F. di Ninni écrit dans son édition critique (Note): « le ultime lasse rispecchiano la lezione dei Fet des Romains, par. [20]-[23], fino a p. 567, l. 30. Il capitolo XIII continua – e si conchiude – con il racconto della sepoltura del corpo di Pompeo ad opera di Codro. E’ probabile che fosse intenzione di Niccolò protrarre il proprio racconto fino alla fine di cap. III, se prestiamo fede a quanto dichiarato in apertura di componimento, v. 45 : « Ze rimeray l’istoire jusque la definance ». R. Specht, dans ses Recherches sur Nicolas de Vérone, op c it., note par ailleurs, p. 161 : « D’après plusieurs anticipations, on s’attend à ce que le récit aille au-delà de la mort de Pompée. Selon le prologue, l’auteur veut « fer rementance / Jusqement qe Pompiu fu mort a delivrance (v. 40-41). Mais que faut-il entendre par les vers 44-45 : « Ze rimeray l’istoire jusque la definance » ? Le versificateur répète-t-il en d’autres termes ce qu’il vient de dire aux vers 40-41, ou bien envisage-t-il de conduire le récit au delà de la mort de Pompée ? Quelques vers avant la fin, il semble manifester son intention de raconter les funérailles de Pompée :

« Or l’aloient les ondes urtant por grand ferté :

Por roces, por gravelle l’ont mout sovant jeté,

La sause li pasoit tre por mi le costé ;

En luy n’oit conoissanze qar mout fu desformé,

Mes a une seulle zouse il seroit avisé,

Por ce qe le bu [e]stoit da le cief desevré.

Ceu fist conostre a cil qe dapues l’o[u]t trové

Qe puis l’ensevella –cum nos aurons conté-.

Ce fu un chivaler qe Codrus fu nomé… »(v. 3150-3158)

Ces funérailles marquent d’ailleurs une coupure dans les Fet des Romains, source principale de la Pharsale ; c’est sur elles que se termine le chapitre XIII du livre III ».

2312.

Voir à ce sujet : W. Braghirolli, P. Meyer, G. Paris, « Inventaire des manuscrits », art. cit., p. 507 ; F. di Ninni, éd., Introduzione, p. 29-30 ; H. Aubert, « Notice sur les manuscrits Petau conservés à la Bibliothèque de Genève », art. cit., p. 512-515 ; R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 19-21 ; G. Bertoni, « Intorno a Niccolò da Verona », art. cit., p. 217 ; A. de Mandach, « Les manuscrits uniques de La Passion et de La Pharsale », art. cit., p. 232-244.

2313.

La Prise de Pampelune, v. 5900-6113.

2314.

La Prise de Pampelune, v. 6114.

2315.

La Prise de Pampelune, v. 6114-6116.

2316.

La Pharsale, v. 3153-3157.

2317.

La Passion, laisse XXXV et dernière.

2318.

La Passion, v. 982-983 et derniers de la narration proprement dite.

2319.

La Pharsale, v. 1765-1774.

2320.

F. di Ninni, « L’episodio di Guron de Bretagne », art. cit., p. 186.

2321.

Les Fatti de Spagne, XLV, p. 100.

2322.

F. di Ninni,« L’episodio di Guron de Bretagne », art. cit., p. 190 : « E’ lecito, in questo caso, pensare ad un rimando a distanza ai futuri – cronologicamente, s’intende- avvenimenti della Chanson de Roland, cioè alla tragedia di un altro eroe-martire protagonista, Rolando appunto, e alla vendetta operata da Carlo su Gano ? Io credo di sì, tanto più se si tiene conto che la saldatura tra tutto ciò che precede gli avvenimenti del Roland –i set anz tuz pleins- e il Roland stesso sta per attuarsi. In altri termini, a livello di coscienza collettiva –dell’emittente del messaggio da un lato, e del destinatario dall’altro- Guron è di fatto gia vendicato »

2323.

La Chanson de Roland, v. 3973.

2324.

La Chanson de Roland, v. 605.

2325.

La Prise de Pampelune, v. 3867-3868.