a/ La Résurrection dans la tradition littéraire

La Passion de Nicolas de Vérone date du XIVe siècle. Cette époque est à la fois tardive et précoce : tardive parce qu’à ce moment on a écrit depuis longtemps de nombreuses Résurrections 2366, et même quelques Passions. Bien que ces dernières soient chronologiquement postérieures aux pièces relatant les apparitions du Christ, on en trouve quelques exemples, pour les plus anciennes, dès le XIIsiècle2367. Cependant, les grandes réalisations des Passions, telles que celles d’Arnoul Gréban ou de Jean Michel, datent plutôt des XVe et XVIe siècles, et c’est pourquoi le texte du poète franco-italien peut être qualifié de précoce.

La tradition littéraire s’exprime à travers des textes de type narratif, des poèmes dramatiques et même des adaptations, sous forme de chansons de geste, de certains épisodes bibliques, même si les remaniements en forme épique concernent surtout l’Ancien Testament2368. Dans tous ces textes, la résurrection du Christ occupe une place de choix.

Les textes de Passion sont très nombreux, et diffèrent par leur forme mais ont tous en commun d’insister sur le sens de la Passion du Christ et sur la Résurrection, bien que les Evangiles soient très discrets sur cette question. De fait, le terme même de « résurrection » n’y est pas employé : à la simple constatation que le tombeau est vide succèdent, dans le Nouveau Testament, les récits d’apparition. A l’origine même, le texte de Marc, le plus ancien, se terminait en 16,8, sur l’évocation du tombeau ouvert et le rendez-vous en Galilée. Il ne comportait donc pas de récit d’apparition2369.

Cette absence s’explique par le fait que le texte était écrit et lu comme une profession de foi et ne visait pas à prouver quoi que ce soit2370 à la différence des apocryphes qui font appel à des témoins oculaires, païens de préférence, du retour de Jésus vivant pour attester la véracité de l’événement. Ainsi, dans l’Evangile selon Pierre, la scène présente une véritable hypotypose de l’apparition :

‘Dans la nuit qui précéda le dimanche, tandis que les soldats relevaient la garde, deux par deux, une grande voix retentit dans le ciel. Et ils virent s’ouvrir les cieux et deux hommes, nimbés de lumière, en descendre et s’approcher du tombeau. La pierre qui avait été placée à la porte roula d’elle-même, et se rangea de côté, et le tombeau s’ouvrit et les deux jeunes gens entrèrent. A cette vue, les soldats réveillèrent le centurion et les Anciens, qui étaient là, eux aussi, à monter la garde. Et quand ils leur eurent raconté ce qu’ils avaient vu, ils virent à nouveau trois hommes sortir du tombeau ; deux d’entre eux soutenaient le troisième et une croix les suivait. Et tandis que la tête des deux premiers atteignait le ciel, celle de l’homme qu’ils conduisaient par la main dépassait les cieux. Et l’on entendit une voix disant des cieux : « As-tu annoncé la nouvelle à ceux qui dorment ? » Et de la croix on entendit la réponse : « Oui. » Ces gens combinaient entre eux d’aller rapporter ces prodiges à Pilate. Ils en débattaient encore, quand on vit à nouveau les cieux s’ouvrir et un homme descendre et entrer dans le sépulcre.2371

La convocation des témoins et la présentation d’événements magiques ou merveilleux sont destinées à illustrer la toute puissance de Dieu. Il s’agit de prouver le mystère de la Résurrection par une écriture du spectaculaire2372.

Dans les textes dramatiques médiévaux, la visée dogmatique s’accroît, comme c’est le cas, par exemple, dans le mystère de la Résurrection du Sauveur. Ce texte du XIIIe siècle est explicite dès le titre : il s’agit de montrer le « mystère fondateur » de la « Résurrection » et d’emblée la clé de lecture est donnée puisque le personnage dont il va être question est présenté a priori comme le « Sauveur ». Le drame a une visée théologique et met à jour le sens de la mort du Christ. Dans ce texte, le procédé didactique de la répétition prend une importance considérable et le jeu, bien que très bref et très lacunaire2373, est entièrement rythmé par le leitmotiv de la résurrection de Jésus. Lorsque Joseph demande le corps du Christ à Pilate2374, il annonce que Jésus ressuscitera :

‘Joseph : « Nepurquant tut relavra il ».
Pilate : « Est-il dunc transi de vie ? »
Joseph : « Oil, bel sire, n’en dotez mie »2375.’

Plus tard, au moment de la déposition de la croix et de la mise au tombeau2376, Joseph affirme encore que Jésus se révèlera à qui l’aura servi :

‘« tut seit il mort,
Uncore nus fera il grand confort [...]
Qui qunques l’avrat fait honur,
Il lui rendra, seez aseür »2377.’

Enfin, quand Cayphe réclame la garde du tombeau2378, il rappelle :

‘« Iceo diseit en son vivant
(Si sunt li plusur mescreant)
Q’il al terz jur releverat.
Mes mult par est fol qui ceo creit.
La sepulture faimes guarder
Que nel vengent li soen embler.
Car il le irreient partut prechant
E par le païs denonciant
Qu’il ert de mort resurs e vifs2379.
Et les soldats fanfarons de reprendre :
Garder alum la sepulture
De Jhesu qui est enseveli
Qui dit qu’il levrat al terz di »2380.’

La version que nous possédons de ce mystère s’achève sur la garde du tombeau, mais la Résurrection du Sauveur est très largement lacunaire.

Si l’on en croit le prologue2381, qui joue le rôle d’une longue didascalie préliminaire et énumère les différents décors nécessaires à la représentation, le texte original devait contenir bien d’autres éléments, tels que la confrontation des soldats avec l’ange de la Résurrection, la descente aux Enfers, l’annonce de l’ange aux trois Marie, ainsi que les apparitions du Christ à Marie Madeleine, aux deux disciples à Emmaüs et à l’ensemble des fidèles en Galilée :

‘En ceste manere recitom
La seinte resureccion
Primerement apareillons
Tus les lius e les mansions2382.’

Or, l’Enfer, les trois Marie, la Galilée et Emmaüs sont tous cités et « disposés sur la scène »2383, ce qui prouve bien que le jeu de la Résurrection ne se comprend pas sans la représentation des apparitions du Christ.

Les mystères de la Passion perpétuent cette tradition et leurs prologues sont riches d’informations. Toujours, ils indiquent les différentes mansions quand ils ne fournissent pas clairement un résumé des événements eux-mêmes. Les 136 premiers vers de la Passion Notre Seigneur n’échappent pas à cette règle et annoncent tout aussi bien les souffrances de Jésus sur terre que l’avènement de son règne :

‘D’Enfer ses bons amis jetta,
Et ou tiers jour resuscita,
Et se monstra, chose est certaine,
Premier a Marie Magdelaine,
Et puis auls autres tuit ensamble2384.’

Ce mystère du XIVe siècle est révélateur de l’évolution du théâtre médiéval. Au fil du temps, les jeux de la Résurrection s’étoffent2385 et les poètes ne s’intéressent plus seulement au sens de la mort du Christ, mais aussi aux souffrances de l’homme sur terre :

‘Tout l’effort des dramaturges du Moyen Age va consister à réunir les mystères liturgiques des cycles de Noël et de Pâques par les épisodes intermédiaires, de manière à constituer une histoire suivie de la Rédemption, qui aura son prologue dans la Création, son épilogue dans l’Ascension et la Pentecôte2386.’

La figure humaine de Jésus crucifié apparaît alors.

C’est ce qui explique que les mystères de la Passion consacrent de facto une place importante à ce qui se passe après la mort du Christ, puisque la description du martyre terrestre ne joue, premièrement, qu’un rôle de cohérence narrative et dramatique. A l’origine, la Passion n’est qu’un élément parmi d’autres d’une histoire suivie qui se veut chronologiquement cohérente, au sein de vastes ensembles narratifs ou théâtraux, et la Résurrection, d’épisode fondateur devient motif dramatique, scène à faire. De la sorte, le genre littéraire des Passions se caractérise par une grande importance donnée aux scènes de la Résurrection, que ce soit par conviction religieuse et visée dogmatique ou par simple goût du spectacle, qu’il s’agisse de poèmes ou de mystères.

Nicolas de Vérone choisit quant à lui de narrer les derniers jours de la vie du Christ au moyen de la forme épique, elle-même marquée par l’outrance, l’exagération et l’hyperbole. Il semblerait donc naturellement amené à donner dans le spectaculaire, et ce d’autant plus aisément que le personnage qu’il célèbre est à la fois humain et divin.

Notes
2366.

Voir par exemple La Résurrection du Sauveur, fragment de jeu, éd. J.‑G. Wright, Paris, Champion, coll. Classiques Français du Moyen Age, 1931 ; le Mystère de la résurrection de nostre Seigneur Jhesucrist et de son Ascencion et de la Penthecoste (Angers, 1456), éd. P. Servet, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, 1993. Voir également Le Grand mystère de Jésus, Passion et Résurrection, Drame breton du Moyen-Age, éd. H. de La Villemarque, Paris, Didier & C°, 1886.

2367.

Le texte le plus ancien attesté a été découvert en 1936 et date de 1160. Il est connu sous l’appellation Passion du Mont Cassin. Voir à ce sujet D.‑M. Inguanez, « Un dramma della Passione del secolo XII », Miscellanea Cassinesse, XII, 1936, p. 7-36 et XVII, 1939, p. 7-55 ; O. Jodogne, « Le plus ancien Mystère de la Passion », art. cit., p. 67-75 ; S. Sticca, « The Montecassino Passion and the origin of the Latin Passion Play », Italica, XLIV, 1967, p. 209-219 ; S. Sticca, The Latin Passion play : its origins and development, State University of New-York Press Albany, 1970, p. 84-121. La Passion des jongleurs date du début du XIIIe s. La Passion du Palatinus remonte au début du XIVe s. De ce siècle datent également la Passion de Semur, la Passion Notre Seigneur et la Passion d’ Autun, éd. G. Frank, Paris, Didot, coll. Société des Anciens Textes Français, 1934. Au sujet de ces textes, voir J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit ., p. 21-48 ; G. Frank, The Medieval French drama, op. cit., p. 125-135 ; E. Roy, Le Mystère de la Passion en France du XIV e au XVI e siècle, op. cit., p. 1-121 ; S. Sticca, The Latin Passion play, op. cit., p. 153-156.

2368.

Voir par exemple Herman de Valenciennes, Li Romanz de Dieu et de sa mère ; Poème anglo-normand sur l’Ancien Testament, éd. P. Nobel, Paris, Champion, 1996 ; Gautier de Belleperche, Pierros du Rié, La Chevalerie de Judas Macchabee, éd. J.‑R. Smeets, Assen / Maastricht, Van Gorcum, 1991.

2369.

Cependant, à l’époque où Nicolas de Vérone rédige sa Passion, les versets 16, 9-20, qui racontent le retour de Jésus à la vie, ont été ajoutés depuis longtemps et font partie intégrante du texte. Ils se retrouvent tout naturellement dans les Passions qui s’en inspirent, d’autant plus qu’au fur et à mesure que le genre se développe, le drame liturgique originel cède le pas à la dramaturgie proprement dite. On peut considérer la Passion des Jongleurs comme la source principale de nombreuses Passions. Ce poème jongleresque est un des plus anciens et on y retrouve la plupart des épisodes canoniques et apocryphes dont la reprise ultérieure quasi-systématique est la preuve même du succès. Jésus meurt et, avant d’être mis au tombeau, visite les Enfers. L’épisode est largement développé (v. 2356-3062) ainsi que celui de la légende de l’étoffe de Sidonie (v. 3185-3478). Le récit s’achève sur la résurrection du Christ, l’évocation des soldats fanfarons et la vision des trois Maries devant le tombeau ouvert (respectivement v. 3531-3776, 3625-3632 et 3777-3894).

2370.

Cette relative objectivité du témoignage se retrouve dans les premiers drames liturgiques qui se contentent de présenter des faits.

2371.

Evangile de Pierre, 35-44, Evangiles apocryphes, op. cit., p. 122-123. Le passage provient d’un fragment grec du Manuscrit de Gizeh (VIe s.).

2372.

Au sujet de la place accordée à la résurrection dans les textes apocryphes, voir P. Létourneau, « Les apparitions du sauveur dans la littérature apocryphe chrétienne », Résurrection, éd. O. Mainville, D. Marguerat, Genève, Labor et Fides, coll. Le Monde de la Bible, 2001, p. 255-275. Voir également Le Livre de la résurrection de Jésus-Christ, éd. J.‑D. Kaestli, Ecrits apocryphes chrétiens, éd. F. Bovon, P. Geoltrain, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1997, t. I, p. 307-356 (il s’agit d’un écrit d’usage liturgique rédigé après le concile d’Ephèse, contenant des traces de tradition archaïque) ; The Gnostic Gospels, éd. E. Pagels, New-York, Vintage Books (Random House), 1981 (monographie de textes chrétiens de tendance gnostique, nouveau genre littéraire presque entièrement consacré à la période des apparitions, appelé « évangile gnostique »).

2373.

Le fragment qui nous est parvenu ne contient que 372 vers.

2374.

La Résurrection du Sauveur, v. 29-88.

2375.

La Résurrection du Sauveur, v. 78-82.

2376.

La Résurrection du Sauveur, v. 186-276.

2377.

La Résurrection du Sauveur, v. 187-192.

2378.

La Résurrection du Sauveur, v. 279 et suivants.

2379.

La Résurrection du Sauveur, v. 282-291.

2380.

La Résurrection du Sauveur, v. 358-360.

2381.

La Résurrection du Sauveur, v. 1-28.

2382.

La Résurrection du Sauveur, v. 1-4.

2383.

La Résurrection du Sauveur, respectivement v. 9, 20, 22 et 23.

2384.

La Passion Notre Seigneur, v. 121-125.

2385.

Le Mystère de la résurrection de nostre Seigneur Jhesucrist et de son Ascencion et de la Penthecoste est un bel exemple de ce processus : cette pièce de 19895 vers et de 150 personnages comprend trois journées. La première commence par les lamentations de Pierre et de Jacques le Mineur puis relate le conseil des diables d’Enfer et la descente de Jésus aux Enfers. La seconde journée est consacrée aux multiples apparitions du Christ (à sa mère, à Marie Madeleine, aux saintes femmes, à Pierre, à Jacques le Mineur, à Joseph d’Arimathie, aux pèleins d’Emmaüs et à ses disciples). La troisième journée retrace plusieurs sermons de Jésus (sur les Dix Commandements, sur les sacrements de son Eglise, sur les principes de la Foi). Le mystère s’achève à la Pentecôte avec la descente de l’esprit saint sur les apôtres.

2386.

E. Roy, Le Mystère de la Passion en France du XIV e au XVI e siècle, op. cit., p. 4.