A partir du moment où le genre des Passions s’étoffe, les pièces sont jouées sur plusieurs journées et mettent en lumière la double nature du Christ par la juxtaposition des différents moments de la vie de Jésus. Celle-ci se divise en plusieurs temps : la vie publique, la Passion, et, après la Résurrection, le temps des apparitions. Ainsi, le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban nécessite quatre jours de spectacle et comprend aussi bien Résurrection et Ascension que création du monde, Nativité et vie publique. De la même façon, la Passion d’Auvergne se déroule sur six ou sept journées dont seules nous sont parvenues celle du ministère de Jésus et celle de la Passion proprement dite2387. Dans ces œuvres, la mise en valeur de l’humanité du Christ découle de la confrontation entre les épisodes successifs de la vie de Jésus et cette construction est directement héritée des Evangiles.
Dans le texte de Marc, ce qui est décisif, c’est la manière dont Jésus meurt. Faisant appel aux psaumes 22 et 692388, l’évangéliste invite à contempler dans l’image du Juste humilié le paradoxe du Fils de Dieu en croix livré par les chefs de son peuple, abandonné des siens, confessé par un centurion, symbole de la venue des Païens à la foi : « Vere homo hic Filius Dei erat »2389. Ce verset est la clé de la christologie de Marc, car dans le Crucifié se rencontrent humanité et divinité. Ainsi est couronnée la démarche de cet évangile qui cherche à montrer que la dichotomie « humain-divin » est dépassée dans le Crucifié2390. Et pour bien souligner la dualité de Jésus, Marc retrace l’histoire du personnage, sa biographie pourrait-on dire, de la naissance à la Passion de cet « homme-fils de Dieu », en passant par l’humanité de sa vie publique. Les débuts joyeux de son ministère contrastent donc avec les souffrances de la fin de sa vie et la Résurrection donne le sens de sa mort. Pour le chrétien, le moment est alors venu de relire les Ecritures.
Nicolas de Vérone connaît cette problématique de la double nature du Christ et la place au cœur de son récit. Le prologue évoque « Dieu »2391 ainsi que « Yesu, le fil de Dieu »2392 et l’épilogue conclut :
‘Seignour, vous che avés oïe e entendueMais le texte franco-italien met en scène le paradoxe de l’humanité du Christ de façon tout à fait originale. En effet, le poète concentre sa narration autour du moment le plus ambigu de la vie de Jésus Christ, celui de sa mort, car c’est bien la mort de l’homme qui révèle le Dieu. Il n’illustre donc pas la double nature de son personnage par la juxtaposition des différents moments de sa biographie.
En revanche, il adapte les textes canoniques au moment de la description de la Cène, qui constitue l’ouverture de son récit :
‘Le fil de l’oume veit ensi cum de suLa source de ces vers se trouve en Luc, 22, 22 : « Filius hominis secundum quod definitum est vadit verumtamen vae illi homini per quam traditur ». Dans le poème franco-italien, le pronom personnel anaphorique du texte de l’Evangile est remplacé par un syntagme qui précise la double nature et l’ambivalence du Christ. Pour Nicolas de Vérone, plus que pour Luc semble-t-il, à ce moment de la narration, Jésus se définit par la coexistence de deux personnages en un seul : l’un humain, qui accepte son sort, suit la prophétie et les Ecritures, et l’autre divin, qui sera trahi et vendu. Ce qui est trahison pour le Fils de Dieu est destin à accomplir pour l’homme. Loin d’escamoter le problème intrinsèque du personnage de Jésus, Nicolas de Vérone le souligne et le met en relief. Il admet la dualité du Christ comme un présupposé nécessaire à la compréhension de son récit.
En outre, il connaît le sens de la Passion et invite dans le prologue à écouter le récit des souffrances de celui qui a peiné pour sauver l’humanité :
‘La grand Passion che porta en paciançeA trois reprises dans les deux premières laisses Nicolas de Vérone rappelle le sens de la Passion du Christ.
Mais, et c’est là que son texte est tout à fait original, à aucun autre moment dans le poème il ne sera plus question du salut des hommes. Les éléments narrés s’inscriront dans le strict cadre défini par ce prologue : la Passion2396et la mort de Jésus2397. Le sujet du texte est bien le récit de la dernière semaine de vie du Fils de Dieu, de ses derniers jours et de sa mort à l’exclusion de tout autre élément. La Passion de Nicolas de Vérone ne relate que les souffrances de l’homme sur terre.
En fait, l’auteur ne se présente pas comme un théologien qui prêcherait pour le salut de ses semblables mais comme un jongleur qui s’adresse à un public2398. Lorsqu’il invite son auditoire à la dévotion, il demande plaisamment : « priés pour Nicholais »2399, parce que dit-il, il n’est pas convenable de prier pour soi2400. Le décalage est saisissant et le prêcheur ne cherche en fait que le salut du poète. Orateur de « maintes istoires »2401, Nicolas de Vérone apostrophe les « Seignour » dès le premier vers et réclame le silence et l’attention avant de commencer son récit. Le trouvère déclare vouloir « fer rementançe »2402 de la Passion du Christ de la même façon qu’il annonçait dans le prologue de la Pharsale qu’il allait « fer rementance / de l’estor de Thesaille »2403. Les termes utilisés sont strictement similaires, ce qui prouve bien que dans l’esprit de l’auteur il s’agit avant tout, dans les deux cas, de faire œuvre de poète et de raconter une histoire. Dans la Passion, le projet avoué du narrateur est de ne pas pousser le récit au delà de la mort du personnage.
Nicolas de Vérone n’ignore pas la Résurrection et y fait allusion à deux reprises dans le poème : une fois lors des annonces prophétiques de Jésus, une autre, à la fin du récit, lors de la mise au tombeau. Pendant la Cène, le Christ prédit à ses disciples :
‘« E pues susciteray, sens nul entechemant,Et lorsque les Juifs réclament la garde du sépulcre, ils précisent :
‘« Recourdés somes che cist faus galilieuPilate accepte la requête et Nicolas de Vérone ajoute : « Mes ja ne vault lour garde, plu cum le foin au feu ». Ce vers 983 est le dernier de la Passion et il laisse la Résurrection en suspens. Annoncée par la prolepse, connue du public aussi bien que de l’auteur, elle ne fait l’objet d’aucun développement ni d’aucune description. Simplement, elle n’intéresse pas Nicolas de Vérone.
L’auteur franco-italien interrompt la narration sur la garde, jugée inutile, du tombeau. Il ne décrit pas la résurrection et son choix de ne mettre en rimes que les événements de la dernière semaine de vie terrestre de Jésus apparaît clairement. Les aspects théologiques de sa résurrection, le sens de ses apparitions, son identification comme vrai prophète et comme messie sont totalement ignorés. C’est la preuve d’une volonté déterminée d’accorder place uniquement au sort des hommes vivants. Le poète s’éloigne ici non seulement des Evangiles canoniques mais également de la tradition des Passions. Sa chanson n’a pas de visée dogmatique et elle ne s’intéresse au personnage de Jésus que tant qu’il est en vie. Seule compte la façon de réagir à sa mort et non pas le sens que prend cette mort dans la religion chrétienne.
Il s’agit de la 3ème et de la 5ème journée.
Marc, 15, 33-41.
Marc, 15, 39.
Voir à ce sujet L. Caza, « Le relief que Marc a donné au cri de la croix », Science et Esprit, 39, 1987, p. 189.
La Passion, v. 17 et 20.
La Passion, v. 6.
La Passion, v. 984-986.
La Passion, v. 204-206.
La Passion, v. 5-6, 10-11 et 24-25.
La Passion, v. 5 et 24.
La Passion, v. 11.
La Passion, v. 23 : « escoutiés », v. 9 et 10 : « vous diray ».
La Passion, v. 18-19.
La Passion, v. 18-22.
La Passion, v. 2.
La Passion, v. 4.
La Pharsale, v. 40-41.
La Passion, v. 275-276.
La Passion, v. 970-972.