Ainsi, les propos du Centurion de la Passion, « Cist fu veraiemant fil dou Dieu poerous »2406, sont réinterprétés pas l’intermédiaire de l’affirmation stoïcienne de la sagesse de Pompée : « Bien fu iluec prové sa vertu e suen valor »2407. La dignité du héros se mesure à l’aune de son attitude face à son assassinat. Mais le martyr chrétien se distingue fortement du vaincu de la Pharsale parce qu’il sait ce que son trépas signifie.
L’omniscience de Jésus est une donnée synoptique et Nicolas de Vérone n’hésite pas à la reprendre à son compte. Sa compilation des quatre Evangiles l’amène à insister sur cette caractéristique du personnage avec une force qu’aucun des textes originaux n’atteint. Dès la Cène, le Christ évoque sa « Passion » et dit à ses disciples : « Un de vous me traira »2408. Ces deux mentions, tirées de Luc2409, sont complétées à la fin de l’épisode par une annonce prophétique héritée de Marc et Matthieu :
‘« Plus ne sera par moy fruit de vie beüPlus tard, lors de l’interrogatoire par Cayphe, Jésus sait qu’il est destiné au paradis et avant d’expirer sur la croix, il promet une destinée heureuse au larron qui se repent :
‘« Nepourquant je te di che ancour tu veiraisL’insistance sur les certitudes du Christ, qui lui rendent le trépas aisé, est propre à l’épopée franco-italienne et ne se limite pas à une simple compilation de leur évocation dans les différents Evangiles.
En effet, le poète n’hésite pas à leur adjoindre cinq mentions totalement originales. A ce titre, l’ouverture de l’épopée est particulièrement intéressante parce que, dans sa recherche de cohérence narrative, chronologique et géographique, Nicolas de Vérone justifie le passage de Jésus à Efrem avant le début de sa Passion :
‘Yesu, che ce2412 savoit par ferme verité,Le héros sait déjà que les Juifs veulent le mettre à mort mais le temps n’en est pas encore venu et son exil dans le désert, loin d’être une dérobade, n’est qu’une attente du moment opportun :
‘Pues, pour voloir nous armes torner a saoveté,Ces précisions, tout autant temporelles que significatives du sens du martyre du Christ, n’ont aucune correspondance dans le texte biblique à ce moment du récit. Ainsi, le personnage se caractérise par son omniscience et il accepte sa mort d’autant plus facilement qu’il en connaît le sens.
Dans l’exposition de la chanson de geste, le poète franco-italien rappelle cette profession de foi à deux autres reprises sans qu’il ne soit, là encore, contraint par les œuvres synoptiques :
‘« Che as pobres aurés a servir grand seison,Le discours aux apôtres, largement amplifié par rapport aux annonces prophétiques connues, est à nouveau répété lors de l’épisode du lavement des pieds. En effet, la laisse X qui lui est consacrée est construite comme une combinaison de Jean, le seul à décrire l’événement2416, et de Matthieu, pour la comparaison avec le pasteur et ses brebis, la prédiction de la Résurrection et le serment de fidélité de Pierre2417. Mais pour assurer le changement de source, Nicolas de Vérone introduit un vers de transition qui lui est propre : « Qar le pont de ma fin vient dou tot aproçant »2418.
Le processus est strictement identique lors de l’agonie à Gethsémani où la triple prière de Jésus2419 s’achève sur un vers hérité de Matthieu aussitôt complété d’une explication proprement franco-italienne :
‘« Car l’oure vient qe vous tretous seul me leirésConvaincu d’accomplir une destinée exceptionnelle dès le début du poème, le Christ s’en remet avec confiance aux arrêts divins et aux nécessités de l’Ecriture2421 parce qu’il est persuadé que son règne terrestre n’est que temporel et que son heure de gloire arrivera après sa mort. Il connaît précisément la façon dont il expirera et sait qu’il ressuscitera. Dès lors, ses derniers instants de vie sont fondamentalement différents de ceux de Guron de Bretagne qui « ne pensoi[t] mie a la gran mesceüe / Che a [lui] sourvint le jour »2422. Pourtant, malgré ses certitudes, le Christ est « trist » sur la croix2423.
Ce sentiment l’éloigne irrémédiablement de la sagesse de Pompée qui, bien que n’étant assuré d’aucune survie post-mortem, quitte la vie sans mélancolie aucune. Dans la Pharsale, les vers qui décrivent les derniers instants du chef armé sont une traduction quasi littérale du texte source, qui renvoie lui-même directement au poème de Lucain avec une fidélité exemplaire pour cet épisode2424. Le héros ne faiblit à aucun moment parce qu’il est heureux de son trépas et s’en réjouit. L’épopée franco-italienne est plus précise que la chronique en prose puisque Pompée, qui est « fiers » dans les Fet des Romains, affronte le danger « cum liés fron » dans la chanson de geste. Nicolas de Vérone réactualise donc l’esprit du poème de Lucain dans lequel Pompée est « felix »2425. Alors que le héros épique dépasse sa condition et que le martyr chrétien consent à sa Passion, le sage stoïcien éprouve du bonheur à mourir. Le dépassement de soi et le mépris de la douleur dont font preuve Roland à Roncevaux ou Vivien aux Aliscans s’expliquent par le désir que ne soit pas chantée de « male chanson » à leur sujet. L’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et la recherche d’une gloire posthume l’emportent sur la maîtrise de soi qui ne requiert aucune condition extérieure mais bien une seule exigence personnelle car l’accueil que l’on réserve à la mort ne dépend que de la volonté individuelle. C’est la raison pour laquelle Pompée s’exhorte à mourir dignement, quand Settimus lève la main sur lui :
‘« Or para s’tu saurais bien morir sens freor.Ce contentement ressenti face au trépas est propre à la philosophie antique et se retrouve développé dans l’épopée du Véronais qui narre de façon strictement symétrique la mort de Pompée et celle de Domice.
La seconde s’en trouve considérablement amplifiée par rapport à la compilation médiévale. Cent vers lui sont consacrés, depuis la prise de conscience d’une issue fatale jusqu’à l’expiration du héros2427 et Nicolas de Vérone relate deux échanges dialogués entre César et sa victime alors qu’un seul vient du texte source2428. Surtout, le poète franco-italien insiste à quatre reprises sur le bonheur de mourir :
‘« Ay diés !, puis qe dei la mort prandre,Cette grâce rendue aux dieux, cette acceptation réjouie de la mort est un élément tout à fait original dans l’épopée. La figure exemplaire du guerrier romain que propose Nicolas de Vérone répond à la demande pressante d’Epictète : « Montre-moi donc un stoïcien, je n’en demande qu’un. Un stoïcien, c’est-à-dire un homme qui, dans la maladie, se trouve heureux, qui, dans le danger, se trouve heureux, qui, mourant, se trouve heureux… »2430. Le Domice franco-italien parvient à cette exigence de vertu absolue et le personnage historique, transformé en héros épique par la chronique en prose, devient le type même du sage stoïcien dans la chanson de geste du Véronais. Les propos de l’esclave antique, mort en martyr mais en homme libre, trouvent un écho inattendu et totalement inédit dans la Pharsale de Nicolas de Vérone.
L’idéal de dépassement de soi présent dans les légendes épiques a été remplacé par un idéal de pouvoir sur soi. La douleur et la mort sont désormais méprisées au nom d’un contrôle total des émotions et des sentiments. La mort n’est pas effrayante et la sagesse consiste à l’accepter comme un événement qui ne dépend pas de nous, que l’on subit d’une âme égale. Peu importe dès lors que l’on périsse assassiné « da si vil boiseor » ou après un combat glorieux contre « Cesar miesme, le vailant pugneor »2431 puisque, dans tous les cas, la mort est l’expression d’une volonté qui nous dépasse. Il ne reste alors qu’à suivre les desseins divins :
‘« Se tu eis desmembré e mort cum tel iror,La référence à une souveraineté supérieure, absente des Fet des Romains 2433, n’est pas le fait d’une simple christianisation du personnage, mais bien plutôt celui de l’expression d’un nexus causarum prédéterminé qu’il convient de respecter. Cette interprétation de l’attitude du héros mourant est identique à celle qui préside à l’agonie de Domice qui « rent merci as diés » de mourir avant que César ne soit victorieux2434.
A deux reprises dans son texte, Nicolas de Vérone ajoute l’idée que le contentement éprouvé face à l’adversité répond à une nécessaire adhésion à l’ordre du monde. De la sorte, la peinture des trépas de Domice et de Pompée semble illustrer le précepte de Marc Aurèle : « Ne méprise pas la mort, mais fais-lui bon accueil comme étant une des choses voulues par la nature »2435.
***
*
La Passion de Nicolas de Vérone est totalement originale parce que les souffrances du Christ sont narrées pour elles-mêmes sans que soient développés ni leurs antécédents ni leurs prolongements. Le poète franco-italien n’explique pas les causes de la condamnation de Jésus et ne donne pas de sens théologique à la mort du Fils de Dieu. Conformément au projet annoncé dans le prologue, il se contente de relater les événements de la dernière semaine de vie du Christ et de décrire les tourments de l’homme sur terre, en s’en tenant aux textes canoniques et apocryphes les plus répandus. Il échappe ainsi à la logique de création des Passions dramatiques qui s’inspirent non seulement des Evangiles mais aussi des autres mystères déjà existants.
Nicolas de Vérone connaît la tradition évangélique et la problématique de la double nature du Christ. Mais il omet la résurrection, non seulement parce qu’il se désintéresse du surnaturel chrétien et des manifestations divines mais aussi parce que son héros est présenté comme le protagoniste central d’un récit et non pas comme un Dieu. Cet artifice rhétorique permet au trouvère de concilier un averroïsme clairement présent dans la seule peinture de personnages païens (sarrasin ou romain) avec la prétention poétique de versifier une Passion du Christ. La narration de la chanson franco-italienne s’achève logiquement à la mort du personnage principal.
Pour qui s’en remet à la Pharsale et à la Prise de Pampelune, c’est le signe que le poète se préoccupe seulement de la vie des hommes sur terre et que dans le monde ainsi présenté, il n’y a pas de place possible pour une gloire post-mortem ni pour un quelconque devenir des âmes. Dans les Fet des Romains, dont il s’inspire pour la Pharsale, le récit ne s’achève pas après la mort de Pompée puisque la chronique historique narre les aventures de César, heureuses et malheureuses, jusqu’à son assassinat. De même, dans les textes épiques, la mort du personnage principal a des conséquences nombreuses et la narration ne cesse pas avec l’expiration de Roland par exemple. Or, dans les textes de Nicolas de Vérone, la mort de Jésus et de Pompée, personnages principaux, n’a aucune suite narrative directe et les deux chansons s’achèvent une fois le héros mis en terre. Cet écart par rapport aux sources dont le poète s’inspire est significatif d’un esprit particulier de l’épopée, lui-même dépendant d’une vision du monde tout à fait originale.
Pharsale, Prise de Pampelune et Passion témoignent donc d’une poétique personnelle, inscrite dans un temps humain, que l’on peut définir comme une écriture de la vie terrestre. La tendance à la disparition de l’après-mort glorieuse explique que le salut de l’âme envisagé par les personnages soit associé à la recherche d’une gloire terrestre. Le poète franco-italien propose une nouvelle interprétation de la Passion du Christ ainsi que de l’épopée : l’homme s’épanouit désormais au sein de ses propres limites et seule dépend de sa volonté l’attitude réservée aux événements qui s’imposent à lui. En ce sens, les héros de Nicolas de Vérone sont plus des sages stoïciens que des saints chrétiens2436.
C’est que la philosophie antique et la religion monothéiste divergent dans la conception de la mort elle-même. Si Jésus ne s’en effraie pas et la juge nécessaire, Pompée et Domice l’accueillent avec bonheur2437. D’un côté, le christianisme est entièrement déterminé par la mort, « le Christ rayonne autour de la mort, n’existe que pour et par la mort, porte la mort, vit de la mort »2438. De l’autre, le stoïcisme apparaît comme une « propédeutique à la mort »2439, une morale pratique dont la sagesse est un exercice permanent de préparation à cet événement crucial qui ne dépend pas de nous : le trépas. Permettant l’avènement de la conscience individuelle comme réalité suprême, la mort est le moment culminant de l’affirmation de l’individu. C’est pourquoi elle est vécue avec contentement2440.
La Passion, v. 904.
La Pharsale, v. 3014.
La Passion, v. 191 et 192.
Luc, 22, 15.
La Passion, v. 215-216, Marc, 17, 25, Matthieu, 26, 29.
La Passion, v. 481-484 et v. 818-819. Ces vers sont respectivement une traduction de Luc, 22, 67-70 et Luc, 23, 43.
Il s’agit de la décision des grands prêtres de la mettre à mort.
La Passion, v. 67-73.
La Passion, v. 76-78.
La Passion, v. 105-106 et 134-139.
La Passion, v. 248-279 ; Jean, 13, 1-20.
La Passion, v. 271-279 ; Matthieu, 26, 31-33.
La Passion, v. 270.
La Passion, v. 309-338 ; Matthieu, 26, 36-46.
La Passion, v. 334-336. Le vers 334 est une traduction de Matthieu, 26,46 ; les vers 335-336 sont totalement originaux.
Voir par exemple la Passion, v. 246-247.
La Prise de Pampelune, v. 3569-3570. Voir également le v. 3513.
La Passion, v. 534. Voir également les v. 303-304.
La Pharsale, v. 3002-3045 ; les Fet des Romains, p. 564, l. 9-p. 565, l. 12 ; Lucain, De Bello civili, VIII,v. 610-636.
Les Fet des Romains, p. 564, l. 21 ; la Pharsale, v. 2937 ; Lucain, De Bello civili, VIII, v. 630.
La Pharsale, v. 3028-3032.
La Pharsale, v. 1646-1748.
Les Fet des Romains, p. 534, l. 24-p. 535, l. 11.
La Pharsale, v. 1650-1651, 1711, 1734 et 1745-1746.
Epictète, Entretiens, II, 49.
La Pharsale, respectivement v. 3029 et 3032.
La Pharsale, v. 3033-3034.
Les Fet des Romains, p. 565, l. 2-3 : « Se tu ies desmenbrés piece a piece, si te puez tu totevoies tenir por boeneürex ». Pompée est certes heureux de mourir, mais il ne reconnaît pas ce fait comme une nécessité du destin.
La Pharsale, v. 1745.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IX, 3, p. 147.
Voir à ce sujet A.‑J. Festugière, « Le sage et le saint », La Vie intellectuelle, XXVII, 1934, p. 390-408.
Sur le bonheur du sage voir M.‑B. Ingham, La vie de la sagesse, op. cit., p. 70-76.
E. Morin, L’Homme et la mort devant l’histoire, op. cit., p. 226.
E. Morin, L’Homme et la mort devant l’histoire, op. cit., p. 269.
Au sujet de la différence entre christianisme et stoïcisme sur la façon d’envisager la mort, voir E. Morin, L’Homme et la mort devant l’histoire, op. cit., p. 223-240 et 269-270. Sur l’attitude des stoïciens face à la mort, voir A. Bridoux, Le Stoïcisme et son influence, op. cit., p. 190-194 ; V. Delbos, Figures et doctrines philosophiques, op. cit., p. 76-83 ; J. Brun, Le Stoïcisme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, n° 770, 11ème édition, Février 1992., p. 79-110.