L’univers dépeint par Nicolas de Vérone exclut toute expression d’une quelconque transcendance divine et le cadre des aventures chantées est restreint à un environnement strictement humain alors que les épopées françaises, en particulier celles du cycle de Charlemagne, et la tradition évangélique accordent une large place au surnaturel et en font un des éléments du sens à donner à l’œuvre qui s’accompagne, la plupart du temps, d’un idéal de dépassement de soi. Ce dernier pousse le héros à chercher les limites de sa condition humaine, voire dans le cas de Roland, Guillaume ou Vivien, à tenter de s’en affranchir pour accéder à la sainteté.
A l’inverse, les héros franco-italiens ne sont pas des créatures douées d’une résistance surhumaine ou de pouvoirs surnaturels même si leur bravoure force l’admiration. L’auteur de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion fait le choix d’une épopée résolument humaine puisque les personnages vivent dans un monde privé des révélations merveilleuses et gardent toujours conscience de leur finitude. Ils évoluent dans un univers profondément violent où les passions s’exacerbent et, confrontés à la mort, ils doivent adopter une attitude adéquate, digne d’eux et de l’idéal tel qu’ils se le représentent. Leur trépas les fait passer du statut de bon guerrier à celui de héros exemplaire ou de sage.
S’inspirant des légendes épiques et utilisant le cadre formel de la chanson de geste pour narrer la guerre en Thessalie et les événements de la semaine Sainte, Nicolas de Vérone est amené à représenter des scènes de martyres, que ces dernières soient ou non dictées par les sources contraignantes qu’il utilise. Mais alors que les différents épisodes de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion permettent la mise en place des morts édifiantes, force est de constater que les agonies des personnages prennent un sens différent de celui qu’elles avaient dans les textes hagiographiques, les Vies de Saints ou les épopées carolingiennes.
En effet, qu’il s’agisse de la mort du Christ, de celle de Pompée, de celle de Domice ou de celle de Guron de Bretagne, la description de l’agonie du personnage n’a aucune suite narrative : le trépas de Domice demeure anecdotique parmi les nombreuses victimes de la guerre civile, Guron n’est pas vengé, Fortune ne se retourne pas contre César et Jésus ne revient pas à la vie. Les héros bénéficient d’une sépulture, mais après leur mise en terre, le silence s’impose.
Pourtant, le poète connaît l’intégralité des Fet des Romains mais il ne conserve, de cette vaste chronique en prose, que les événements qui concernent la guerre civile en Thessalie. Et dans la narration de cette lutte fratricide, il ne s’intéresse qu’à la période de la vie de Pompée de la même façon qu’il ne retranscrit, à partir des Evangiles, que la Passion de Jésus. La très large amputation du récit de la « Fuite et Mort de Pompée », ainsi que l’omission de la résurrection et des apparitions du Christ, sont le signe que pour le poète franco-italien les personnages ne sont dignes d’intérêt que tant qu’ils sont en vie.
La mort des héros est présentée de façon originale chez Nicolas de Vérone en ce sens que la gloire terrestre s’évanouit au moment du trépas. La destruction de leur corps, qui leur fait perdre leur statut humain, leur ouvre la voie non plus du martyre héroïque mais de la sagesse stoïcienne. Alors que César incarne l’idéal épique ancien et ne veut pas périr « a guise de vilan »2441, l’héroïsme de Guron de Bretagne est complexe et évoque aussi bien la Passion du Christ que la constance d’Epictète ; Pompée s’oblige à mourir dignement bien qu’il soit frappé par un coup des plus vils et Domice meurt content. Une fois l’agonie des personnages racontée avec minutie, le trouvère ne fait état d’aucun devenir post-mortem des champions qu’il a chantés. Leur martyre se fait laïc et philosophique.
L’attitude de l’homme face à sa propre mort révèle son héroïsme : il sied à Domice, Guron, Pompée et Jésus de quitter le royaume terrestre sans peur ni regret. Pour autant, dans les œuvres du poète franco-italien, les chevaliers et les martyrs ne sont plus promis à une gloire éternelle et leur âme ne semble plus assurée d’aucune survie. La mort apparaît donc comme le terme au delà duquel rien ne se produit et cette présentation exclusivement physique et biologique de la mort fait souffler un puissant vent de nouveauté sur la littérature épique.
La mort est toujours exemplaire mais elle ne débouche plus sur une quelconque sanctification parce que l’idéal héroïque n’implique plus d’affranchissement de son humanité. L’esthétique du dépassement, qui définit le chevalier, cède la place à une esthétique du pouvoir sur soi où le supplice des personnages n’est récompensé d’aucun salut dans l’au-delà explicitement évoqué.
C’est que l’idéal humain de grandeur n’est plus strictement lié au dépassement de soi mais est au contraire irrémédiablement ancré dans l’espace terrestre. Le chevalier et le saint sont, tout comme le Roland et l’ermite de l’Entrée d’Espagne, deux entités nettement distinctes2442. De la sorte, le saint est celui dont la vie, et non plus la mort, a été exemplaire2443. Cela vient du fait que l’importance accordée à la vie terrestre a changé. Le passage des hommes au monde n’apparaît plus comme une étape possible de leur épanouissement - qui ne se réalisera qu’avec l’apothéose et la mort - mais devient le lieu unique de leur éventuel avènement. L’homme recherche désormais non plus la sainteté mais la sagesse. L’idéal humain revendiqué est celui d’une maîtrise de soi stoïcienne.
La Pharsale, v. 57.
Voir à ce sujet J.‑C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? », art. cit., p. 303-316.
Voir à ce sujet A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Ecole Française de Rome, B.E.F.A.R, 241, 1981 (2ème éd. revue et mise à jour : 1988), p. 187-203.