Chapitre 3 :

Vertu du sage et sagesse humaine

L’étude morale de l’œuvre de Nicolas de Vérone a révélé une hésitation constante entre dogme chrétien et philosophie stoïcienne. Cela s’explique par la proximité de certains thèmes et la convergence de notions telles que l’humilité et l’ascèse. Mais on a vu que le poète franco-italien n’hésite pas à favoriser un héritage antique par rapport à une culture canonique.

Ainsi, sa position philosophique est originale et réinterprète les principes des Pères de l’Eglise. Ce n’est sans doute pas sans quelque ironie que le trouvère concilie Passion du Christ et averroïsme doctrinal. C’est le fait de l’influence arabe incontestable qui règne dans les milieux universitaires padouans au XIVe siècle. Tout comme Marsile de Padoue, dont il a probablement lu le Defensor pacis, l’auteur de la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion s’attache à démontrer la toute puissance de l’homme.

Cette foi en l’esprit humain, proche des conceptions humanistes, renvoie aux modes de pensée de la Stoa dans le sens où les adeptes du Portique ont une totale confiance en l’homme et en ses capacités pour parvenir à l’idéal moral qu’il se fixe. Les poèmes franco-italiens célèbrent comme vertu première la modération et valorisent la mesure. Il en va ainsi de Roland qui explique dans l’Entrée d’Espagne :

‘« Par trop mus estre n’est nul home sené
E por trop dir ne vient il pais lohé.
Home qi veult parlant estre honoré
Dou poi, dou trop doit estre amesuré »2444.’

Cette sentence qu’il délivre au sultan, « en le lengaje persans »2445, semble directement traduite de l’Ethique à Nicomaque telle qu’elle apparaît dans le florilège médiéval d’Aristote : « Omnis virtus consistit in medio, scilicet inter defectum et excesum »2446.

Or, Nicolas de Vérone se détache de l’apologie du juste milieu au profit d’un idéal plus ambitieux qui pousse les personnages à maîtriser non seulement leur corps mais aussi leurs passions. L’exigence morale stoïcienne se définit comme un travail sur soi qui permet d’atteindre l’impassibilité. Il s’agit de brider ses émotions et de parvenir au détachement. Le bonheur est à ce prix.

Pour le sage, il est possible d’atteindre la béatitude en faisant le départ entre les événements qui dépendent de nous et les autres. En supportant d’une âme égale tout ce que l’on ne peut influencer, on s’approche de la sagesse en ce que le respect de cette marche du monde s’inscrit dans la nature humaine. Cela ne signifie pas que l’homme soit privé de liberté. A l’inverse, c’est précisément parce que l’adhésion à l’univers dépend exclusivement de lui qu’il peut exercer son libre arbitre. Ainsi, le stoïcisme de Nicolas de Vérone apparaît comme un manifeste de la volonté individuelle à l’encontre des théories de l’élection par la grâce divine.

Les exigences de la morale antique sont grandes et le courtisan en a largement conscience. A cet égard, il propose dans son œuvre une parénétique, une philosophie optative qui ne prescrit ni ne proscrit rien. A côté de la vertu absolue du sage, il ménage alors une place pour un idéal humain plus accessible, une sagesse individuelle, domestique et quotidienne.

Notes
2444.

L’Entrée d'Espagne, v. 12280-12283.

2445.

L’Entrée d'Espagne, v. 12277.

2446.

J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., article 12, inspiré de l’Ethique à Nicomaque, livre II, sentence n° 38 , p. 235.