a/ L’emprise des passions : peur, démesure, colère, impulsivité

Depuis Virgile, « degeneres animos timor arguit »2450 et les héros épiques se doivent d’être insensibles à ce sentiment vil. L’image du chevalier sans peur est profondément ancrée dans notre culture occidentale si bien que J. Delumeau en a fait le point de départ de son essai sur la peur en Occident, expliquant que le guerrier est d’autant plus valeureux qu’il risque sa vie dans des combats inégaux2451.

C’est précisément cette aptitude à ne s’effrayer de rien qui fait de Guron de Bretagne le champion idéal pour une mission aussi périlleuse que la nouvelle ambassade auprès de Marsile après la pendaison de Basin et Basile. Ganelon convainc le conseil avec un argument qui va en ce sens et propose de choisir, pour s’adresser à l’ennemi, quelqu’un qui

‘« ne soit esfraï
A defandre nous droit […]
che ne soit esbaï
A fer ceste ambasee »2452.’

L’écho entre les deux adjectifs, à la rime de la même laisse, à quelques vers d’écart, leur très grande proximité phonétique et sémantique ainsi que le parallèle entre les deux constructions du complément de l’adjectif qui font apparaître un enjambement, montrent à quel point l’absence de peur est une qualité requise pour le chevalier qui veut servir l’armée de Charlemagne. L’argument est décisif puisque Guron est choisi, malgré les réticences de Roland.

De fait, cet ambassadeur ne s’effraie en aucune circonstance : qu’il tombe dans une embuscade, soit attaqué en combat singulier, doive répondre à Marsile ou l’amener à la négociation, son attitude est toujours identiquement sereine. L’accumulation des précisions au sujet de sa constance est elle-même significative de l’importance que lui accorde le poète. Guron supporte les agressions extérieures « sens fer cere esperdue », « ja mie ne fu esbaïs », il « n’avoit doutançe ne peour », « pour doutanze d’auchun n’estoit pont eperdu », il conclut un pacte avec son ennemi « sens aucune peour » et « sa mein mist sens peor ne esfroi / Sour la Marsille »2453.

La qualité de chevalier « sans peur » est proprement épique et Domice, en passant de la chronique à la chanson de geste, acquiert cette faculté d’ignorer l’effroi. Le trouvère franco-italien modifie la source dont il s’inspire à cet effet, de sorte que son personnage n’en apparaît que plus valeureux et digne d’éloge. Domice « ne mes non oit paür de mort a suen vivens »2454 et fait preuve d’un courage exemplaire face à la mort. Nicolas de Vérone insiste :

‘Cist Domicius en la vie peçable,
Pour dotance de mort, non fist çouse smaiable2455.’

A l’inverse, les Fet des Romains ne mentionnent pas cette caractéristique du protagoniste2456. La chronique en prose présente même un Domice effrayé au moment où il est défait de son cheval. Lors de cet épisode, le texte précise que le Romain « fu toz espoentez »2457 mais Nicolas de Vérone, qui décrit les actions héroïques d’un champion, passe sous silence cet aspect des choses et se contente d’évoquer le « grand duel » du héros devant la perte de son destrier2458. La réaction du personnage est la directe conséquence de la disparition de l’animal mais Domice ne s’apitoie sur son propre sort ou ne s’effraie de son avenir à aucun moment. En outre, son « duel » n’est en rien démonstratif ou démesuré.

Cette catégorisation des individus en fonction de leur propension à ressentir et manifester de la peur est déjà présente dans le manuscrit V13 où l’effroi que laisse percevoir Pépin participe de la condamnation morale du personnage :

‘Li rois l’oï si froncì li gregnon,
De gran paüre ven roso cun un carbon,
Ne le voria eser par tot l’or del mon2459.’

De la même façon, la quiétude de Guron s’oppose à la peur de Timides dont le nom semble révélateur. Lorsque le champion païen voit son compagnon Ayquin mort, il comprend qu’il perdra le combat. Son trouble, qui s’apparente à une peur de la mort, est alors très manifeste : « ond mout s’espoentoit / Timidés », repris au début de la laisse suivante par : « Fortment s’espoenta Timidés sens mentir ». A nouveau lorsque Guron l’attaque, le Païen « mout fu en grand esfrois » 2460. Cette épouvante interdit au champion de Marsile toute prétention à l’héroïsme. Par là, le Sarrasin se distingue nettement de son adversaire.

L’antagonisme est classique, mais il n’est sans doute pas fortuit qu’il s’accompagne, dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, d’une célébration toute stoïcienne du pouvoir sur soi. A plusieurs reprises, Guron de Bretagne semble parfaitement maître de ses émotions. Il ne s’emporte jamais, ne rougit ni ne blêmit jamais, et cette constance émotionnelle est d’autant plus remarquable que l’auteur a pris soin de confronter le héros à des personnages mus par des sentiments violents, voire extrêmes. Ainsi, le calme du champion français s’oppose à la colère de Maozeris. Incapable de modération, le père d’Ysorié apparaît souvent « tout d’ire caus », parlant « con vois irascue »2461.

C’est que les rôles sont assez traditionnellement répartis entre Chrétiens valeureux et Païens condamnables dans l’épopée carolingienne de Nicolas de Vérone. Mais la représentation de cette différence trouve une expression nouvelle dans la peinture des sentiments des personnages face à leurs adversaires. Ayquin, guerrier sarrasin, fait preuve d’une habileté et d’un courage dignes de louange et manifeste sa fougue non sans démesure :

‘Enfautra suen roid espli agus,
Droit ver Guron se mist a loy d’ome irascus ;
E Guron che de lu ne se doutoit dous festus
Se mist vers lu broçant le detriés esleüs2462.’

Il est alors significatif qu’à l’ire guerrière d’Ayquin réponde la tranquille assurance de Guron qui ne s’effraie pas de voir son adversaire le charger : « Quand Guron l’oit veü, ja mie ne fu esbaïs »2463.

L’héroïsme militaire se redéfinit dans les textes du poète franco-italien. Envoyé en ambassadeur auprès de Marsile, Guron transmet le message de Charlemagne. Mais la lettre de l’empereur ne plaît guère à son rival qui ordonne à ses hommes de s’emparer des Chrétiens et de les pendre2464. Immédiatement, « Guron trei[s]t tantost suen buen brand » et « feri primier »2465 : la rapidité de sa réponse, qui fait que les ennemis éprouvent ses qualités guerrières avant sa diplomatie, permet au héros d’échapper au sort de Basin et Basile. Cependant, pour vive qu’elle soit, la réplique de Guron n’est pas excessive. Elle se distingue en cela de l’état d’esprit des hommes de Marsile : « As armes cororent Païens a grand furour »2466. La fortitudo guerrière cède le pas à une ardeur contrôlée et maîtrisée. De cette façon, le héros chrétien incarne une forme de pouvoir sur soi qui rappelle le nihil mirari stoïcien et le furor ne s’applique plus qu’aux Infidèles : « Un visage où la colère est empreinte est tout à fait contre nature »2467. Pour les philosophes du Portique, la colère est un signe de faiblesse qui fait de l’homme un non-sujet, le ravalant au rang de la femme et de l’enfant sans raison, voire à celui de l’animal2468.

Constamment mené par son impulsion, Maozeris se définit par des réactions souvent très rapides et très intenses. Cette capacité à passer en permanence d’une émotion à une autre lui est tout à fait propre. Le personnage n’est pas tant condamnable parce qu’il éprouve des sentiments humains tels que la haine, l’ire, la douleur ou la colère, que parce qu’il est sans cesse balancé entre deux attitudes. Nicolas de Vérone dépeint fréquemment les agissements de son personnage comme une précipitation. Au début du texte par exemple, après avoir renoncé au baptême, le fugitif réagit immédiatement aux propos de l’écuyer qui tente de le retenir et, en trois vers seulement, il rougit, le frappe et le tue :

‘Qand l’amirant l’oï, plus vint rous qe coral
E feri le valet de la lanze un cous tal
Che mantinant le fist ceoir mort oa teral2469.’

Non seulement la conjonction de coordination « e » au début du vers 747 marque la précipitation des événements, mais encore l’enjambement qui vient disjoindre les deux termes du comparatif invite à une lecture qui ne ménage pas la moindre pause poétique ou narrative. L’adverbe « mantinant » au vers suivant souligne une nouvelle fois la continuité directe entre les différents éléments de la narration.

Ce terme est récurrent lorsqu’il s’agit de décrire les actes de Maozeris, qu’il affronte Basin et Gaudin qui viennent de le rejoindre sous l’arbre où il attendait son fils, ou qu’il fuie pour échapper à Roland :

‘Tot mantinant sa lanze en poing repris.
*
Tot mantinant enver un bois guenci2470.’

Son attitude face à la mort de Salemon illustre également la promptitude de ses sentiments : « De lu venzier pensa, sens nul terme querir »2471. Est-ce la pensée qui est immédiate, ou la nécessité de venger son compagnon ? Les deux lectures sont possibles et dans les deux cas la conclusion est similaire : le père d’Ysorié ne connaît pas la patience. La mêlée avec Basin et Gaudin est expéditive et en 17 vers seulement tous les motifs du combat épique sont évoqués : état d’esprit des combattants, attaque à la lance, bris de l’arme, inutilité du bouclier, mort d’un guerrier, coup presque mortel, chevalier désarçonné, assaillant leurré et abandon de la lutte2472. Lorsque Maozeris quitte le combat, croyant Basin mort, il se retire « iriés plain de venin »2473.

Dans la Prise de Pampelune, Maozeris se caractérise par son aptitude à disparaître physiquement d’un épisode à l’autre. Cette tendance est manifeste dès le préambule où, après avoir hésité à sacrifier son fils endormi, il décide de fuir. Il s’attaque alors à l’écuyer, le tue et s’éloigne du camp de Charlemagne. Il affronte ensuite Ysorié, qui l’a rejoint, avant de se retirer dans les bois et de n’en ressortir que pour mettre l’empereur en difficulté au mont Garcin2474. Le quatrième engagement l’oppose à Guron de Bretagne, qu’il laisse moribond2475 et le cinquième, aux douze Pairs dont il tue les chevaux2476. Enfin, dans un dernier sursaut guerrier, il se bat contre Roland et s’échappe dans la forêt2477. Entre deux affrontements, le roi païen s’enfuit systématiquement dans la « lande obscure »2478 où il semble se ressourcer, ce qui lui permet à chaque fois de revenir enhardi et de tenter un nouveau combat plus audacieux que le précédent pendant lequel il représente un plus grand danger pour son adversaire.

Cette relation particulière aux forces de la nature fait de Maozeris un personnage instinctif et primaire, proche de l’animal, qui ne peut ralentir ou retenir sa fuite. C’est le propre d’un guerrier pleutre inapte à l’héroïsme épique. Mais c’est également le signe de la soumission aux passions. De la sorte, le Sarrasin ne peut pas non plus prétendre à une quelconque sagesse. Incapable de raisonner, de se tempérer, de se modérer, Maozeris est sans cesse mené par ses émotions. A chaque fois qu’il doit prendre une décision, c’est l’affectivité qui guide le personnage. En effet, le lien passionnel qui l’unit à Marsile explique nombre de ses réactions. Maozeris lui-même insiste sur le sentiment humain et affectif qui le lie à l’ennemi de Charlemagne en faisant toujours précéder son patronyme du possessif « mien » : ainsi, il évoque « mien sire » ou « mien seigneur »2479 et précise que Marsile le « paramoit tant »2480. Ce verbe, intensif de « aimer », est révélateur de la relation particulière des deux rois païens, d’autant plus forte que la mère d’Ysorié est la sœur de Marsile2481 et que l’amour du père pour son enfant est sans borne.

Ainsi, Nicolas de Vérone propose une nouvelle interprétation du personnage de Maozeris : celui qui suit ses pulsions et son instinct, celui qui fuit dans la forêt n’est pas seulement veule mais aussi et premièrement incapable de se maîtriser. En cela, il témoigne d’une absence de sagesse stoïcienne, entendue comme un idéal de pouvoir sur soi. L’héroïsme s’interprète désormais comme une vertu dont l’élément principal est la maîtrise de son corps et de ses émotions. Il convient de ne pas se laisser affecter par les événements extérieurs.

Notes
2450.

Virgile, Enéide, IV, v. 13.

2451.

J. Delumeau, La Peur en Occident, op. cit., p. 3.

2452.

La Prise de Pampelune, v. 2726-2727 et 2736-2737.

2453.

La Prise de Pampelune, respectivement v. 3584, 3423, 3108, 3110, 3101 et 3225-3226.

2454.

La Pharsale, v. 1548.

2455.

La Pharsale, v. 1551-1552.

2456.

Les Fet des Romains, p. 531, l. 32-p. 532, l. 18.

2457.

Les Fet des Romains, p. 533, l. 21.

2458.

La Pharsale, v. 1645.

2459.

Bovo d’Antona, v. 2119-2121.

2460.

La Prise de Pampelune, v. 3484-3485, 3487 et 3529.

2461.

La Prise de Pampelune, v. 3642 et 3576.

2462.

La Prise de Pampelune, v. 3383-3386.

2463.

La Prise de Pampelune, v. 3423.

2464.

La Prise de Pampelune, v. 3046-3048.

2465.

La Prise de Pampelune, v. 3050 et 3052.

2466.

La Prise de Pampelune, v. 3069.

2467.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 24, p. 117.

2468.

Voir à ce sujet C. Casagrande, S. Vecchio, I sette vizi capitali. Storia dei pecati nel Medioevo, Torino, Einaudi, 2000, p. 65 et 66. Sur l’histoire de la colère au Moyen Age voir p. 67-69.

2469.

La Prise de Pampelune, v. 746-748.

2470.

La Prise de Pampelune, v. 947 et 1183.

2471.

La Prise de Pampelune, v. 1896.

2472.

La Prise de Pampelune, v. 988-1005.

2473.

La Prise de Pampelune, v. 1005.

2474.

La Prise de Pampelune, v. 1620-1800.

2475.

La Prise de Pampelune, v. 3510-3732.

2476.

La Prise de Pampelune, v. 4519-4545.

2477.

La Prise de Pampelune, v. 4886-4945.

2478.

La Prise de Pampelune, v. 2009.

2479.

La Prise de Pampelune, v. 632, 652 et 656.

2480.

La Prise de Pampelune, v. 641.

2481.

La Prise de Pampelune, v. 642 : « Q’il te dona sa suer, de qoy ais un enfant ».