a/ Les marques du deuil

Dans la Pharsale, lorsque le héros vaincu revient auprès de sa femme, Nicolas de Vérone propose un tableau très visuel de la scène et les deux personnages ont des attitudes totalement opposées : Cornélie, « de dolor tote descoloree »2546, manifeste une souffrance excessive alors que Pompée, digne et statique, « entre ses brais la straint »2547. Ce sobre témoignage de tendresse, qui est répété2548, contraste avec l’agitation de l’épouse affligée :

‘Lour brixe ses ceveus e tot sa vesteüre,
Sa face enpaloïst e suen cler vis se scure,
Enver terre se pasme la noble enzedreüre.
Non croy qe Dejenire fust en greignor torture,
Qand hoÿ la novelle qe seul por sa facture
Estoit tué suen sir, la persone seüre,
Cum fu Cornelian por la mesaventure
Q’ert encontree Pompiu enver la giant tanfure2549.’

L’accablement de Cornélie et son expression appartiennent à la tradition légendaire de l’histoire de la guerre civile depuis les Fet des Romains jusqu’aux Fatti di Cesare. En effet, dans la chronique française tout comme dans le récit italien, la protagoniste s’évanouit :

‘Lors li failli li cuers et tot li membre, et chaï pasmee, jut grant piece a la terre conme morte […] En pasmoison, ele gisoit conme morte2550.

Lo dolore la strinse sì forte, che cadde tramortita2551.’

Cependant, de façon plus originale, le poète franco-italien compare cette détresse au désarroi de Déjanire qui comprend, trop tard, qu’elle a involontairement tué son époux en cherchant à raviver son amour. L’allusion au personnage mythologique favorise le rapprochement entre univers épique et destinée tragique et fait de Cornélie une héroïne comparable à celle des Trachiniennes de Sophocle2552.

Mais Pompée reproche à sa femme de s’affliger trop ouvertement de cette défaite et ses remontrances participent d’une logique de l’intériorisation des sentiments. Le discours qu’il prononce alors est sensiblement différent de celui qui se trouve dans les Fet des Romains, même si le contenu paraît identique : le poète franco-italien insiste davantage sur le côté visible de l’affection, qui choque en premier lieu Pompée, comme en témoignent les termes « esmaee », « esgaree », « veray », « tel plaint e tel dolor », « langor », « plor »2553 ainsi que la répétition du verbe « motrer »2554. A l’inverse, dans la chronique en prose, le héros a lui-même la « face assez triste »2555 et c’est précisément la tristesse affichée de Pompée qui console Cornélie. Il en va différemment dans la Pharsale où c’est son discours qui la réconforte parce qu’il ne montre pas de désarroi et « ensi de nef o la fiere figure »2556. Son insensibilité inébranlable est celle des héros qui savent contenir la peine qu’ils éprouvent ou sont étrangers à tout sentiment excessif. Tel est le cas de Guron de Bretagne dans la Prise de Pampelune qui, devant la mort de son compagnon Andriais, « dolour en oit coraus »2557 sans manifester visiblement son affliction. Le sentiment existe, mais la sobriété des termes choisis par le poète pour le désigner mérite d’être soulignée. Aucune manifestation hyperbolique de deuil n’accompagne cette mort, et le contraste est grand, avec la réaction de Cornélie. Guron ne change pas de couleur, ne pleure pas, ne s’évanouit pas, ne se laisse pas emporter par une soif inconsidérée de vengeance. Il se contente d’éprouver une sobre douleur.

C’est la raison pour laquelle le héros de la Pharsale dénonce le chagrin de son épouse. Il lui paraît, non seulement outrancier, mais encore inadapté à la situation :

‘« Qe daomaçe avés vos eü en cist estor
Qe vous motrés des hor tel plaint e tel dolor ?
Fame ne doit plorer ne motrer nul langor
De tant qe suen mari est vis por nul tenor ;
Mes pois, quand il est mort, la doit motrer suen plor »2558.’

Pompée reproche à sa femme d’être plus triste que s’il était mort et il est vrai que la réaction de Cornélie s’apparente en tous points aux manifestations traditionnelles de deuil et n’est pas moins démonstrative que lors de l’assassinat de Pompée par Settimus où elle « chiet pasmee e suen vis paloÿ »2559. De fait, pâmoison, cheveux arrachés et complainte sont les motifs attendus de la détresse féminine2560 ainsi que de l’affliction des guerriers face à la perte de leurs compagnons. Dans la Chanson de Roland, ils s’appliquent aussi bien à Bramimonde devant les blessures de Marsile qu’à Charlemagne regrettant la mort de Roland :

‘Trait ses chevels, si se cleimet caitive,
A l’altre mot mult haltement s’escriet.
*
Trait ses crignels, pleines ses mains amsdous2561.’

Ces expressions formulaires sont constitutives des épisodes pathétiques des chansons de geste et remontent au Haut Moyen Age. A cette époque, le deuil était fondamentalement extériorisé et démonstratif2562 et « la coutume extrêmement répandue de [l’] accompagner de gestes et de manifestations exacerbées »2563. Or, dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, Cornélie éprouve, au retour de son mari, une douleur comparable à celle provoquée par la perte d’un être cher. Mais il est tout à fait surprenant que la description même du trépas des protagonistes s’éloigne des canons stylistiques hérités des légendes épiques.

En effet, les poèmes franco-italiens de la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion comportent une dénonciation implicite de l’outrance des manifestations de deuil qui s’appliquent, dans le dernier texte, aux réactions des mauvais Juifs face aux miracles survenus à la mort du Christ. Après l’expiration du Seigneur2564, le voile du temple se déchire, le centenier et ses hommes, effrayés, sont alors convaincus de la divinité de Jésus et la foule fuit :

‘Lour la prese dou pople ch’en paleis, non escous,
Orent veüs ceus signes mout furent dolorous
E tournerent arier com homes coroçous,
Fierant soy pour li pis, clamant soy maleürous.

Fierant soy e batant celle giant maleüree
Retourna dens la ville coroçouse e iree,
Pour celle grand mervoille che fu a lour demotree.
Long da la crois remist de dames grand aunee
Che sivi avoient Jesu de Galilee2565.’

En cette occasion, Nicolas de Vérone présente deux attitudes nettement distinctes face à la mort. D’un côté, le peuple est constitué de ceux qui ont besoin de signes merveilleux pour admettre que Jésus est le fils de Dieu2566. De la sorte, ils sont « dubitous », « spaürous », « dolorous », « coroçous » et finalement « maleürous »2567 des prodiges qui accompagnent sa mort. Il est particulièrement intéressant que cette dernière expression, identique à celle qui accompagne la mort de Guron de Bretagne dans la Prise de Pampelune 2568, et traditionnellement utilisée dans la représentation épique du deuil, soit ici associée à un sentiment totalement nouveau : les hommes se déclarent « maleürous » et frappent leur poitrine non par douleur face à la mort d’un proche, mais parce que le trépas de celui qu’ils ont persécuté représente une menace pour eux. Dès lors, le geste, associé à l’expression de la peur, n’exprime plus la sincérité de la peine ressentie. Face à la foule des incrédules qui s’enfuient dans la précipitation, les « dames » ne bougent pas et leur immobilité, représentée par le verbe « remist », est le signe de leur affliction vraie. Leur silence s’oppose à la clameur des Juifs apeurés et la sobriété de leur souffrance évoque la retenue des sages parce que douleur sincère et douleur exubérante sont antinomiques.

Les femmes de la Passion ressentent une profonde affliction face à la crucifixion du Christ : elles vont « pleurant menant grand duel » et font un « grand ploreïs ». Jésus les voit « plurer de cuer perfont » et n’est pas insensible à la douleur de sa mère qui « pleuroit »2569 plus que les autres :

‘Tant fesoit grand lament e grand duel sens mentir,
Ch’il ne i fu tant dur cuer, tant fier ne plain d’aïr,
Cui ne venist pieté a cil lament oïr2570.’

Mais une fois que le Christ a donné Jean pour fils à sa mère, celle-ci cesse de pleurer2571, de même que les Galiléennes se taisent après le discours réconfortant de leur seigneur : « Files Jerusalem sour moy ne plurés pont »2572. Au moment de la mort de Jésus, elles ont acquis, grâce aux enseignements de qui les a guidées, la réserve des âmes nobles.

Elles se distinguent par là des hommes de Charlemagne qui ne savent contenir leur émoi au moment de la mort de Guron de Bretagne, dans la Prise de Pampelune. Lorsque le chevalier mourant arrive auprès des siens, les Français le reconnaissent « a mout aut cri »2573. Le héros accepte sa mort avec simplicité, sans mouvement d’émotion excessif et son attitude contraste avec le deuil très démonstratif et les déplorations hyperboliques de la foule :

‘Lor leva por tout l’ost le dolour et le hu :
Pour amour de Guron cescun, joune e zanu,
Aloit batant ses paumes, clamant soy malestru2574.’

La représentation traditionnelle du deuil est accentuée par la double mise en valeur stylistique et poétique : la périphrase du vers 3828 en « aler + gérondif » est intéressante parce que le verbe recteur n’est énoncé qu’une fois bien qu’il ait deux sens différents selon le gérondif qui le suit. « Aler batant ses paumes » signifie que les Chrétiens se déplacent tout en frappant leurs mains l’une contre l’autre : le verbe « aler » garde donc sa valeur de mouvement, et la forme en –ant précise les modalités de ce mouvement. En revanche, le deuxième hémistiche du vers, organisé autour de la forme « clamant », efface toute notion de déplacement : le verbe « aler », associé à un verbe de parole, ne conserve que l’aspect duratif. Il y a donc une syllepse au cœur de la périphrase, syllepse qui fait passer du désordre et de l’agitation des compagnons de Guron qui tous, sans méthode, manifestent leur douleur, à la vision d’un empereur figé et abattu par la tristesse quelques vers plus loin, « dolant »2575. Les premiers « fesoient si grand duel qu’il ne seroit creü »2576 quand le second, immobile, dans une attitude de pietà, « de dens siens brais […] / Tenoit le cors Guron »2577 de la même façon que « Tenoit Pompiu sa fame stroitement enbracee »2578.

Notes
2546.

La Pharsale, v. 2264.

2547.

La Pharsale, v. 2260.

2548.

La Pharsale, v. 2263.

2549.

La Pharsale, v. 2247-2254.

2550.

Les Fet des Romains, p. 547, l. 5-7 et 12-13.

2551.

Les Fatti di Cesare, XX, p. 224.

2552.

Sophocle, les Trachiniennes, éd. J. Irigoin, Paris, Belles Lettres, coll. Collection des Universités de France, 2002, scène 7, v. 663-821. L’héroïne se donne la mort scène 9, v. 863-946.

2553.

La Pharsale, respectivement v. 2267, 2285, 2300, 2310, 2311 et 2313.

2554.

La Pharsale, v. 2275, 2280, 2310, 2311 et 2313.

2555.

Les Fet des Romains, p. 547, l. 15.

2556.

La Pharsale, v. 2241.

2557.

La Prise de Pampelune, v. 3669.

2558.

La Pharsale, v. 2309-2313.

2559.

La Pharsale, v. 3078.

2560.

Sur cet aspect de la tristesse, voir Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté. Deuil et savoir au féminin dans la littérature médiévale, Genève, Droz, 2000, p. 57-63.

2561.

La Chanson de Roland, v. 2596-2597 et 2906.

2562.

Voir à ce sujet P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, op. cit., p. 57.

2563.

C. Treffort, L’Eglise carolingienne et la Mort, christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1966, p. 81. Les longues listes d’interdictions des textes règlementaires et canon témoignent de la diffusion de ces manifestations démesurées de détresse. Voir à ce sujet les p. 77-84.

2564.

La Passion, v. 890.

2565.

La Passion, v. 905-913.

2566.

Voir par exemple les « signes » du v. 906 qui reprennent les « signes merveilous » du v. 901.

2567.

La Passion, v. 902, 903, 906, 907 et 908.

2568.

La Prise de Pampelune, v. 3828 : « clamant soy malestru ».

2569.

La Passion, v. 748, 823, 749 et 824.

2570.

La Passion, v. 850-852.

2571.

La Passion, v. 859-864.

2572.

La Passion, v. 751.

2573.

La Prise de Pampelune, v. 3773.

2574.

La Prise de Pampelune, v. 3826-3828.

2575.

La Prise de Pampelune, v. 3833.

2576.

La Prise de Pampelune, v. 3830.

2577.

La Prise de Pampelune, v. 3833-3834. Voir également le v. 3825 : « En brais a l’empereur ceÿ mort estendu ».

2578.

La Pharsale, v. 2263.