b/ Le planctus

Tout se passe comme si l’exubérance de la démonstration révélait l’insincérité du sentiment. De même que les pleurs de Cornélie sont, aux yeux de son époux, la marque de la fragilité de son amour, la douleur muette de Charlemagne remplace l’outrance du planctus. De fait, ce motif rhétorique, que P. Zumthor définit comme un « passage exprimant la douleur ressentie par un personnage en présence du cadavre d’un compagnon d’armes »2579, est très peu représenté dans les chansons de Nicolas de Vérone : peu nombreux, les planctus sont réduits à leur plus simple expression.

La Chanson de Roland, cadre de l’analyse de P. Zumthor, contient sept planctus principaux, tous prononcés par des guerriers, pour un total de 160 vers. Constitués d’un motif narratif et d’un motif lyrique, ils assument une fonction pathétique et développent des éléments récurrents tels que la souffrance hyperbolique de celui qui découvre son ami mort ou l’incomparable valeur du héros défunt. Ainsi Charlemagne s’apitoie sur le corps de Roland :

‘« Amis Rollant, de tei ait Deus mercit !
Unques nuls hom tel chevalers ne vit
Por granz batailles juster e defenir.
La meie honor est turnet en declin […]
Ami Rollant, Deus metet t’anme en flors,
En pareïs, entre les glorius !
Cum en Espaigne venis a mal seignur !
Jamais n’ert jurn que de tei n’aie dulur.
Cum decarrat ma force e ma baldur !
N’en avrai ja ki sustienget m’onur ;
Suz ciel ne quid aveir ami un sul !
Se jo ai parenz, n’en i ad nul si proz »2580.’

Les protagonistes s’en remettent à Dieu, évoquent la mère patrie, promettent de venger les outrages subis avec la même régularité qu’ils s’arrachent les poils de la barbe ou tombent en pâmoison.

Dans Raoul de Cambrai, quand Guerri, oncle de Raoul, trouve son neveu mort, il s’évanouit sur le corps du baron, puis se lamente :

‘« Beaus niés », dist il, « ci a male raison !
Ja voi je la le bastart Berneçon,
Que adobastes a Paris el donjon :
Il vos a mort par mauvaise achoison.
Mais, par celui qui sofri Passion,
Se ne li trai le foie et le poumon,
Je ne me pris vaillant un esperon »2581.’

De la sorte, la rhétorique de la souffrance et les motifs et formules des planctus sont largement diffusés dans la littérature épique, qu’il s’agisse de la Chanson de Guillaume, de la Prise d’Orange ou de Gormond et Isembart 2582.

Or, le seul planctus développé de l’œuvre de Nicolas de Vérone est celui qui entoure la mort de Domice2583 et il témoigne davantage de la valeur du héros défunt que de l’émotivité de celui qui le regrette. En outre, il est directement hérité de la source contraignante et met en avant des qualités nouvelles du chevalier telles que sa sagesse et sa discrétion2584. Divisée en deux temps et prononcée par deux interlocuteurs qui se répartissent ainsi les différents motifs usuels, la lamentation prend un caractère nouveau. Anelius, cousin du défunt, jure de prendre vengeance et regrette la vaillance exceptionnelle du chevalier :

‘« Ay cuisin ! » feit il, « la flor des combatans
Est perdue dou tot, quand estes mort gisans.
Se çe n’en prand venjance anchuy a mes dos mans,
Jamés nen quer tenir honor ne zasemans
Ne entrer en bataille ne porter garnimans »2585.’

Dans la bouche de Pompée, ce thème connu se retrouve associé au besoin de franchise et de liberté de Rome, et c’est plus inattendu :

‘« Onque vetre paril ne vit home vivans.
Se de tiels chivalers eüst Rome auquans,
Bien poroit sa franchise mantenir longemans »2586.’

Ainsi, le planctus devient l’occasion de rappeler l’enjeu du combat tout autant que de pleurer un guerrier hors du commun.

Cette reconnaissance post-mortem de la valeur du héros gisant est le seul topos rhétorique récurrent dans les trois planctus que contient l’œuvre de Nicolas de Vérone. Au début de la Prise de Pampelune, lorsque Naimes perd son cousin, il se contente de dire :

‘« Je ai grand perte feite –cui ch’en soit mal ou bon –
Quand mien cuisin est mort par si feite ocheison »2587.’

C’est également le cas lorsque Charlemagne s’apitoie sur la mort de Guron de Bretagne :

‘« Grand duel nous est creü
Quand un tiel chivaler nous est ensi tolu.
Ancour se je poray, sera il mout cier vendu »2588.’

Mais à chaque fois, seule une douleur intérieure et morale est évoquée sans que les personnages n’extériorisent leur chagrin. Même lorsqu’il décrit l’état d’esprit de Pompée, profondément affecté, le poète utilise une formule vague2589 qui ôte au deuil toutes les « démonstrations excessives et spontanées »2590 qui le caractérisaient auparavant. Dans les trois épopées franco-italiennes, le planctus se réduit à son schème narratif au détriment de son développement lyrique. Les personnages constatent le décès de leurs proches avec une grande retenue et intériorisent leurs sentiments, tout comme les stoïciens préconisaient : « Quelqu’un perd-il son fils ou sa femme ? Il n’est personne qui ne dise : C’est dans l’ordre humain »2591.

A ce titre, il est remarquable que la Passion ne comporte pas de planctus Mariae à la mort du Christ. En effet, bien que n’appartenant pas à la tradition testamentaire, le thème est très largement diffusé au Moyen Age2592. Le personnage de Marie, présent dans tous les mystères médiévaux, occupe souvent une place centrale et sa douleur et ses lamentations sont très développées. Dès le XIIe siècle, Li Romanz de Dieu et de sa mèred’Herman de Valenciennes raconte la vie et la mort non seulement de Jésus mais également de celle qui l’a engendré. La figure de la mère souffrante est alors prépondérante, comme elle l’est par exemple, à la même époque, dans le Dialogus Beatae Mariae et Anselmi du Pseudo Anselme2593. C’est encore le cas dans la Passion des Jongleursoù la plainte de Marie au pied de la croix2594 est une copie, presque mot pour mot, des strophes 7 à 36 du Regrès Notre Dame de Huon le roi de Cambrai2595. Le poème narratif du Livre de la Passion, quant à lui, multiplie les interventions de la Vierge tirées pour la plupart du Liber de Passione Christi et doloribus et planctibus matris ejus de saint Bernard2596.

Les sources sont donc extrêmement nourries et la tradition littéraire y puise fréquemment aussi bien en France qu’en Italie. Toujours, Marie pleure la mort de son fils2597 et certains critiques n’hésitent pas à parler de « Passion de la Vierge »2598. Ainsi, la Passion d’Auvergne se conclut singulièrement sur une extase de Marie après ses longues lamentations et ses adieux à son fils2599. Pour sa part, Jacopone da Todi consacre une lauda entière au Pianto della Madonna 2600 qui s’achève comme il se doit sur un cri de douleur :

‘« Figlio, l’alma t’è ossita ! – figlio de la smarrita,
Figlio de la sparita, - figlio mio attossicato !
Figlio bianco e vermiglio, - figlio senza simiglio ;
Figlio, a chi m’appiglio, - figlio, pur m’à lassato!
O figlio bianco e biondo, - figlio, volto iocondo,
Figlio, ate la gente – malamente tractato !
Joanne, figlio novello, - mort’è tuo fratello,
Sentito agio’l coltello – che fo profetizato:
Che morto ha figlio e mate, - de dura morte afferrate.
Trovarse abbraccecate – mate e figlio a un cruciato ! »2601

Ce jeu lyrique du XIIIe siècle se déroule essentiellement dans le cœur de la Vierge meurtrie et les épisodes de la Passion n’en fournissent que le cadre.

Or, malgré l’importance du culte marial, Nicolas de Vérone choisit de ne pas dépeindre l’affliction de celle qui voit mourir son seigneur. Le poète franco-italien consacre à peine une trentaine de vers aux déplorations de Marie face à la crucifixion2602, qu’il répartit en trois prises de paroles distinctes : le personnage s’adresse tout d’abord à son fils, puis à Marie Madeleine et enfin à Marie Cleophé2603. En revanche, au moment de la mort du héros, la Vierge demeure résolument muette et impassible. Entre la mise en croix et l’expiration, Marie acquiert une sagesse digne de la philosophie antique qui lui permet de ne pas manifester sa peine.

Le héros païen de la Prise de Pampelune est incapable d’une telle maîtrise de son affliction. En effet, la sensibilité exacerbée de Maozeris fait de lui une victime de ses sentiments plus qu’un monstre sanguinaire, même s’il n’hésite pas à se montrer cruel, féroce et violent. Toute l’habileté de Nicolas de Vérone consiste à faire de lui un personnage pathétique parce que trop humain. La multiplication de ses monologues déploratifs l’atteste. De longueur variable, ils sont tous marqués par une forte tonalité exclamative et les interjections y sont nombreuses : « Ay las moi ! ceitis e maleoi ! », « Ay ceitis, maleuré e dolant ! », « Ay las e pezable ! », « Ay Pampelune ! », « Ay Maomet ! »2604. En moins de mille vers, entre l’arrestation du protagoniste et son départ définitif du camp de Charlemagne, l’auteur a recours à sept reprises à cet artifice rhétorique pour dépeindre sa douleur2605. La répartition chronologique et thématique de ces prises de parole qui n’attendent pas de réponse est révélatrice des différents centres d’intérêt majeurs du personnage : les deux premiers monologues sont consacrés au regret d’avoir abandonné son Dieu et son seigneur Marsile, les quatre suivants ont Ysorié pour thème central et le dernier synthétise la douleur d’avoir perdu sa ville et de se sentir abandonné de Dieu. Après cet ultime lamento le roi païen ne se plaindra plus : toute la tension dramatique du personnage est alors concentrée au début de la chanson, moment où Maozeris doit effectuer de nombreux choix.

Notes
2579.

P. Zumthor, « Etude typologique des planctus contenus dans la Chanson de Roland », La Technique littéraire des chansons de geste, op. cit., p. 219. Sur les planctus dans l’épopée voir également M. Wilmotte, L’Epopée française, op. cit., p. 118 et 127-131 ; A. Micha, « Le discours collectif dans l’épopée et le roman », art. cit., p. 813, 817-818 et 820 ; J. Rychner, La Chanson de geste, op. cit., p. 129.

2580.

La Chanson de Roland, v. 2887-2890 et 2898-2905. Voir également les v. 1854-1867, 2027-2030 et 2207-2214 (planctus de Roland sur Olivier), 2252-2258 (planctus de Roland sur Turpin).

2581.

Raoul de Cambrai, v. 3167-3173.Pour d’autres planctus dans cette œuvre, voir les v. 2551, 3167, 3249, 3308, 3379, 3490, 3558, 3666 et suivants.

2582.

Voir par exemple la Chanson de Guillaume, v. 1932 et suivants, Gormond et Isembart, éd. B. Panvini, Parme, Pratiche Editrice, coll. Biblioteca medievale, 1990,v. 470, 530-545, la Prise d’Orange, éd. C. Régnier, Paris, Klincksieck, 1969, v. 1669, 1704-1716.

2583.

La Pharsale, v. 1757-1764 et 1770-1774.

2584.

La Pharsale, v. 1759 : « Ay loial consiler e discret e sazans ! », les Fet des Romains, p. 535, l. 15 : « bons chevaliers loiax, discrez et sages ».

2585.

La Pharsale, v. 1770-1774.

2586.

La Pharsale, v. 1762-1764.

2587.

La Prise de Pampelune, v. 42-43.

2588.

La Prise de Pampelune, v. 3835-3837.

2589.

La Pharsale, v. 1757 : « por poy non perd le sans ».

2590.

P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, op. cit., p. 57.

2591.

Epictète, Manuel, XXVI, p. 218.

2592.

Voir à ce sujet : S. Sticca, The Latin Passion play, op. cit., p. 122-133 ; J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit ., p. 625-663. K. Young trace toute l’évolution de la plainte depuis l’Evangile de Nicodème dans The Drama of the Medieval church, Oxford, The Clarendon Press, 1933, I, p. 492-518.

2593.

Sur ce texte, voir A. Neff, « The Dialogus Beatae Mariae et Anselmi de Passione Domini : Toward an attribution », Miscellanea Francescana, vol. 86, n° 1, 1986, p. 105-108.

2594.

La Passion des Jongleurs, v. 1750-2125.

2595.

Huon le roi de Cambrai, Li Regrès Notre Dame, éd. A. Langfors, Helsingfors, Paris, Champion, 1907, strophes 7-36.

2596.

Le Livre de la Passion, v. 1446-1592, 1855-1896 et surtout 2013-2056. Voir également Pseudo-Bernard, Liber de Passione Christi et doloribus et planctibus matris ejus, éd. A. Migne, Patrologie Latine, CLXXXII, 136.

2597.

Voir par exemple la Passion du Palatinus, v. 969-989 et 1071-1115.

2598.

Voir à ce sujet E. Roy, Le Mystère de la Passion en France du XIV e au XVI e siècle, op. cit.,p. 75-94. L’expression est appliquée à la Passion de Semur dans laquelle l’importance du rôle de Marie est très significative.

2599.

La Passion d’Auvergne, respectivement v. 4225-4588, 3445-3771 et 3991-4182.

2600.

Jacopone da Todi, Il Pianto della Madonna, éd. M. Bonfantini, Le Sacre rappresentazioni italiane, raccolta di testi dal secolo XIII al secolo XVI, Milan, Bompiani, 1942, p. 62-68.

2601.

Ce sont les derniers vers de la lauda, p. 68.

2602.

La Passion, v. 825-855. La laisse commence par une évocation de la douleur des trois Maries et s’achève sur le discours de Jésus à sa mère lui confiant Jean comme fils.

2603.

La Passion, respectivement v. 831-838, 840-842 et 846-849.

2604.

La Prise de Pampelune, respectivement v. 630, 639, 724, 772 et 779.

2605.

La Prise de Pampelune, v. 630-637, 639-668, 694-703, 714-717, 724-733, 760-762, et 772-791.