De la sorte, dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, la manifestation externe des émotions ne s’applique qu’aux personnages négatifs et le fait est particulièrement intéressant. Ainsi, le motif du changement de couleur du visage ne se borne pas à une formule rhétorique ou à une cheville de versification. La colère qui fait rougir et la douleur qui rend blême n’ont pas la moindre prise sur les héros exemplaires et la schématisation est au service d’une morale plutôt illustrée par des tableaux qu’énoncée par des prescriptions.
Les émotions ressenties par Maozeris sont toujours vécues physiquement : il « rogi cum coral » en voyant arriver les secours de l’empereur, fait « ciere smarie » devant la perte d’un de ses compagnons et « suen vis paloï[t] »2606 lorsqu’on lui parle de Guron. Marsile, quant à lui, éprouve une profonde colère face à la missive de Charlemagne :
‘Quand Marsile entendi la letre aou roi Çarllon,Ce sentiment se double d’une grande agitation lorsque le roi païen observe la sérénité de Guron de Bretagne :
‘Quand Marsille l’oÿ, si mua la colourDans la Pharsale, César pleure2609 et « De pieté q’il oit si fist la face paille »2610. Dans la Passion, Judas pâlit au moment où il prend conscience de son péché. Le poète insiste sur cette métamorphose de son visage en la répétant mot pour mot dans le vers de conclusion et d’intonation de deux strophes successives :
‘Quand vid Judas che’ou fil de Dieu le roy sopranCet enchaînement de laisses par une reprise à l’identique du dernier hémistiche est unique dans la Passion 2612 et ce n’est pas le fait du hasard. Attribuant à tous ses personnages négatifs les mêmes caractéristiques, le poète ne précise pas toujours le teint de la peau, se contentant parfois d’expressions vagues telles que « mua la colour » ou « çança »2613, parce que le seul processus de changement affectif visible est à lui seul caractéristique d’une absence de maîtrise de soi.
Les héros de Nicolas de Vérone cherchent à ne rien laisser voir de leurs états d’âme parce qu’ils aspirent à n’en plus éprouver. Le cheminement du démonstratif au ressenti est poussé à son terme et le sage tend à ne plus être la cible des passions. Cette volonté d’apatheia s’exprime par la constance de son teint, s’accompagne d’une sagesse de l’impassibilité et enjoint à l’homme de ne s’étonner de rien.
Les trois épopées franco-italiennes font apparaître une nette distinction entre deux catégories de héros : ceux qui laissent libre cours à leurs souffrances et ceux qui, au contraire, savent les maîtriser. La peine qui se montre ou qui se dit, celle de Cornélie ou de Maozeris, s’oppose à celle qui se ressent mais ne s’extériorise pas.
Expression épique et rhétorique de la douleur, le motif du planctus est fort peu représenté dans les poèmes du Véronais. On en dénombre seulement quatre et ils se réduisent à quatre thèmes : valeur du chevalier perdu, lien de parenté, peine ressentie et besoin de vengeance. En outre, la souffrance éprouvée est essentiellement morale et elle ne se manifeste plus visiblement.
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Dans deux contextes bien différents, celui de la douleur morale et celui des démonstrations de force, Nicolas de Vérone propose une même morale de l’intériorisation des sentiments2614. Inspiré par la philosophie antique, le trouvère dénonce toute douleur exacerbée et Cornélie essuie les reproches de son mari, conformément à l’esprit du texte source.
Lorsque Pompée fait des remontrances à sa femme, il fait l’apologie de cette affliction muette et énonce des principes moraux présents dans toute l’œuvre de Nicolas de Vérone et non pas seulement dans la Pharsale. Il devient alors un reflet du Christ lui-même rassurant les femmes de Galilée et confiant sa mère à Jean. Ainsi, les personnages sont autant de porte-parole du poète et de sa philosophie : ils permettent au lecteur de généraliser les enseignements de différentes situations rencontrées au fil des textes.
En effet, il est significatif que le poète parvienne à adapter le genre épique à de tels impératifs de modération : le motif rhétorique du planctus disparaît des récits guerriers et le fait est tout à fait singulier. Dans le même temps, les combats eux-mêmes sont moins bruyants et moins visibles parce que la retenue s’impose comme idéal premier.
C’est que la portée morale de l’œuvre de Nicolas de Vérone transcende toute contrainte générique. Les héros ne laissent plus voir leurs passions parce qu’ils n’en éprouvent plus. En dehors des situations proprement douloureuses et belliqueuses, les protagonistes de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion illustrent la quête des sages stoïciens et leur prétention d’apatheia, dont le mutisme et la constance du teint deviennent les expressions poétiques.
La Prise de Pampelune, respectivement v. 1984, 1890 et 2870.
La Prise de Pampelune, v. 3029-3030.
La Prise de Pampelune, v. 3107-3110.
La Pharsale, v. 1102.
La Pharsale, v. 906.
La Passion, v. 711-714.
Dans la Prise de Pampelune, deux enchaînements se rapprochent de cette reprise sans pourtant que les hémistiches ne soient strictement identiques comme dans la Passion : « Ond la giant saracine fu mout resvigorie. / Mout fu resvigorie celle giant desloial », v. 2173-2174 et « Fu Maozeris mout dolant. / Dolant fu Maoçeris », v. 4911-4912.
La Prise de Pampelune, v. 3107 et 3109.
De la même façon, les stoïciens distinguent mal moral et mal physique. Voir à ce sujet R. Müller, Les Stoïciens, op. cit., p. 97-100.