1/ Vérité évangélique et destinée humaine

Dans la Passion, Nicolas de Vérone adopte un point de vue tout à fait original et novateur en n’insistant pas sur le sens de la mort du Christ et en réduisant les diverses marques de la transcendance divine à de simples points d’ancrage de la narration. Bien plus, il systématise l’interprétation de la Passion selon laquelle le calvaire du Christ répond à la nécessité d’accomplissement de ce qui avait été annoncé, caractéristique de l’Evangilede Matthieu, et multiplie à l’envi les références à l’Ancien Testament.

Matthieu évoque une prédiction de Jérémie au moment original de la mort de Judas2617 ; Nicolas de Vérone la reprend à son compte2618 et introduit, dans le récit de la trahison du Christ, une autre annonce du même prophète, absente des Evangiles2619. Il y adjoint un avertissement de David, lui aussi totalement inédit2620. Zacharie, Ysaïe, Job, Moïse, Daniel apparaissent comme autant d’autorités ayant envisagé, aux « temps ancionaus »2621, le martyre de Jésus2622. Ainsi, les coups portés au fils de Dieu sont légitimés par les anticipations de pas moins de trois prophéties distinctes2623.

Mais alors que le texte de Matthieu, écrit pour une communauté aux prises avec la société pharisienne, insiste sur les signes de l’avènement d’un monde nouveau, avec un vocabulaire proprement apocalyptique2624, le poème de Nicolas de Vérone accentue l’idée d’une nécessité d’accomplir ce qui est préétabli. Tout au long de la Passion, cette idée est récurrente et les multiples mentions de la « Scriture »2625 et de ce qui « est escrit de long temps »2626 se combinent avec celle d’une obligation de suivre le chemin annoncé :

‘« Fa tost ce che dois fer ».
*
« Ch’il se convient complir sens long delaiemans
Ce ch’est escrit de moy de grand tens ancians ».
*
« Con seroit la Scriture aemplie, che aemplir convient,
De moy, chi ensi feïst ? »
*
Aprés, par consumier la Sriture primiere,
Il dit lour : « Sicio ».2627

Qu’il s’agisse de permettre à Judas d’accomplir son forfait, de se rendre aux Juifs, de reprocher à Pierre d’avoir tranché l’oreille de Malchus ou de mourir selon les modalités prédéfinies, Jésus se contente de respecter une voie toute tracée. C’est que les Ecritures se définissent comme l’expression d’une destinée qui doit se réaliser.

A ce titre, le poète introduit dans son œuvre à deux reprises la notion de vérité : il s’en remet à la « veraie Scriture che ne mant »2628 et précise que « voir fu la destine »2629. Les Evangiles n’ignorent pas cette dimension prophétique de l’Ancien Testament2630 mais Nicolas de Vérone lui accorde une importance tout à fait remarquable qui n’est pas sans évoquer les habitudes des auteurs épiques de revendiquer la vérité de leurs écrits.

Dans l’épopée franco-italienne, cette tendance est accentuée par les renvois fréquents au Pseudo-Turpin et aux légendes françaises. Dans l’Entrée d’Espagne, Roland demande à l’ermite de lui révéler son avenir et la réponse de son interlocuteur est pleine d’ironie : « Nen ais tu mie point lit les vers de cançon ? »2631. Un peu plus loin, les révélations de l’ange s’apparentent aux prophéties du texte biblique :

‘« Set ans vivra, non plus, en le humain destroit ;
Mout joians pora estre s’onques France revoit ;
Traïs ert en Espagne, ou coroner se croit,
E tiel le traïra qi il mout ame e croit »2632.’

C’est comme telles qu’elles sont perçues dans le récit italien des Fatti de Spagna. Au chapitre XLVII, qui correspond au début de la Chanson de Roland, le héros se doute que son parâtre est sur le point de le trahir parce que les sept années évoquées par l’ange touchent à leur fin2633. Cette intuition se fait certitude, si bien que Roland, « che bene cognoseva lo tradimento de Gayno »2634, jouit d’une omniscience comparable à celle du Christ qui « savoit de fi / Ch’il devoit das Juïs etre mort e traï »2635. Dès lors, ce pressentiment des choses à venir s’apparente à celui de Pompée, guidé par Fortune, qui « devinoit ce q’avint celle fie »2636. Dans les représentants italiens et franco-italiens de la matière rolandienne, il faut que Roland meure. La vérité épique se fait vérité évangélique.

La notion d’ordre du monde prend plusieurs visages dans l’œuvre de Nicolas de Vérone depuis le présupposé admis d’une transcendance divine unique jusqu’à l’autorité littéraire d’une source préexistante en passant par le panthéisme antique : pour les stoïciens, Dieu est présent partout, toujours et en tout, il est à la fois unique et multiple. Diogène Laërce résume cette théologie naturaliste dans la formule : « Dieu fait régner sa Providence sur le monde et sur tout ce qui s’y trouve. Il n’a pas forme humaine, il est l’architecte de tout »2637. Dans tous les cas, il s’agit d’une force extérieure à l’homme, qui le dépasse et ne dépend pas de lui et que l’on peut commodément rassembler sous la notion globale de destin2638 ou de nexus causarum.

Notes
2617.

Matthieu, 27, 9.

2618.

La Passion, v. 735.

2619.

La Passion, v. 162.

2620.

La Passion, v. 164.

2621.

La Passion, v. 734.

2622.

La Passion, respectivement v. 617, 642, 644, 896 et 899.

2623.

Nicolas de Vérone évoque successivement David, Ysaïe et Job, v. 640-644.

2624.

Voir par exemple les versets 27, 51-53 : « la terre trembla », « les morts ressuscitèrent »…

2625.

La Passion, v. 274, 384, 791.

2626.

La Passion, v. 205.

2627.

La Passion, v. 199, 246-247, 384-385 et 867-868.

2628.

La Passion, v. 274. Nicolas de Vérone traduit ici Matthieu, 26, 32.

2629.

La Passion, v. 647.

2630.

Voir, en dehors de l’Evangilede Matthieu, Luc : « Filius hominis secundum quod definitum est vadit », 22, 22 ; Jean : « Sed ut impleatur scriptura », 13, 18.

2631.

L’Entrée d'Espagne, v. 14945.

2632.

L’Entrée d'Espagne, v. 15044-15047.

2633.

Les Fatti de Spagna, XLVII, p. 112. L’auteur fait référence à cet ange à 3 reprises dans les pages consacrées à la trahison de Ganelon, p. 112 et 114.

2634.

Les Fatti de Spagna, XLVII, p. 113.

2635.

La Passion, v. 138-139. De la même façon, la trahison de Ganelon est annoncée à de multiples reprises. Voir par exemple l’Entrée d'Espagne : v. 14-19, 2784-2790, 8740-8741, 15046-15047 et 15131 ; Macaire, V13, v. 151-152.

2636.

La Pharsale, v. 577. Cette précision est absente des Fet des Romains, p. 509.

2637.

Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, éd. R. Goulet, Paris, Livre de Poche, coll. Classiques de la philosophie, 2006, VII, 147.

2638.

Pour une définition stoïcienne du destin voir R. Müller, Les Stoïciens, op. cit., p. 116-126.