2/ La Fortune antique

Conformément à l’inspiration antique du texte, les rôles de Fortune et de la Providence dans la destinée terrestre des hommes sont prépondérants dans la Pharsale. En effet, le panthéon romain, évoqué dans le poème de Nicolas de Vérone par l’appellation générique « les dieux », est accompagné de la déesse de la fatalité. Dans la chanson franco-italienne tout comme dans les Fet des Romains, Fortune ne désigne pas autre chose que cette puissance vague et indéterminée, maîtresse du sort des hommes. La figure première et surnaturelle de la divinité antique dont parle J. Champeaux, dans l’ouvrage qu’elle consacre au culte de Fortune dans le monde romain, déesse-mère plus que personnification de la chance2639, a déjà disparu des ouvrages médiévaux. Aveugle, les yeux bandés, debout sur la roue proverbiale qui est le symbole expressif de sa versatilité et tenant la corne d’abondance d’où s’échappent les trésors qu’elle déverse généreusement sur l’humanité, la déesse romaine s’est faite allégorie et pur concept, simple synonyme du destin des hommes.

Dans l’épopée de Nicolas de Vérone, Pompée rappelle la puissance de Fortune au peuple de Larisse, chez qui il a trouvé refuge. Les hôtes du guerrier aimeraient poursuivre le combat et offrent leur trésor au vaincu pour reprendre la lutte contre César2640. Mais le héros défait refuse :

‘« Obliés li vencus, qe çe vous en consiu,
E tenés vous a ceus qe ont vencu le giu,
Qar fortune li ame, de ce bien vous afiu.
Fous est qi ver fortune veut prandre nul estriu,
Qar encontre sa force ne vaut armes un fiu »2641.’

L’épisode de l’arrivée de Pompée à Larisse est amplifié dans le texte en vers par rapport à la chronique en prose. Etape anecdotique des péripéties du personnage dans la compilation française, il devient, dans son remaniement franco-italien, prétexte à un triple développement. Le poète y expose des principes moraux qui concernent aussi bien l’importance de la fidélité en amitié, le mépris des richesses matérielles que le besoin de s’en remettre aux arrêts de la Providence. La formule « Tenez vos au venqueor, non pas au veincu, si vos vendra mielz »2642 est complétée d’un adage sur la nécessité de suivre sa destinée.

Dans la Prise de Pampelune, une même démonstration des mystères de la Providence se retrouve dans la bouche de Maozeris qui explique à Altumajor qu’il est inutile de chercher à aller contre les arrêts divins :

‘« Seignor », dist Maoçeris, « ao mond n’est creature
Che imaginier seüst de gerre la venture,
Quand cellu ch’a venchu tourne a desconfiture
En un pont seul[e]mant par sa grand mesventure.
Or avevomes Çarlle mis a grand torture
Ch’il voudroit etre esté par suen gres e[n] Namure ;
En un seul pont nous somes sconfis a grand laidure :
E ensi veit des çouses, pues che dieu li met cure »2643.’

Cette sagesse toute stoïcienne n’est pas sans surprendre de la part du roi païen qui s’illustre souvent par des réactions intempestives. C’est que le contexte narratif du passage, comparable à celui de la chanson antique, est propice à la mise en valeur de vertus tout autant militaires que philosophiques. Dans les deux cas, les guerriers auraient dû l’emporter et ont été défaits. Maozeris et Pompée acceptent alors de se retirer.

Dans la Pharsale, le héros est accueilli malgré tout en triomphateur par le peuple. C’est alors qu’il lui faut à nouveau renoncer à un idéal héroïque belliqueux et se conformer aux arrêts de Fortune. Dans ce cadre précis, il n’est pas étonnant que Nicolas de Vérone mette en évidence une distinction fondamentale entre deux attitudes contradictoires : les habitants de Larisse et les suivantes de Cornélie « laydeçent fortune qe le droit sozmetoit »2644. L’épouse de Pompée elle-même « laideçoit fortune q’a suen sir oit failli »2645. Les servantes semblent destinées à se lamenter et à refuser les arrêts de Fortune comme si toute sagesse leur était inaccessible :

‘Les pulcelles la dame, ond i avoit sens mesure,
Plurent e regretent selong la lor nature
E laideçent fortune le quiel amor nen dure
Quand exauce le tort e base la droiture2646.’

Dans ce passage, Nicolas de Vérone modifie le texte des Fet des Romains dans lequel les « puceles […] conmencierent a crier »2647, où elles manifestent moins d’exubérance que dans l’épopée franco-italienne et où leur attitude n’est pas définie comme directement tributaire de leur nature. On sait que la philosophie stoïcienne, sans être totalement misogyne, réserve la virtus aux hommes et ne confère aux femmes qu’une possible pudicitia 2648.

Dans le discours que Pompée fait à sa femme, il reprend cette idée de la noblesse individuelle qui doit guider les actes des uns et des autres. En effet, le héros rappelle à Cornélie que ses origines lui interdisent de s’apitoyer sur son sort :

‘« Si aute rien com vous e de tiel renomee
Por un cous de fortune nen doit estre esmaee […]
Qar vous estes estraite dou lignaçe greignor
Qe jamés fust a Rome, e non pas dou menor,
Ce est des Cornelois qe sor tuit ont valor,
Si fu vetre mari un des princes meilor
Qe fust trovés a Rome – ce savons nos de vor-»2649.’

Cette pensée proprement stoïcienne d’une nature des choses à respecter s’accompagne de la capacité à se laisser « mener fortune a suen demin »2650. L’antagonisme est radical et accentué par rapport au texte source puisque deux des quatre mentions de la réaction face à Fortune sont absentes des Fet des Romains 2651.

Le héros, qui s’apparente au sage, cherche en permanence à respecter l’ordre du monde tel qu’il s’impose à lui, qu’il s’agisse d’abandonner la lutte ou de la permettre. Quittant Pamphile,

‘Il ce mist a bandon cum cil ch’est en galie,
Qe seit bien o il doit aler, en quiel partie,
Mes por force de vant convint falir sa vie,
E se lasse mener, q’il n’a tant de bailie
Q’il poisse contrester a la force qe’o guie2652.’

Au début du poème, Cicéron exhorte le général à s’en remettre aux volontés non pas des Pompéiens, mais de Fortune elle-même :

‘« Qe sivir doies de buen cuer, sens enoi,
Ce qe fortune te requiert ceste foi »2653.’

Véritable voix de la sagesse, le conseiller rappelle au héros la voie qui doit être la sienne. Pompée ne se dérobe pas et ne tente jamais de « fuïr fortune ne sa destineson »2654. L’expression est très précise et se distingue, une nouvelle fois, de l’ « aventure » évoquée dans les Fet des Romains 2655. L’idéal stoïcien d’adhésion aux événements extérieurs est bien plus prégnant dans la Pharsale franco-italienne que dans la compilation d’histoire antique. Il est intrinsèquement lié à la nécessité d’agir selon l’ordre du monde. Au moment de mourir, Pompée s’encourage à affronter son sort dignement « Qar sa grand renomee ne veut perdre ancor »2656. De la même façon, dans la Prise de Pampelune, Guron de Bretagne « se remembra dou lignace jentis / Dond il estoit estreit »2657 et ce souvenir de sa valeur le pousse à agir en sage quand Ayquin le charge. Enfin, dans la Passion, Pilate agit « a loy d’ome human »2658, conformément à sa nature, et tente de sauver le Christ. C’est ce respect des lois naturelles qui permet au sage de ne pas redouter la mort « car mourir n’est pas contraire à la disposition d’un animal raisonnable »2659.

L’héroïsme se définit donc avant tout comme une exigence personnelle de pouvoir sur soi, comme un impératif catégorique individuel. Il ne s’agit pas d’être héroïque, mais de se l’imposer au nom d’une généalogie prestigieuse. L’orgueil épique cède la place à l’orgueil du sage qui se définit comme une reconnaissance des mérites du lignage, un « souci de soi ». Ainsi, l’idéal d’apatheia, qui consiste à dominer son corps et son esprit, s’accompagne de la capacité à l’acceptation totale, sans faille et sans condition, de sa nature et de sa destinée.

Notes
2639.

J. Champeaux, Fortuna, le culte de Fortune à Rome et dans le monde romain, Ecole française de Rome, Palais Farnese, 1982, introduction, p. VIII.‑IX.

2640.

La Pharsale, v. 2107-2114.

2641.

La Pharsale, v. 2120-2124.

2642.

Les Fet des Romains, p. 540, l. 14-15.

2643.

La Prise de Pampelune, v. 1996-2003.

2644.

La Pharsale, v. 2452.

2645.

La Pharsale, v. 2359.

2646.

La Pharsale, v. 2255-2258.

2647.

Les Fet des Romains, p. 547, l. 10-11.

2648.

Voir à ce sujet P. Monat, « Une forme de virtus accessible aux femmes ? », art. cit., p. 105. Dans son article, l’auteur soutient l’idée d’un infléchissement de cette morale masculine en faisant de la patientia une vertu de la vie quotidienne qui concilie vocations de la mère de famille et soumission à son maître et époux.

2649.

La Pharsale, v. 2266-2267 et 2291-2295.

2650.

La Pharsale, v. 2568.

2651.

Le discours narrativisé attribué à Cornélie dans la Pharsale reprend les lamentations au style direct des Fet des Romains (p. 548, l. 20-p. 549, l. 10) de même que les habitants de Larisse « blasmoient les diex » dès la chronique en prose, p. 551, l. 12. En revanche, le compilateur français ne dit rien au sujet des suivantes de Cornélie et du départ de Pompée, les Fet des Romains, p. 547, l. 10-15 et p. 554, l. 1-16.

2652.

La Pharsale, v. 579-583. L’idée est déjà présente dans les Fet des Romains, p. 509, l. 13-16.

2653.

La Pharsale, v. 425-426, les Fet des Romains, p. 506, l. 17-20.

2654.

La Pharsale, v. 2928.

2655.

Les Fet des Romains, p. 562, l. 30.

2656.

La Pharsale, v. 3008.

2657.

La Prise de Pampelune, v. 3425-3426.

2658.

La Passion, v. 696.

2659.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 5, p. 67.