Dans l’épopée religieuse, Jésus « souffre » sa Passion, au sens latin du terme : il l’accepte. Ainsi, « ceste grand pasion che le sir beneöit / Sofri »2660 est à la fois le moment du trépas du personnage et celui de la révélation même de l’idéal humain. La mort tragique de l’homme ne se résume pas à une simple souffrance, il s’agit bien plus d’une acceptation volontaire de son sort, le Christ étant « cil che soufri a morir a aspre penetançe »2661. Dès lors, le héros s’oppose catégoriquement à Judas qui ne tolère pas que Madeleine utilise un onguent précieux pour oindre son seigneur. On sait que dans le texte de Nicolas de Vérone, c’est ce désaccord premier qui explique l’intention de trahir, pour recouvrer les trente deniers perdus, et donc la préméditation du crime, qui n’appartient pas aux données testamentaires. Ce geste de baron révolté contraste avec l’idéal d’acceptation incarné par le Christ qui, lui, est largement diffusé par la tradition littéraire depuis les textes synoptiques.
Mais il est révélateur qu’une semblable répartition des rôles se retrouve dans la Prise de Pampelune alors que rien ne contraint le poète : la révolte de Maozeris face aux exigences de son Dieu est un contrepoint exact de l’attitude de Guron de Bretagne et les deux figures antagonistes sont totalement originales. Le défi au ciel de Maozeris est d’autant plus significatif qu’il contraste avec la sagesse guerrière dont le personnage sait faire preuve à l’occasion.
Après la mort de ses deux compagnons, Guron quitte la mêlée et chevauche aussi longtemps qu’il peut :
‘Tant ala le baron, q’il fu a la tour daou paisCes quelques vers s’interprètent comme une expérience de la limite : limite géographique tout d’abord puisque le chevalier arrive à la « tour daou pais », c’est-à-dire à l’élément qui en marque la frontière. Il s’agit d’un point de passage entre deux mondes, réels et métaphoriques. En effet, la limite est tout autant symbolique que territoriale dans le sens où le pont levé signifie l’impossible passage d’un univers à un autre. Mais Guron, se jetant à l’eau, transgresse les lois définies et le héros atteint les frontières de l’humain puisqu’il s’apprête à accomplir ce que personne n’a jamais fait. Sans qu’il lui soit possible dans un premier temps de donner une explication à cette infraction, Guron passe outre les limites du monde habituel.
Le gardien de la tour reconnaît cette expérience comme une transgression puisqu’il demande au héros : « che ferais ? »2663. Il lui suggère alors de faire demi-tour et de retourner auprès des siens :
‘« E je te abasaray le pont ond bien poraisIl propose à Guron de s’illustrer dans un héroïsme tout épique et de mourir avec ses compagnons pour acquérir, sur le champ de bataille, une gloire post-mortem. Les valeurs qu’il défend appartiennent au monde chevaleresque courant et Guron ne les a pas respectées : pour pouvoir retourner auprès de Taindres et Andriais, le héros aura besoin qu’on lui abaisse le pont-levis. Sans point de passage concret, réel et tangible, il ne peut revenir à l’héroïsme épique dont il s’est détaché.
De fait, au moment où il lui faut rebrousser chemin, le héros est confronté une nouvelle fois à une expérience de la limite. Le retour en arrière, symbolique d’une régression stérile, est impossible. Les vers 3708-3715 reprennent le même champ lexical d’un itinéraire en sens inverse de celui déjà accompli que les vers 3693-3704, pour mieux en nier la réalisation et montrer que l’expérience que vient de vivre Guron est irréversible :
‘Alour tantost se mistCet extrait explique a posteriori la transgression de la laisse précédente : amené aux limites de l’humain par son cheval, le chevalier agit sans mesurer le sens de ses actions. Nicolas de Vérone réutilise ici un topos littéraire de la matière de Bretagne auquel les poètes épiques ont souvent recours.
Dans le lai de Marie de France, le cheval de Lanval qui tremble au moment de traverser la rivière comprend, ou tout du moins ressent, qu’il s’agit là de la frontière vers l’autre monde 2666. De la même façon, le destrier de Perceval, dont deux pattes semblent encore en contact avec le pont-levis, et qui saute en dehors de la cité endormie, assure le point de passage entre monde ignorant du jeune héros et monde mystique du roi pécheur2667. Chassé du château du Graal parce qu’il n’a pas su poser les bonnes questions, le chevalier ne prend pas la mesure de la limite entre les deux univers. L’autre monde merveilleux courtois et l’univers mystique chrétien échappent à Lanval ou à Perceval, alors que les animaux, plus sensibles à ces limites, en perçoivent le sens2668.
Mais la destinée héroïque proposée par le trouvère franco-italien ne correspond pas à l’épanouissement au sein d’un merveilleux courtois, pas plus qu’à une révélation christique ou à un dépassement épique. Si Guron tente de christianiser son expérience, et d’y lire une volonté divine2669, il fait de son cheval l’intermédiaire par lequel s’exprime la manifestation de Dieu. Or, il est tout à fait significatif que le guerrier doive accepter que sa monture agisse « com s’il fuïst »2670. Le nouvel idéal humain qui se dessine chez Nicolas de Vérone n’est plus celui de la fierté qui abomine toute manifestation ou tout désir de fuite, mais bien au contraire une sorte de soumission humble à un sort qui ne dépend pas de nous. Il s’agit pour le héros de se détacher des figures légendaires : Guron ne sera pas martyr « aou trapassier d’un val en une lande erbue »2671 à cause de l’embuscade de Maozeris.
En ce sens, son sort diffère de celui de Roland à Roncevaux. Le héros franco-italien ne choisit pas le lieu de son agonie puisqu’une volonté supérieure, manifestée par le cheval, l’en empêche. De la sorte, le « tertre » n’est plus lié au martyre puisqu’on le « trapasse »2672. Guron accepte de n’être pas maître de son sort, de la même façon que Pompée peut s’en remettre à Fortune. Dans la Prise de Pampelune, l’épisode est suffisamment lourd de sens pour être répété à l’identique par le gardien de la tour à Maozeris qui lui demande ce qu’il est advenu de son adversaire :
‘« Il ne pasa dou pont, mes suen cemin il pristLe deux premiers vers rappellent le franchissement initial et symbolique de la limite ; les suivants insistent sur l’attitude de Guron à ce moment critique. Après avoir tenté de revenir, il s’en remet à des arrêts qui le dépassent. L’héroïsme fanatique de Roland a laissé la place aux vertus de l’acceptation et le guerrier épique est devenu sage stoïcien. Si l’héroïsme de Guron reste volontaire, cette volonté est tout entière tendue vers un idéal d’accomplissement de sa destinée. En ce sens, Guron de Bretagne illustre le précepte stoïcien selon lequel la clé du bonheur consiste à vouloir ce qui vous arrive2674.
Du début à la fin de l’épisode dont il est le héros, Guron se caractérise par une totale adhésion aux événements extérieurs. Le chevalier, dépendant de Charlemagne, accepte de tenir sa mission de l’empereur. Mais à cette obéissance attendue du vassal envers son seigneur s’ajoute l’acceptation de la mort : Guron comprend qu’il ne survivra pas à ses blessures et se prépare, physiquement et psychologiquement, à abandonner le monde terrestre. Ce passage de vie à trépas peut encore se comprendre dans le cadre d’un héroïsme épique traditionnel où le chevalier, qui s’est battu au nom de la foi, meurt l’épée à la main. Cependant, il serait faux de considérer Guron comme un martyr ou un saint : ce qui fait de lui un héros, au nouveau sens du terme que Nicolas de Vérone redéfinit, c’est la façon dont il se satisfait de n’être pas maître de son sort. Sa sagesse stoïcienne s’oppose donc à l’héroïsme du Roland de Roncevaux qui est responsable, par sa démesure, de son martyre.
La Passion, v. 24-25.
La Passion, v. 11.
La Prise de Pampelune, v. 3688-3691.
La Prise de Pampelune, v. 3692.
La Prise de Pampelune, v. 3699-3704.
La Prise de Pampelune, v. 3708-3715.
Marie de France, Lais, éd. L. Harf-Lancner, Paris, Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1990, « Lanval », v. 46.
Chrétien de Troyes, Li Contes del Graal, v. 3391-3407.
Au sujet de l’épisode traditionnel du passage d’un fleuve dans l’épopée, voir J.‑C. Vallecalle, « Gesta Dei per equos. Remarques sur le rôle providentiel du cheval dans les chansons de geste », Le Cheval dans le monde médiéval, Senefiance, CUERMA, 1992, p. 562-565.
La Prise de Pampelune, v. 3712 : « il pleit a Yesu Crist ».
La Prise de Pampelune, v. 3711.
La Prise de Pampelune, v. 3572.
La Prise de Pampelune, v. 3715.
La Prise de Pampelune, v. 3721-3728.
Voir par exemple Marc Aurèle : « Quel étonnant pouvoir possède l’homme, de ne rien faire que ce que Dieu doit approuver, et d’accepter tout ce que Dieu lui départ ! », Pensées pour moi-même, XII, 11, p. 194. Voir également V, 10, p. 85-86.