4/ La responsabilité individuelle

L’existence d’un destin préétabli et la possibilité pour l’homme d’être libre sont a priori contradictoires parce que si l’homme se contente de suivre ce qui a été prédéterminé, il ne jouit plus de son libre arbitre2675. Chez les stoïciens, qui prônent comme idéal la soumission à l’ordre du monde, le mythe d’Er le Pamphylien2676 permet de concilier destin et libre arbitre puisque les âmes sont jugées après la mort2677.

Dans la Pharsale, la liberté individuelle est possible car Fortune, malgré les apparentes injustices et sa versatilité n’est pas un destin aveugle et impénétrable. Dans l’épopée franco-italienne comme dans la chronique en prose, Cornélie se lamente et rend son péché responsable des revers infligés à son époux2678. De la même façon, le narrateur précise dans les deux textes :

‘Le çorn fust bien Pompiu de l’estor ao desus,
Se li pecés de Rome ne l’aüst confondus2679.’

Mais dans la chanson de Nicolas de Vérone, le héros lui-même a conscience de sa culpabilité et de son implication dans le sort qui lui est dévolu. Avant de quitter la Thessalie, il demande à Fortune que ses hommes ne soient pas punis si lui-même doit l’être. La prière qu’il formule alors est sensiblement différente de celle contenue dans l’ouvrage dont il s’inspire :

‘« Some virtus, un don viel demander :
Qe tu por mes pecés non doies afoler
Tot le mond qe ci voy oncir e detrencer.
Ces ne sunt pas coupables de mien maovais ovrer »2680.’

En effet, l’idée selon laquelle la déchéance du héros s’explique par son péché est totalement absente du texte source2681. Dès lors, Fortune apparaît comme un principe actif volontaire, une déléguée de la Providence dont le rôle est de régler l’horaire des vicissitudes terrestres. Ainsi, elle donne aux hommes ce qu’ils méritent et la Pharsale fait écho aux idées que Dante expose dans la Divina Commedia où Fortune, « general ministra e duce […] alli splendor mondani »2682, est promue au rang des créatures angéliques :

‘Questa provede, giudica, e persegue
Suo regno come il loro li altri dei2683.’

Loin d’être une « divinité du hasard capricieux »2684, elle se révèle juge suprême, garante de la liberté individuelle.

De la sorte, le destin de Pompée évoque celui du Christ lui-même. Dans la Pharsale, et à la différence de ce qui se passe dans les Fet des Romains, les guerriers ne prennent les armes qu’après que le général en a donné l’ordre : « Seignour, adobés vous de tout vous aparil ! »2685. Nicolas de Vérone ajoute ici une laisse entière au récit de la chronique française pour insister sur la responsabilité du héros2686 dans le déroulement du nexus causarum. Celui « qe savoit sa grand destrucion », et non pas « cui sa destinee menoit »2687, n’est pas mené par son sort, il y adhère pleinement et l’influence. Ainsi s’explique son geste volontaire de descendre du bateau qui vient de le mener auprès de son bourreau « sens point d’aresteson », c’est-à-dire sans hésitation, alors que le protagoniste du texte en prose se contente de suivre le traître sans que l’historien ne précise son état d’esprit2688.

Cette notion de liberté personnelle est présente chez d’autres auteurs franco-italiens contemporains de Nicolas de Vérone. Ainsi, dans Berta da li pié grandi, le roi Alfaris laisse Berte libre d’épouser ou non Pépin. La réponse qu’il fournit aux émissaires venus demander la main de sa fille va en ce sens :

‘« Qe se a li plase est ostroié et graé.
Colsa como no, nient avéç over ;
No le daria a homo, s’el no g’è ben a gré »2689.’

La mère de Berte elle-même rappelle à sa fille que la décision dépend de son bon vouloir à pas moins de quatre reprises2690. Par son insistance sur la nécessité du libre consentement de la future épouse, le texte de V13 contraste avec celui d’Adenet le Roi où l’avis de Berte n’est pas demandé. Mais le compilateur franco-italien illustre ici un souci de concilier le droit féodal présent dans le texte dont il s’inspire avec le droit individuel répandu en Italie. Dès lors, l’adaptation de la geste française témoigne plus d’une évolution protoborghese, comme le souligne à juste titre H. Krauss2691, que d’une inspiration stoïcienne.

A l’inverse, dans la Passion de Nicolas de Vérone, la liberté de Jésus ne dépend pas de Pilate et la problématique est proprement philosophique. Le Christ consent à son martyre à trois reprises. Lors de l’agonie à Gethsémani, il adresse à son père une prière avant de s’en remettre à sa volonté2692. Cette acceptation de l’épreuve du calice annonce l’attitude de Jésus lors de son arrestation. Avant même que les Juifs ne se soient emparés de lui, il devance leur souhait et s’adresse à eux :

‘Mes Jesu tout avant lour dist : « Chi demandiés ? »
« Jesum naçarenum » respondrent ceus maoviés.
« Je suy », ce dist Jesu, e quand oit ce parliés
Ceus ceïrent a la terre trestout espoentiés.

Quand fu a terre ceüe celle maovese gient,
Jesu ancor lour dit sens nul entencement :
« Leviés ! Che demandiés ? ». E celour respondrent :
« Jesum naçarenum demandons seulement ».
« Je sui cil », dist Jesu, « je’l vous di primement »2693.’

Le Christ se rend à la foule de son plein gré, sans la moindre hésitation et son assurance effraie ceux qui sont venus le capturer. Le procédé du changement de laisse et de reprise au début de la deuxième strophe permet à Nicolas de Vérone de répéter la scène et d’insister sur la responsabilité du personnage et sa liberté individuelle, comme il le fait quelques vers plus loin lors de l’épisode de l’oreille de Malchus. En effet, Jésus réaffirme à cette occasion son acceptation de souffrir la Passion :

‘« Ce te di, or me entent :
Le chalice dou quiel m’a mien pier feit present,
Ne veis tu che je el boive ? »2694

La mention du calice auquel Jésus consent à boire est héritée du texte de Jean : « Calicem quem dedit mihi Pater non bibam illum ? »2695. Dès lors, l’anecdote sert davantage à mettre en relief le libre arbitre de l’homme que le miracle du Dieu, et c’est là un trait tout à fait original de la Passion de Nicolas de Vérone.

Dans le texte religieux comme dans l’épopée antique, le héros accepte facilement son sort parce qu’il éprouve une totale confiance en l’équité des « diex droiturers »2696. De même que Jésus s’en remet à son Père, Marc Aurèle s’exhorte : « Pars donc de bonne grâce, car celui qui te donne congé le fait de bonne grâce »2697. Alors qu’il affronte César en combat singulier, Pompée est blessé. A son adversaire qui se considère déjà vainqueur, il rétorque :

‘« Les diex ne la fortune non sunt in tel arai
Che metisent soz toy – ja ne te’l celerai –
La franchise de Rome, ond suy çoiant e gai »2698.’

Cette foi inébranlable en une justice supérieure est la grande force du personnage qui ne considère jamais « la pesme fortune qe voust q’il fust vencu »2699 comme une divinité versatile aux desseins impénétrables comme c’est le cas dans les Fet des Romains où la réponse qu’il fait à César est révélatrice de ses doutes : « Trop seroit fortune avugle et li dieu vilain se ce avenoit que je ne toz li senaz de Rome chaïst en la servitude d’un seul home »2700. Les termes « avugle » et « vilain » disparaissent dans la chanson de geste franco-italienne, ainsi que la méfiance implicite envers les revers de Fortune, au profit d’une affirmation du bonheur de suivre son destin. Le sage stoïcien est celui qui suit, heureux, l’ordre du monde.

***

*

Le texte franco-italien n’est pas une copie servile de la chronique française : les personnages héroïques de la Pharsale, dont le comportement se distingue de celui du commun des mortels, se soumettent à leur destinée. Ils acceptent les arrêts divins sans révolte ni sentiment d’injustice. Ils s’en remettent à ce qui doit leur arriver et semblent vouloir que les choses aillent telles qu’elles vont. C’est-à-dire que le texte français est relu à la lumière d’une philosophie proprement stoïcienne.

Cette idée d’une nécessaire adhésion à l’ordre des choses se retrouve à plusieurs reprises dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. Ainsi, dans la Passion, le poète met en évidence l’intervention du héros dans son destin. Jésus ne se contente pas de suivre les Ecritures, il permet qu’elles s’accomplissent et semble suivre la recommandation d’Epictète selon laquelle « la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent »2701. Ainsi, il fait preuve d’une sagesse stoïcienne qui lui permet de se révéler comme être libre et responsable qui agit selon sa nature2702.

Notes
2675.

Cette notion a été théorisée dès le Moyen Age par Bernard de Clairvaux (1090-1153), L a Grâce et le libre arbitre, éd. F. Callerotet alii, Paris, Editions du Cerf, coll. Sources chrétiennes, 1993.

2676.

Ce mythe remonte à Platon, La République, l. X, 614a et suivants.

2677.

Sur les liens entre la liberté et le destin chez les stoïciens, voir J.‑J. Duhot, La Conception stoïcienne de la causalité, Paris, Vrin, 1989, p. 243-265 et A. Long, « Freedom and Determinism », Problems in stoicism, éd. A. Long, The Athlone Press, 1996, p. 173-199.

2678.

La Pharsale, v. 2325 et 2332, les Fet des Romains, p. 548, l. 24 et 28.

2679.

La Pharsale, v. 1794-1795, les Fet des Romains, p. 536, l. 6 : « li pechiez des Romains ».

2680.

La Pharsale, v. 1876-1879.

2681.

Les Fet des Romains, p. 538, l. 18-29.

2682.

Dante, La Divina Commedia, Inferno, VII, v. 77-78

2683.

Dante, La Divina Commedia, Inferno, VII, v. 86-87. L’explication de Virgile au sujet de Fortune se trouve v. 67-96. L’idée que Dieu a créé les Cieux et leur a donné à chacun un guide est largement exposée dans le Paradisio, XXVIII, v. 97-129. Les neuf sphères célestes sont confiées à des Intelligences motrices, les anges. Fortune joue un rôle analogue à ces anges en distribuant les biens de la terre. Voir également le Convivio, II, 5.

2684.

R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 145.

2685.

La Pharsale, v. 571.

2686.

Au sujet de la responsabilité humaine comme « démythification de Fortune », voir J.‑C. Mühlethaler, « Quand Fortune ce sont les hommes », La Fortune,thèmes, représentations, discours, éd. Y. Foehr-Janssens, E. Métry, Genève, Droz, 2003, p. 194-202.

2687.

La Pharsale, v. 2934, les Fet des Romains, p. 563, l. 1.

2688.

La Pharsale, v. 2935, les Fet des Romains,p. 563, l. 1.

2689.

Berta da li pè grandi, v. 440-442.

2690.

Berta da li pè grandi, v. 478-484, 493-495, 508-509 et 515-520.

2691.

Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 89-95.

2692.

La Passion, v. 309-311.

2693.

La Passion, v. 354-362.

2694.

La Passion, v. 377-379.

2695.

Jean, 18, 11. Cet Evangile ne mentionne pas la guérison de Malchus.

2696.

La Pharsale, v. 837, 840.

2697.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, XII, 36, p. 200. Le recueil de pensée s’achève sur cette prescription.

2698.

La Pharsale, v. 1485-1487.

2699.

La Pharsale, v. 1796.

2700.

Les Fet des Romains, p. 530, l. 11-13.

2701.

Epictète, Entretiens, I, 35, Manuel, VIII, p. 210.

2702.

Au sujet de l’antinomie entre fatalisme et liberté dans les survivances stoïciennes de la pensée médiévale voir G. Verbeke, The Presence of stoicism in medieval thought, op. cit., p. 71-93.