1/ La solitude métaphysique

Pour le personnage de Maozeris, Nicolas de Vérone reprend à son compte un type épique. Orgueilleux depuis l’Entrée d’Espagne 2703, il encore « afarous »2704 dans la Prise de Pampelune alors même qu’il apparaît dans le texte une fois sa défaite consommée. En situation de faiblesse, puisque vaincu, il devrait se convertir pour acquérir les vertus chrétiennes, ou mourir. Or, il est tout à fait significatif qu’il ne suive pas l’itinéraire attendu du guerrier soumis. Lorsque l’empereur lui dit : « Ve doiés batiçier »2705, il répond :

‘« Voluntier », dist cellu, « mes je si veul ançois
Che cil don qe je doi querir, com vos savois,
Che vous le moi doniés, pues me batiçerois »2706.’

Affirmant « je veul », il désire encore imposer ses desseins au vainqueur. La répétition, quelques vers plus loin, de l’expression « je veul demanois », fait de Maozeris l’incarnation même d’une volonté persistante2707. De fait, c’est lui qui donne des ordres à Charlemagne et rappelle à l’empereur ses obligations de largesse. Le Païen inverse la chronologie des événements puisqu’il propose de se faire baptiser plus tard.

La façon dont il ajourne le baptême se distingue fondamentalement de l’empressement de Balan qui souhaitait embrasser la foi chrétienne avant même de transmettre la nouvelle qu’il apportait, dans la Chanson d’Aspremont :

‘« Faites moi, sire, batisser et lever
Après vos vueil tels noveles conter
Qui ne sont mie tres bones a celer,
Ou, se ce non, jel me lairai ester.
- Amis, dist Karles, vels te tu si haster ?
- O je, voir, sire, molt le puis desirer »2708.’

La où le Païen vaincu témoignait de sa bonne volonté, de sa bonne foi et de sa noblesse dans la chanson française, Maozeris cherche à détourner les valeurs éthiques habituelles et à protéger ce qui fait son identité.

A plusieurs reprises, son attitude est celle d’un homme révolté contre le sort qui lui est dévolu. Le roi païen se plaint d’être malmené par les forces supérieures. Alors qu’il n’a pas remporté la victoire qu’il escomptait sur Charlemagne, il déplore :

‘« Mes s’il eüst pleü ao roi celestial,
Bien seroit treit a fin la gerre en cist jornal ;
Mes dieu ne l’a soufert, ond je en ai duel coral »2709.’

La douleur qu’il exprime alors renvoie à celle ressentie au début du poème, après la perte de son enfant. Ayant refusé de tuer son fils et fui loin de l’armée française, le seigneur de Pampelune reproche son injustice à Mahomet :

‘« Ay Maomet !, par qoi m’ais tu ensi oblié ?
Car je ne obliai toi en tretout mien aé ;
Mes sempre t’ai servi voluntier e de gré.
Comant ais tu soufert que je deseritié
Soie ensi de ma ville e l’onour soit donié
A ceus que ne t’ament ? Ce est grand cruautié.
Mes se tu me vousisies fer or tant de bontié
Che mien fil m’envoiases, quand il sera esveillé,
Tretout mien mautalant te seroit perdonié,
Si te seroit le pris e l’onour redoblié.
Or atendrai je auquant souz cil aubre ramié
Pour veoir se par toi me sera envoié
Mien fil, qe je tant ay qeru e demandié »2710.’

Les interrogations de ce passage2711 stigmatisent la révolte de l’homme sans Dieu, et ce d’autant plus que l’adresse directe « Comant ais tu soufert ? », qui attend une réponse de son interlocuteur, s’est substituée à l’utilisation du même adverbe dans une tournure indirecte quelques vers auparavant2712. Mais le ciel reste noir et Dieu ne répond pas 2713. Maozeris se sent abandonné et proteste, à la différence de Jésus, contre cet état de fait : la répétition de « oblié », « obliai » le prouve, de même que le commentaire « ce est grand cruautié »2714. La parole se désarticule et lorsque le roi évoque sa cité perdue, il ne parvient plus à contenir ses mots dans le cadre du vers. Deux enjambements successifs traduisent le trouble du fidèle déçu : « que je deserité / Soie ensi » et « l’onour soit donié / A ceus que ne t’ament ? ». Maozeris accuse le Ciel d’iniquité.

Le roi païen, se distinguant aussi bien de Guron de Bretagne que d’Ysorié ou de Pompée, n’accepte pas sa situation. Révolté par nature, il refuse de se conformer à un destin qu’il déplore de ne pas contrôler. Personnage pathétique, qui ne conçoit pas de n’être pas maître de son sort, il s’adresse à Dieu avec beaucoup de désinvolture, le tutoie, le sermonne, lui promet même son pardon s’il se montre généreux envers lui. Alors, la discordance est grande entre l’attitude de Maozeris et celle de Jésus qui, en une semblable situation, déclare : « Qe tu tuen voloir faces, non aou mien »2715.

Cependant, cette acceptation du Christ ne se fait pas sans quelque hésitation chez Nicolas de Vérone et le fait mérite d’être souligné. En effet, dans la Passion franco-italienne, Jésus lui-même fait la douloureuse expérience de la solitude métaphysique au moment de prendre les décisions importantes et d’accomplir sa destinée. Lors de son agonie à Gethsémani, il prie et accepte de souffrir la Passion :

‘Lour fu sort
Un angle desour lu, qe li fist grand confort2716.’

Ce détail est directement traduit du texte de Luc2717. Mais on sait que les deux versets consacrés à la manifestation d’un ange ont été supprimés dans un certain nombre de témoins de la Bible car, soulignant le besoin de réconfort de Jésus, ils signifiaient sa faiblesse2718. Le prodige n’est là que pour mettre en relief la douleur du Christ. Nicolas de Vérone est fidèle à cette interprétation et l’évocation de l’ange, liée au soutien de l’homme en peine, est poétiquement mise en valeur. L’ « angle » et le « confort », à l’ouverture et à la rime du vers 312, sont les deux bornes entre lesquelles il convient de comprendre l’événement. Pour le poète franco-italien, le Christ ne peut supporter sa peine au delà d’un certain seuil et le martyr, qui consent à boire le calice, reste un homme en mal de réconfort.

La totalité de la laisse XII insiste sur cette humanité du personnage. Il éprouve une profonde tristesse, comme en témoignent les expressions « contrister » et « Tristis animam meam »2719, se définit pas sa sagesse et sa qualité de « fils de » : la prière qu’il formule « cum sire acort » est adressée au « Piere »2720. Ne manifestant pas son essence divine, et dans le même temps incapable de se réjouir de sa mort, le Christ se cantonne dans les limites de l’humanité et l’idéal prôné par le poète, idéal stoïcien d’acceptation plus que de résignation, lui est inaccessible. De fait, Jésus n’atteint ni la sainteté des martyrs, ni la vertu absolue du sage. Par là, la Passion de Nicolas de Vérone se distingue de toutes les autres.

En effet, une présentation similaire de cet épisode ne se trouve que dans la Passion Notre Seigneur, mystère composé à Paris à la même époque que la chanson franco-italienne. Mais dans le texte français, la dramaturgie développe largement ce qui n’est qu’évoqué chez Nicolas de Vérone. Le Christ prie à trois reprises et son angoisse est réelle. Il a peur de la mort, il a peur de souffrir et sa faiblesse, qui le rend faillible, appelle un véritable réconfort. L’ange apparaît alors :

‘« Filz de Dieu, je te vieu conforter
Ton pere dit que par ta mort
Seront racheté de la mort
D’Enfer tuit cil qui bien feront
Pour toy faire mourir seront
Par tans Juïf en paine grant.
Rien doubte ne petit ne grant.
Va a la mort ton cors souffrir »2721.’

La visée didactique est évidente puisque l’envoyé céleste explique au personnage le sens de sa mort, mettant ainsi fin au combat entre volonté propre de Jésus et volonté de Dieu, développé pendant une cinquantaine de vers2722. L’enseignement permet au Christ de manifester sa liberté en acceptant de mourir :

‘« Beau pere, je vueil bien souffrir,
Puisqu’il vous plaist, ce grief martire »2723.’

Ce n’est que grâce au soutien divin et à l’explication de l’ange que la Passion est librement consentie.

Pour cet épisode, la tradition littéraire, aussi bien narrative que dramatique, présente une interprétation tout à fait différente. Le Livre de la Passion, par exemple, insiste sur la merveille qui fait que Jésus sue sang et eau mais n’évoque pas sa faiblesse humaine et, dans ce texte, aucun ange n’est convoqué auprès du personnage2724. Il en va de même dans l’Ystoire de la Passion franco-italienne2725 et c’est également le cas dans le poème publié par A. Boucherie où le Christ « à genoux » adresse une « oraison » à son père2726 et consent à son épreuve sans que cette prière ne suscite aucune manifestation angélique :

‘« Non secundum velle meum, mes cum tu vis ».
Quand a çe dit fu si fort exbais
Che d’un sanglent suor fu tot entrepris
Tant tost soi leve e por deors s’en is2727.’

Ce texte semble inspiré de la même pensée que celle qui animait les premiers censeurs de Luc : l’absence d’ange équivaut à la négation de l’humanité du héros qui est, dans le poème, présenté dès les premiers vers comme Sauveur de l’Humanité tout entière2728 et assume un statut d’être hors du commun et d’une force d’âme exceptionnelle. A aucun moment Jésus n’hésite et cette attitude n’est pas sans évoquer celle décrite dans la Passion du Palatinus.

Dans ce mystère, l’épisode de l’ange prend un sens fondamentalement distinct de celui de l’Evangile. La pièce s’ouvre avec l’institution de l’eucharistie : Jésus, lors de la Cène, annonce sa mort et désigne celui qui le trahira. A Gethsémani, il poursuit ses annonces prophétiques et n’hésite pas une seconde à consentir au sacrifice dont il sera l’objet. Le combat intérieur entre volonté personnelle et volonté de Dieu est absent, Jésus ne demande pas d’éloigner le calice et ne manifeste pas physiquement le moindre trouble. Au sens propre du terme, dans cette Passion, il n’y a pas d’agonie et si Vigny se fût inspiré de Passion du Palatinus, il n’eût jamais rédigé un « mont des Oliviers » si pathétique :

‘L’ange : Jhesus, Jhesu, le fil Marie,
De la mort ne t’esmaier mie2729.
A la mort t’estuet parvenir,
Ce martyre t’estuet souffrir.
Diex, ton pere, par moi te mande
La mort prenez a repentance.
Pour le sien pueple racheter
Te covient ceste mort pener
Jhesu : Biax douz pere, ce ne puet estre !
A ton plaisir me covient estre.
Fai ton comandement de moi
Car je le veil et m’i otroi2730.’

L’ange assume un rôle de messager qui vient donner un ordre céleste et son langage est le signe de la manifestation de la toute puissance de Dieu. Les impératifs et verbes impersonnels à valeur jussive signifient le pouvoir divin. Le consentement de Jésus est pleinement explicite et c’est la raison pour laquelle J.‑P. Bordier, dans son analyse sur le « Jeu de la Passion et le message chrétien dans le théâtre français du XIIIe au XVIe siècle » prend la Passion du Palatinus comme référence :

‘D’après les quatre Evangiles, le Christ endure au jardin des Oliviers, un combat intérieur, l’Agonie, au sens étymologique, au terme duquel il conforme sa volonté à celle de son père et consent à souffrir la Passion. Les mystères ont bien sûr représenté ce combat, seule occasion où la volonté propre de Jésus se distingue un instant de la volonté de son père. Selon les pièces, l’effet de tremblé est plus ou moins intense, plus ou moins prolongé ; la visite de l’Ange venu, selon l’Evangéliste, réconforter Jésus (confortans eum, Luc, 22, 43) mais plutôt, dans les mystères, rappeler le pouvoir divin 2731, y met fin. Du consentement définitif donné par Jésus dépendent toujours, comme d’une consultation ultime, l’Arrestation et la Passion …2732

Le critique, tout en soulignant la liberté de Jésus dans les textes dramatiques, analyse donc la venue de l’ange comme une manifestation de la puissance divine et non pas comme un soutien envoyé par le Père au Fils en détresse. Les jeux de la Passion privilégient la peinture d’un personnage réellement hors du commun.

Dans ce contexte littéraire précis, le « confort » que l’ange apporte à Jésus dans la chanson de Nicolas de Vérone2733, fidèle à la version de Luc, insiste sur la faiblesse et donc l’humanité du personnage présenté. Le Christ franco-italien représente certes un idéal, mais l’acceptation dont il fait preuve lui coûte et le désarroi tout humain qu’il manifeste l’éloigne des modèles hagiographiques heureux de leur martyre ou des sages stoïciens contents de mourir : il a besoin de réconfort.

L’œuvre de Nicolas de Vérone met en scène un idéal commun d’adhésion aux événements extérieurs qui représentent le destin des personnages. Cette force supérieure qui domine les hommes apparaît comme la seule manifestation de la transcendance dans les poèmes franco-italiens et elle ne s’exprime que pour révéler ou infirmer la valeur d’un héros.

Maozeris renverse les lois établies et se prend pour Dieu parce qu’il espère décider seul en son âme et conscience. Mais celui qui refuse de tuer son fils est guidé essentiellement par son affectivité et ne peut donc pas prétendre à l’idéal stoïcien de liberté individuelle, réservé aux plus vertueux. Constamment révolté contre les arrêts divins, il incarne la solitude de l’homme et le dénigrement du personnage est en parfait accord avec son identité de Païen.

Cependant, par certains aspects, son attitude évoque celle du Christ qui peine à consentir à sa Passion. Le parallèle est audacieux et invite à une lecture stoïcienne plus que chrétienne de l’œuvre de Nicolas de Vérone au sein de laquelle Jésus est tout autant inapte à la sagesse que Maozeris.

Notes
2703.

L’Entrée d'Espagne, v. 6086.

2704.

La Prise de Pampelune, v. 901.

2705.

La Prise de Pampelune, v. 485.

2706.

La Prise de Pampelune, v. 486-488.

2707.

Au sujet de la volonté dans le stoïcisme voir M.‑B. Ingham, La vie de la sagesse, op. cit., p. 113-122.

2708.

La Chanson d’Aspremont, v. 7036-7041.

2709.

La Prise de Pampelune, v. 1992-1994.

2710.

La Prise de Pampelune, v. 779-791.

2711.

La Prise de Pampelune, v. 779 et 782-784.

2712.

La Prise de Pampelune, v. 774-775 : « Jamés ne se tint tant castel ne fermitié / Comant vous ay tenue contre la cristentié ».

2713.

A. de Vigny, Les Destinées, éd. V.‑L. Saulnier, Genève, Droz, coll. Textes Littéraires Français, 1967,« Le mont des Oliviers », I, v. 13.

2714.

La Prise de Pampelune, v. 779, 780 et 784.

2715.

La Passion, v. 311. Ce vers traduit les verset de Luc, 22, 42 : « Que ma volonté ne se fasse pas, mais la tienne »

2716.

La Passion, v. 311-312.

2717.

Luc, 22, 42-43.

2718.

Au sujet de l’image du Christ dans Luc, voir F. Bovon, Luc le théologien, Genève, Labor et Fides, coll. Le Monde de la Bible, 2006, p. 158-169.

2719.

La Passion, v. 303 et 304.

2720.

La Passion, v. 308 et 309.

2721.

La Passion Notre Seigneur, v. 1162-1169.

2722.

La Passion Notre Seigneur, v. 1115-1161.

2723.

La Passion Notre Seigneur, v. 1170-1171.

2724.

Le Livre de la Passion, v. 552-560.

2725.

L’Ystoire de la Passion, v. 558-562.

2726.

La Passion du Christ, v. 38, 39 et 40.

2727.

La Passion du Christ, v. 42-45.

2728.

La Passion du Christ, v. 1-8.

2729.

Nous rappelons que Jésus n’a jamais montré le moindre effroi, ni le moindre émoi…

2730.

La Passion du Palatinus, v. 184-191.

2731.

C’est nous qui soulignons.

2732.

J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit ., p. 567.

2733.

La Passion, v. 312.