2/ La parénétique

C’est que la dichotomie est essentielle entre la vertu absolue du sage, « souverain bien accessible en droit mais presque inaccessible en fait »2734, et la sagesse humaine. Nicolas de Vérone en est tout à fait conscient, qui propose dans ses textes, une philosophie domestique et une morale du quotidien. Si Domice et Pompée parviennent à l’exigence suprême de mourir heureux, ils se présentent comme des figures exemplaires isolées. Pour les autres, le poète se contente de formuler des souhaits plutôt que d’édicter des devoirs, ce qui est le propre de l’éthique stoïcienne parénétique.

Dans la Pharsale, Pompée adresse à Cornélie un discours de réconfort qui, dans le même temps, énonce des principes moraux. Le guerrier revient défait auprès de son épouse et c’est là l’occasion de mettre à l’épreuve l’amour qu’elle lui porte. Le héros condamne les manifestations outrancières du chagrin de l’héroïne et lui suggère une attitude plus digne et mesurée. La façon dont il s’adresse à sa femme est révélatrice du cheminement édifiant proposé.

En effet, le propos du combattant, développé sur deux strophes, délaisse les lois générales d’abord évoquées pour se concentrer ensuite sur le cas particulier. Dans un premier temps, Pompée insiste sur la catégorie sociale de Cornélie et l’estime qu’on lui porte : l’apostrophe « Dame proisee » est coordonnée à l’adjectif « renomee »2735. Définie par le haut degré et le superlatif, l’héroïne apparaît comme une image désincarnée de la noblesse et la parole convenue qui lui est adressée est largement impersonnelle :

‘« Si aute rien com vous e de tiel renomee
Por un cous de fortune nen doit estre (e)smaee »2736.’

Il en va tout autrement dans la laisse suivante qui évoque la destinée de Cornélie : « estraite dou lignaçe greignor », fille de « Rome » et issue « des Cornelois », elle a eu pour « mari […] Marcus Crassus »2737. Ainsi, son identité se fait de plus en plus précise, et Pompée abandonne le discours généralisant au profit d’une morale individuelle.

De cette façon, la réflexion sur la sincérité des sentiments, déjà présente dans les Fet des Romains 2738 et dans les autres versions de la guerre civile, est formulée de manière totalement originale dans la chanson franco-italienne :

‘« Ze vous sent mout buen gre, si vous ay mout amee,
De l’amor qe m’avés motré cum cere lee
Tant cum ze ay eü honor e grand posnee,
Qar ne m’avés gerpi por chaut ne por gelee […]
Or veray je des hor
Se vetre cuer a esté enver moy boiseor,
Se vos m’avés amé de buen cuer, sans folor »2739.’

L’honnêteté, la franchise et la loyauté de l’amour de Cornélie sont mises en avant par le héros vaincu et son discours est foncièrement différent de celui que l’on trouve dans les Fatti di Cesare : « Ma ora quando fortuna m’è del tutto contraria, dimostri che m’ami »2740. La forme impérative disparaît chez Nicolas de Vérone et le devoir est remplacé par un conseil implicite. La prescription s’est faite suggestion, la morale est devenue optative. En ce sens, la Pharsale franco-italienne est parénétique.

Cette pratique du sage stoïcien se retrouve dans la Prise de Pampelune où Roland s’illustre comme une véritable voix de la sagesse. Au début de l’œuvre, son rôle est d’autant plus proche de celui du philosophe qu’il sait amener Charlemagne à une pensée droite sans user d’impératifs. Le héros s’oppose à son oncle et lui montre ses torts d’avoir attaqué le roi lombard :

‘« Par ma foi » dist le duc « je ne l’en sai blasmier2741 ;
Bien savés l’ambasée que vous li envoiastes ier,
Che vous si li donastes, oiant vetre bernier,
Le palés Maoçeris, la tour eo metre estier ;
Car mout vous serviroit s’il li poüst entrier :
Or a il feit vous comand, ond l’en devés loer.
S’il sconfist ceus Tiois, il fist com prous e bier ;
Car i le voloient de sa maison jetier
E avoir honour de ce che i n’avoient à fier,
E Dexirier voloit miesme presentier
Le grand palés à vous e da vous recoubrier
L’onour, le lous, le pris, com il doit, pour entier ;
Car l’onour doit avoir qui le seit gaagnier.
Ensi m’aint Danideu com vous deusiés paier
Ceus que se venoient de ce à vous dementier,
Qu’il ne remist par lour, ne par lour mal ovrier,
Che tote Creste[n]tié ne fust misse ao frapier.
E quand vous devoiés roi Dexirier vengier,
Vous li venistes sour par fer lu detrençier.
E quand il vous voloit de sa raixon contier,
E vous ne le vousistes de noiant escoutier ;
Ains li feïstes vous l’asaut tot redoublier,
S’il defendi suen cors, nul nel doit reprocier ;
Ains le devroit cescun servir e honorier,
Ch’il a feit en un jour plus bontié, sens gaber,
Che en cinc ans n’avons feit ; ond je vous veul prier
Che pour ceste bontié qu’il a feite en primier,
E pour le grand outraçe que li est feit d’arier,
Que vous si li diés qu’il doie demandier
Un don quiel il voudra, qu’il l’aura sens tardier
S’il est de vetre honour, sens vous desaritier. »2742

L’idée principale du discours est résumée dans la très brève annonce du premier vers : Roland ne « sai[t] blasmier » Désirier. L’argumentation se développe ensuite à partir de données incontestables que l’orateur souligne par l’expression « Bien savés »2743. A deux reprises, le passé simple désigne un fait accompli, avéré, que Charlemagne ne peut nier2744. La conclusion arrive tout naturellement au vers suivant : « Or il a feit vous comand, ond l’en devés loer »2745. Après les quatre premiers vers qui représentent les données de la démonstration, le « or » introduit un nouvel élément, une nouvelle articulation logique, reliée par le « ond » à l’initiale du deuxième hémistiche. Le raisonnement s’apparente à un syllogisme imparable. A la rime, « loer » fait écho au « blasmier » du début de la tirade : en cinq vers, Roland est passé du refus du reproche au besoin de louange, et les deux verbes antithétiques soulignent ce retournement2746.

L’idée suivante est celle de la valeur de Désirier, elle aussi indiscutable. Courageux et fidèle à son empereur, le roi de Pavie mérite toutes les louanges, « Ch’il a feit en un jour plus bontié, sens gaber / Che en cinc ans n’avons feit »2747. Sont alors énumérés les manquements de Charlemagne. L’accusation de Roland contre son oncle est double comme le montre la binarité des vers 287-288 et 289-290. En effet, la construction est la même à deux reprises : le syntagme « e quand » suivi de l’imparfait désigne la situation initiale donnée, puis le passé simple du vers suivant décrit les actions qui ont été celles de Charlemagne, actions mal appropriées. Roland reproche au roi de France d’avoir attaqué Désirier et d’avoir refusé tout dialogue avec lui2748.

Tout au long du discours du champion français, morale prescriptive et morale optative alternent et le champ lexical du devoir, largement représenté2749, cède la place à celui du conseil à la fin de la tirade : « je vous veul prier »2750. Naimes reprend à son compte ces termes de parénétique : « Je vous consil com je doi consilier »2751.

Plus loin dans le poème, l’exemple à lui seul remplace toute prescription morale. Altumajor vient d’aider l’armée française à s’emparer de Cordoue et Roland dit à son oncle :

‘« Sire, cil sir che vieut examplir autement
Doit promettre e donier a cescun larçement,
Selong le etre de lu e de cil che atent
Le don e motrier li buen vis e buen talent.
Bien savés che Alixandre sourmu[n]ta tote gient
Trou plus par bien prometre e donier noblement
Che par nule autre çouse, com vous oiés sovent »2752.’

Au-delà d’un simple rappel de l’importance du respect de la parole donnée2753 et d’une exaltation de la magnanimité, cette présentation théorique de la largesse est tout à fait caractéristique d’une pensée stoïcienne en ce que le neveu de l’empereur envisage dans un premier temps une loi morale générale, avec un discours à la troisième personne du singulier et un présent gnomique, pour l’illustrer ensuite par l’exemple. La figure d’Alexandre le Grand l’emporte sur le dicton et le portrait de celui que l’on voudrait imiter remplace l’impératif. La morale est véritablement optative et, appliquée au quotidien, se définit comme une parénétique. Ainsi, Nicolas de Vérone choisit de faire de Roland le porte-parole d’une philosophie à laquelle il adhère.

En effet, le trouvère a souvent recours à cette forme de discours exemplaire. Dans la Pharsale, alors que ses sources ne le contraignent pas, il développe l’entrevue de Pompée avec les habitants de Larisse. Bien qu’il conseille au peuple de s’en remettre à César, nul ne veut le délaisser :

‘Pour ce dit le proverbe, qe de dir voir ne fine,
Q’au besoingn se conuit l’ami e sa convine,
E por ce q’il a buen li port amisté fine
Q’il vaut un buen ami plus qe tot Salomine.
Cestor furent amis e de loyaus doctrine
Ao besoingn ver Pompiu e sa amisté vesine,
Qe ja ne li fu home, ne viel ne meschine,
Qe ne s’alast a metre dou tot en sa demine,
E distrent : « Çentil sir, ne fer çause fraïne »2754.’

Le passage est largement amplifié par rapport aux Fet des Romains et il est le propre d’une philosophie du souhait. Le cas particulier démontre la véracité du proverbe et la théorie est sous-tendue par la vérification de l’exemple.

Précisément, il est remarquable que l’œuvre de Nicolas de Vérone se caractérise par une écriture du portrait. Cette caractéristique, que nous avons déjà soulignée à plusieurs reprises, s’inscrit dans une morale stoïcienne faite d’exemples et non pas de préceptes. César et Maozeris sont tous deux des êtres orgueilleux et vils. Pourtant, César apparaît triomphant et Maozeris reste une menace en suspens et n’est pas vaincu par les Chrétiens. Le poète franco-italien ne propose pas de discours moralisateur ; il se contente de brosser des tableaux de personnages, en condamnant leur attitude de façon globale. C’est le signe qu’il choisit une morale parénétique, sans jamais proposer de prescription. En ce sens, il s’illustre comme un sage du Portique. En effet, comme l’explique V. Brochard dans son article fondateur sur la morale ancienne :

‘S’il est une idée qui semble fondamentale puisqu'elle entre souvent dans la définition même de la morale, c'est l'idée d'obligation, de devoir. Nombre de moralistes acceptent sans hésiter de définir la morale comme la science du devoir, et notre esprit moderne ne conçoit même point une morale qui ne tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas certains préceptes auxquels il est tenu d'obéir. Cependant, si l'on veut bien y prendre garde, cette idée est totalement absente de la morale ancienne. Elle est si étrangère à l'esprit grec, que pas plus en grec qu'en latin, il n'est de mot pour l'exprimer. Jamais les anciens n'ont conçu l'idéal moral sous la forme d'une loi ou d'un commandement. Ni en grec ni en latin ne se trouve une expression que l'on puisse traduire par loi morale, et si, parfois, se rencontre dans les écrits des philosophes anciens l'expression de loi non écrite, nomos agraphos, ou de loi innée, il suffit de lire attentivement les textes pour s'apercevoir que le terme nomos est pris au sens ordinaire de coutume et d’usage. […] Il n'y a point, dans la morale grecque, un impératif, mais seulement un optatif. Cette morale se présente toujours comme une parénétique : elle donne des conseils, non des ordres. Et les longues listes de devoirs envers soi-même et envers autrui qui remplissent les traités modernes sont remplacées, chez les anciens, par des tableaux ou des portraits. On nous y représente l'idéal du sage, on nous y offre des modèles, en nous conviant à les imiter. Entre l'idéal et le réel, le rapport n'est pas celui du commandement à la soumission, mais du modèle à la copie, de la forme à la matière. Ainsi, nulle idée de devoir, ni de ce que nous appelons obligation, dans la morale des philosophes grecs. D'ailleurs, il n'en pouvait être autrement : la chose est facile à comprendre. En effet, le but que l'on se propose expressément dans toutes les écoles de philosophie anciennes, aussi bien dans l'école stoïcienne que dans celle d'Épicure ou de Platon, c'est d'atteindre à la vie heureuse. Et le bonheur dont il s'agit est le bonheur de la vie présente2755.’

Les principes moraux énoncés dans les textes de Nicolas de Vérone sont toujours suggérés et les personnages sont amenés à découvrir la vérité d’une action moralement droite sans qu’aucune prescription ne soit jamais formulée. Cette forme de sagesse, propre à la recherche d’une vie heureuse, s’affirme comme une morale domestique, individuelle et quotidienne. Dans la Prise de Pampelune, elle inclut aussi bien le refus de la vantardise2756 que celui de la médisance2757.

***

*

Chez les stoïciens, la soumission à l’ordre du monde est sous-tendue par un sentiment religieux très explicite accompagné d’une confiance totale dans la Providence. Malgré cette ressemblance avec la doctrine du Christ, stoïcisme et christianisme se sont développés indépendamment l’un de l’autre. La sagesse revendiquée par Cicéron et Marc Aurèle met à jour un hiatus entre l’homme et Dieu. Elle contribue à faire tenir comme inaccessible l’idéal d’apatheia d’où tout dialogue avec Dieu semble exclu.

Dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, le sage est celui qui concilie sans hésitation respect de l’ordre du monde et liberté individuelle. Jésus ne parvient pas à se détacher pleinement de ses contingences humaines alors que Domice et Pompée sont des incarnations de la sagesse. Les héros antiques sont plus vertueux que le Christ parce que l’idéal prôné par le poète franco-italien est stoïcien.

Capable d’opérer un distinguo entre la vertu absolue du sage et les prétentions simplement humaines, Nicolas de Vérone propose dans son œuvre une morale optative faite de conseils applicables au quotidien pour parvenir au bonheur. La présentation binaire de couples épiques prend alors une signification totalement inédite en ce qu’elle sert une morale antique de l’exemple. L’épopée à visée édifiante se fait parénétique.

Notes
2734.

G. Rodier, « La cohérence de la morale stoïcienne », Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1926, p. 287. Dans cet article, l’auteur explique que les Stoïciens ont été les premiers à distinguer « morale théorique » et « morale pratique », « morale idéale » et « morale mise à la portée de l’humanité », p. 293.

2735.

Les deux adjectifs se font écho à la rime. La Pharsale¸v. 2265 et 2266.

2736.

La Pharsale, v. 2266-2267.

2737.

La Pharsale, respectivement v. 2289, 2292, 2293, 2294 et 2296.

2738.

Les Fet des Romains, p. 548, l. 14-17 : « Se vos demenez duel, il semblera que vos plorez ne mie por moi, que vos avez encore tot vif, mais la richece et le pooir que fortune vos a sostret ; et ce ne seroit pas semblanz de veraie amor ».

2739.

La Pharsale, v. 2274-2277 et 2300-2302.

2740.

Les Fatti di Cesare, XX, p. 224-225.

2741.

Charlemagne accuse Désirier d’avoir tué ses hommes lors de l’attaque précédente.

2742.

La Prise de Pampelune, v. 270-300.

2743.

La Prise de Pampelune, v. 271.

2744.

La Prise de Pampelune, v. 271-272 : « l’ambassée que li envoiastes ier / Che vous si li donastes ».

2745.

La Prise de Pampelune, v. 275.

2746.

Un procédé similaire se retrouve un peu plus loin aux v. 292-293 : « nul nel doit reprocier / Ains le devroit cescun servir e honorier ».

2747.

La Prise de Pampelune, v. 294-295.

2748.

La Prise de Pampelune, v. 288 et 290 : « Vous li venistes sour par fer lu detrençier », « e vous ne le vousistes de noiant escoutier ».

2749.

La Prise de Pampelune, v. 275, 281, 282, 283, 287, 292, 293 et 298.

2750.

La Prise de Pampelune, v. 295.

2751.

La Prise de Pampelune, v. 303.

2752.

La Prise de Pampelune, v. 5601-5607.

2753.

Charlemagne avait promis à Altumajor de le faire « de la terre [qui entoure Cordoue] seignour », la Prise de Pampelune, v. 3899.

2754.

La Pharsale, v. 2099-2107.

2755.

V. Brochard, « La morale ancienne et la morale moderne », Revue philosophique, XXVIe année, Paris, 1901, p. 1 et 12.

2756.

La Prise de Pampelune, v. 1517-1519 et 2365-2372.

2757.

La Prise de Pampelune, v. 4670-4671.