Conclusion

Les héros de Nicolas de Vérone savent rester stoïques et contrôler leurs émotions. Ainsi, Pompée, Guron de Bretagne, Ysorié et Roland font preuve d’une mesure qui s’apparente à un véritable contrôle de soi. A l’inverse, les Païens, les Juifs, Maozeris ou Judas sont aliénés par des sentiments violents et la rapidité de leurs réactions, leur pâmoison, leur fuite ou les multiples changements de couleur de leur visage sont les témoins manifestes de leur manque de sagesse.

Cette répartition n’est pas fortuite et divise le monde en deux catégories d’individus nettement contrastées même si ce manichéisme trouve ses limites dans la présentation d’un César sachant, à l’occasion, dissimuler son effroi. Le contexte purement martial de la situation explique la contenance du chef de guerre qui s’affirme par là comme un général averti et un bon meneur d’hommes. C’est également la marque d’une certaine complexification du monde puisque le personnage, largement condamné, n’est pas totalement dépourvu de qualités, fussent-elles belliqueuses.

La maîtrise de soi dont Nicolas de Vérone fait l’apologie est le signe que l’univers a changé et que le chevalier, caractérisé par son extrême émotivité, est devenu courtisan. Autant il était excessif, dépourvu d’équilibre psychique, en butte à des débordements émotionnels incessants, autant, par dissimulation, calcul et hypocrisie, il vise désormais à se contrôler et à brider l’expression de ses sentiments2758.

Cependant, il est tout à fait remarquable que la mesure louée par le poète franco-italien s’applique plus au ressenti qu’à l’expression des émotions. Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, la qualité humaniste (défendue par d’autres auteurs franco-italiens) est proche de l’idéal stoïcien d’apatheia, et c’est totalement inédit.

Les héros restent muets et acceptent les événements extérieurs, même les plus douloureux, parce que leur prétention à l’héroïsme se comprend désormais comme une exigence de vertu stoïcienne de l’impassibilité. Il convient de ne s’étonner de rien : nihil mirari. Là encore, les protagonistes des différentes chansons du Véronais se répartissent en deux groupes nettement opposés : les héros demeurent stoïques face à leur destin alors que les personnages négatifs, en priorité les Juifs et les Païens, auxquels il faut ajouter César, assimilé au parti ennemi, se laissent dominer par leurs passions. Agités par des réactions violentes et intempestives, dont le signe semble être le changement de couleur du visage, ces figures sont à l’opposé de la sagesse du Portique que revendique Nicolas de Vérone.

Le poète franco-italien ne nie pas la difficulté d’un tel idéal puisque même Roland peut être visiblement choqué par l’attitude de son oncle2759, et que le Christ hésite. Seuls Domice et Pompée demeurent exemplaires en tout. A côté de leur vertu suprême de sage se dessine alors une vertu plus humaine, qui n’est pas sagesse et savoir absolus mais prudence, réflexion raisonnable et respect de sa nature.

Notes
2758.

Voir à ce sujet A.‑J. Gourevitch, La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, op. cit., p. 221.

2759.

La Prise de Pampelune, v. 154 : « suen vis paloï ». En d’autres circonstances, le chrétien Sansonet est lui aussi affecté d’un tel changement de couleur du visage : « rogi cum coral », la Prise de Pampelune, v. 2187.