Conclusion générale

Rédigée en Italie à l’époque de Nicolas Ier d’Este, l’œuvre de Nicolas de Vérone s’inscrit clairement dans le mouvement de réécriture de la geste française par des auteurs éloignés de la culture qu’elle représente. Sans doute le Trecento apporte-t-il à l’épopée un souffle nouveau en l’adaptant à une société et à une époque déjà modernes en comparaison de l’ère féodale qui avait vu l’émergence du genre héroïque. Le processus de l’intertextualité, inhérent à la création littéraire franco-italienne, est au cœur de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion. Le Véronais ne s’en cache pas puisqu’il revendique l’utilisation des sources auxquelles il a recours, françaises ou latines, en les citant dans ses poèmes.

Cependant, la mise en vers de textes préexistants s’accompagne d’une profonde modification des canons retranscrits et le poète s’affirme comme un auteur qui renouvelle une matière déjà connue. Précisément, c’est l’application du cadre de la chanson de geste à trois thématiques bien distinctes qui permet de redéfinir l’esprit même des légendes épiques, lesquelles s’affranchissent alors des récits strictement guerriers. Le trouvère s’approprie une forme codifiée et en respecte scrupuleusement les habitudes poétiques et rhétoriques, tout en les transposant à des sujets qui leur étaient jusqu’alors étrangers : les laisses monorimes s’enchaînent et le Judas de la Passion franco-italienne est dépeint sous les traits stéréotypés du traître.

Dans le même temps, l’adjonction de nouveaux couples épiques participe de l’héroïsation de la Passion puisque Pierre et Longin apparaissent comme le strict pendant de Judas et du larron endurci. Par une sorte de retour aux sources génériques, l’épopée renoue ainsi avec ses origines hagiographiques et le récit des derniers jours de la vie du Christ s’apparente à une « chanson de Jésus » qui évoque tout autant l’agonie de Vivien aux Aliscans que les Vies de Saints.

Habile à adapter le contenu du texte biblique au moule formel et structurel de la Chanson de Roland, Nicolas de Vérone ne l’est pas moins à créer, dans la Prise de Pampelune, des épisodes inédits et des personnages originaux dont la valeur a déjà été soulignée à maintes reprises : Désirier apparaît comme le héros glorieux du peuple lombard, roi noble et généreux qui a su amener Charlemagne à entériner les pactes de Constance, alors qu’Estout, dont le Padouan de l’Entrée d’Espagne fait déjà une description tout à fait singulière, se révèle un paladin fougueux et irrévérencieux préfigurant l’Astolfo de l’Arioste. Maozeris quant à lui assume un rôle lyrique qui conserve à la chanson une tonalité dont beaucoup d’œuvres tardives tendent à s’affranchir2765, même si les évocations poétiques du combat sont remplacées par des lamentations sur son propre sort.

Au cœur de cette galerie de portraits tout à fait innovante, Roland est comme absent, malgré son rôle dans le premier épisode du texte, et c’est probablement l’élément le plus remarquable de l’œuvre du poète franco-italien, comme une relecture de la tradition épique. Pour le remanieur de la geste française, et à la différence de son prédécesseur padouan, l’incarnation même de l’esprit héroïque est plutôt à chercher du côté de Pompée que de celui du neveu de Charlemagne. Porté aux nues alors que rien ne le prédestinait à une telle sacralisation, le héros défait de la Pharsale s’apparente, par certains aspects, au gouverneur romain de la Passion, si bien que la présentation et l’interprétation de ces personnages canoniques est inattendue.

Au début de notre étude, nous considérions la chanson antique de la Pharsale comme la clé de voûte de la création poétique du Véronais parce qu’elle exprimait la conscience de soi du poète ainsi que son appartenance à un univers courtisan. Unique épopée datée, signée du nom de son auteur, remarquable par l’acrostiche inscrit dans ses laisses et dédicacée au seigneur de Ferrare, elle a permis à différents critiques des études philologiques consistantes et éclairantes pour la littérature franco-italienne, au point de faire oublier parfois qu’elle était également représentative du retour à la pensée et aux textes gréco-latins caractéristique du pré-humanisme de l’Italie du Nord et d’occulter les aspects strictement littéraires du récit2766.

Or, si Nicolas de Vérone ressemble, par son attachement à la culture antique, à l’anonyme Padouan de l’Entrée d'Espagne et à tous les intellectuels bercés par l’enseignement du Studium de Padoue et les raffinements de la cour des Este, le choix qu’il fait de présenter une apologie de Pompée au détriment de la figure légendaire de César le rend totalement original.

Ainsi, dans un contexte propice à une réécriture qui se veut prolongement et amplification des modèles génériques plus que rupture avec la tradition ancienne, l’œuvre de Nicolas de Vérone ne se résume pas à une étape intermédiaire entre la vieille épopée française et les cantari postérieurs. Elle participe de la définition même de la « nuova epopea rinascimentale »2767 et propose une vision de l’homme et du monde strictement personnelle.

L’univers héroïque pris comme référence implique une lecture édifiante des modèles présentés. Les hauts faits guerriers de combattants exceptionnels font de la prouesse une qualité première jamais remise en question par l’auteur de la Pharsale et de la Prise de Pampelune. Célébration des exploits militaires, même si ces derniers ne sont pas couronnés de succès, la chanson de geste demeure, dans sa version franco-italienne, une exaltation de la force et du courage des héros.

Pourtant, les modèles génériques anciens subissent un infléchissement certain dans les poèmes de Nicolas de Vérone parce que le trouvère donne aux mythes qu’il emprunte une dimension essentiellement humaine. Les grandes figures historiques et exemplaires sont comme réactualisées et ce mouvement semble antinomique de l’esprit même des chansons de geste. Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, le grandissement épique s’atténue et le trouvère propose une chronique de la vie des hommes.

Certes, les formules convenues de l’expression d’un caractère extraordinaire ou d’une force hors du commun se retrouvent dans les trois poèmes, mais les principaux éléments d’un cadre merveilleux des aventures se réduisent à un simple décor. Les manifestations de la transcendance divine et les interventions surnaturelles sont purement ornementales et non plus ontologiques. Elles ne participent plus du sens à donner à l’œuvre.

Dans les légendes épiques que le poète reprend, l’homme tendait à dépasser sa stricte condition et à s’émanciper de ses limites au sein d’un monde hiérarchisé et organisé de façon verticale. Créature terrestre « entre l’ange et la bête »2768, le héros occupait une place intermédiaire dont il tentait, avec toutes les forces qui étaient les siennes, de s’affranchir afin de surpasser son humanité et d’atteindre la sainteté, parfois après une expérience de déshumanisation2769.

Mais ces conceptions héroïques ne se retrouvent pas chez Nicolas de Vérone qui exalte une grandeur humaine consciente de ses limites. Désormais placé au centre d’un monde où Dieu est de la plus grande discrétion, l’homme recherche son épanouissement personnel dans le temps de son passage en ce monde. Les héros sont tournés vers des préoccupations strictement terrestres et ne se soucient pas de la gloire qui pourrait suivre leur mort. C’est que, dans cette épopée résolument humaine, la chanson de geste est devenue chanson des hommes.

Assurément, la date de rédaction tardive des textes explique en partie cette complexification de l’univers épique au profit d’une peinture moins schématique et plus nuancée des rapports, conflictuels ou pacifiques, entre les individus. La notion d’altérité se trouble au point que la typification et le manichéisme des anciens jongleurs cèdent le pas à une écriture particularisante. Ainsi, l’individu remplace le clan.

Dans la Pharsale, le monde belliqueux de l’épopée intègre des nuances issues des romans courtois2770 et, influencé par les légendes du cycle arthurien, le poème en laisses monorimes s’éloigne de la stricte thématique guerrière en ménageant une place de choix aux affres de l’amour conjugal. Ainsi, le désespoir de Cornélie face aux revers endurés par son époux et l’attachement de Pompée à la femme aimée participent de l’émancipation des figures féminines dans l’épopée dont parle W.‑W. Kibler au sujet de la geste tardive2771.

Dans le même temps, l’idée de relations pacifiques entre les hommes induit une certaine représentation de la société et l’univers féodal de la Chanson de est remplacé par un monde aristocratique et bourgeois où l’on célèbre non plus seulement l’exploit guerrier mais aussi l’esprit humain. La vieille fortitudo est complétée par une forme nouvelle de sapientia, une manifestation de l’intelligence des hommes et de leur capacité de réflexion qui entrave toute action intempestive ou dépourvue d’analyse préalable. Dans ce cadre, le projet politique de Nicolas de Vérone s’apparente à celui des penseurs pré-humanistes et célèbre la force du peuple ainsi que la légitimité absolue de sa voix. Vox populi, vox Dei : le modèle de référence est celui de la république romaine que la Pharsale exalte et que Marsile de Padoue théorise dans le Defensor pacis.

C’est que l’ancienne épopée française a été supplantée par une forme d’épopée chevaleresque qui induit une nouvelle définition de l’homme. Entièrement guidé par sa raison, il analyse les fondements moraux de chacune de ses décisions. La sagesse et la prudence dont il fait preuve sont exclusivement tournées vers l’action et les chansons héroïques prennent ainsi des allures de traités didactiques. La modération exaltée est celle du Popolo italien, celle de cette classe moyenne dont le modèle, au siècle classique, sera celui de « l’honnête homme »2772. Le Moyen Age semble s’achever et la Renaissance est déjà en germe.

Par certains aspect, les chansons de Nicolas de Vérone s’apparentent à d’autres textes qui leur sont contemporains : elles sont le témoin du renouveau dans la façon de penser et de définir l’homme propre à un environnement pré-humaniste. Mais elles n’en sont pas moins absolument originales et novatrices.

En effet, l’auteur de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion se distingue fondamentalement de tous les autres représentants de la littérature franco-italienne en offrant à son public une œuvre composée de trois poèmes à la thématique distincte mais qui ont en commun d’exalter un univers profondément moral et d’afficher une évidente revendication de vérité. L’apport philosophique dont témoignent ses poèmes est essentiel et le modèle littéraire mis en œuvre est plus celui de la fable et de l’exemplum que celui de la chanson. La prouesse de Jésus est toute spirituelle et son combat, qui s’apparente à celui de Pompée, manifeste la force de sa vertu. Les héros aspirent désormais à la sagesse.

Cette dernière se définit non pas uniquement comme l’utilisation rationnelle de son esprit mais comme une recherche morale, une exigence personnelle, tant d’humilité que de partage ou de contrition. Pour autant, les valeurs louées sont autres que celles imposées par la seule théologie et c’est tout à fait remarquable. Les vertus chrétiennes ne suffisent pas à délimiter les contours de l’idéal humain et la largesse épique se fait recherche d’ascèse et de dépouillement. Il ne s’agit pas d’une tentation du renoncement stérile mais bien au contraire d’une perpétuelle mise à l’épreuve. Ainsi, la volonté individuelle joue un rôle majeur dans l’acquisition des vertus et l’élection divine disparaît totalement au profit d’une religion de l’homme : le sage s’apparente aux stoïciens antiques, le héros des chansons de geste présente une toute nouvelle humilité. Ne subsiste de son ancien orgueil que la prétention de se prescrire sa ligne de conduite sans tenir compte d’un quelconque impératif divin.

L’idéal célébré par Nicolas de Vérone est celui d’une maîtrise de soi et d’un pouvoir sur son corps et ses émotions. L’aspiration au dépassement est remplacée par la quête de l’apatheia et le monde s’affranchit de ses anciennes représentations. Hier uniquement vertical et régi par la toute puissance divine, il imposait au héros une recherche de l’exploit propre à le faire s’élever au dessus de sa condition humaine. Les humanistes du Trecento le conçoivent plus volontiers horizontal et l’homme, dont les qualités sont potentiellement infinies, en occupe le centre. Pour sa part, le poète véronais présente une vision circulaire du monde, en perpétuel mouvement, où l’héroïsme consiste à accepter sa destinée et à s’en remettre à ce qui arrive. Cette exigence de contentement face aux événements extérieurs définit la vertu absolue du sage qui se conquiert à chaque instant, est sans cesse objet de remise en question et ne paraît jamais définitivement acquise. L’image stoïcienne de l’éternel recommencement2773 illustre la complexité et la difficulté de l’idéal moral recherché.

Dans le même temps, elle est une métaphore du processus même de l’intertextualité qui donne toute leur valeur aux textes du poète franco-italien puisque le même est sans cesse autre. A l’image de cette palingénésie, la chanson est devenue fable, l’épopée, morale, le compagnon d’armes, incarnation d’une vertu remède, le héros, sage, et l’épique, éthique. Sans que le trouvère n’applique systématiquement les doctrines du Portique, il imprègne ses poèmes d’une tonalité néo-stoïcienne incontestable et réinterprète largement les conceptions morales de l’héroïsme.

Chanson des hommes, chanson courtoise et chanson éthique : jamais « le caractère holistique de la chanson de geste »2774 n’est apparu avec autant de netteté que dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, qui célèbre un stoïcisme amené à renaître quelques années plus tard dans l’Italie des humanistes et condamné à la Renaissance par certains penseurs chrétiens2775.

Notes
2765.

Voir à ce sujet C. Roussel, « L’automne de la chanson de geste », Cahiers de recherches médiévales, 12, 2005 (La tradition épique du Moyen Age au XIX e siècle), p. 28.

2766.

Voir à ce sujet R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 14-25 ; V. Crescini, « Di una data importante nella storia dell’epopea franco-veneta », art. cit., p. 336-337 ; F. di Ninni, « Tecniche di composizione nella Pharsale di Niccolò da Verona », Medioevo romanzo, X, 1, 1985, p. 103-122 ; C. Cremonesi, « A proposito del Codice Marciano Fr. XIII », art. cit., p. 96.

2767.

A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 339.

2768.

M.‑E. Bély, J.‑R Valette, J.‑C. Vallecalle, Entre l’Ange et la Bête. L’homme et ses limites au Moyen Age, op. cit.

2769.

Dans les œuvres romanesques, la déshumanisation des héros les ravale au rang de l’animalité. Voir par exemple Chrétien de Troyes, Yvain ou Le chevalier au lion, éd. D.‑F. Hult, Paris, Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1994, v. 2807-2828.

2770.

Au sujet de cette influence dans la littérature franco-italienne, voir G. Folena, « La cultura volgare e l’umanesimo cavalleresco nel Veneto », art. cit., p. 145-146.

2771.

W.‑W. Kibler, G.‑A. Zinn, Medieval France, an encyclopedia, Londres, Garland Publishing, 1995, p. 196.

2772.

Sur les similitudes entre le courtisan de l’humanisme italien et l’honnête homme, voir S. Dresden, L’Humanisme et la Renaissance, op. cit., p. 92.

2773.

Voir à ce sujet J. Brun, Le Stoïcisme, op. cit., p. 52.

2774.

D. Boutet, La Chanson de geste, op. cit., p. 205.

2775.

Voir à ce sujet A. Tarrête, Stoïcisme et christianisme à la Renaissance, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2006, p. 241 : « L’anti-stoïcisme chrétien du XVIe siècle naît en réaction au mouvement de redécouverte admirative de la sagesse stoïcienne par l’humanisme italien ».