B- La pauvreté et ses conséquences psychiques

La thématique principale qui se dégage dans différents ouvrages est la notion d’exclusion. Elle suscite l’intérêt de nombreux auteurs dans différentes disciplines, elle participe aussi à l’intitulé d’un certain nombre d’ouvrages collectifs et de colloques.

De fait, elle se décline sur différents modes, de l’exclusion liée à la pauvreté, au racisme, au handicap, à la maladie, embrassant par cet unique mot des modes d’être au monde multiforme.

Pourquoi il y a t-il eu un tel engouement, ou une telle exclusive d’un mot depuis ces dernières années ?

Nous laisserons cette question ouverte. Par contre nous allons dégager à travers des auteurs de référence des définitions concernant l’exclusion liée à la pauvreté.

Pour J.B de Foucault, cité par J. Perret dans son article : « la psychiatrie interpellée », l’exclusion :

‘« Constitue un phénomène nouveau dans nos sociétés et ne peut être assimilée ni à la pauvreté ni à l’exploitation. Il y a des sociétés pauvres qui ne sont pas des sociétés excluantes car elles ont conservé des liens sociaux forts. Quant à ce qui différencie l’exploitation de l’exclusion, c’est l’absence de rapport social : l’exclu ne se situe plus dans un rapport d’échange avec autrui, il est seul, sans droits sur autrui parce qu’il ne se représente plus d’utilité pour lui. »21

E. Piel souligne que, devant la mise en place d’une économie mondiale qui jette de plus en plus de personnes dans la précarité de l’emploi, nous assistons à des phénomènes de surendettement, à l’apparition de miséreux dans les centres des villes et à l’augmentation des familles monoparentales. Devant cette paupérisation de plus en plus grande de personnes, apparaissent des conséquences sociales importantes dont en particulier une nouvelle souffrance psychique où se mêlent honte, culpabilité, perte des repères spatio-temporels, phénomènes addictifs.

Peu d’auteurs ont souligné l’exclusion liée à la pauvreté, c’est à dire liée au non-rapport d’échange du sujet avec les autres pour sa survie physique, si ce n’est à travers l’institution sociale. En effet, les questionnements se sont surtout portés sur ce que signifiait l’exclusion, sur les processus inhérents à l’exclusion, sur la différence entre l’exclusion et d’autres formes de processus sociaux, comme la marginalité par exemple ou sur ce qu’induisait l’exclusion sur le plan psychique et physique.

Sous la plume de H.Chafaï-Salhi, nous pouvons lire :

‘ « Qu’est-ce que cette masse d’exclus dont on ne sait par qui ou par quoi et de quoi ils sont exclus ? Est-ce une catégorie ? Une sorte de nouvelle classe sociale ? Classe sociale aux contours incertains. Le fait est que, sans former une classe sociale, cette exclusion renvoie à tous les non-dits de ce que l’on appelait autrefois les pauvres, avec la dangerosité implicite qui s’y attache. »22  ’

Le mot pauvre apparaît, comme un mot d’autrefois, renvoyant à un temps passé, où la personne qui avait peu ou pas de moyens de subsistance était considérée par la société comme étant pauvre. Quid aujourd’hui de ce terme, au profit d’une notion, que nous considérons, comme une notion fourre tout, quand celle-ci est utilisée pour expliciter tous les phénomènes sociaux qui se construisent autour de l’exclusion.

Comme le souligne fort à propos M. Xiberras, peut-on sous une même catégorie réunir les différents processus d’exclusion :

‘« A savoir les processus d’exclusion par représentation stigmatisante, par déni ou par méconnaissance, par angoisse collective ou haine atavique, les pratiques sociales d’hostilité, de rejet voire de conflit. Les populations restées au-dehors, à la marge, et celles exclues au- dedans (ghettos, réclusion.). »23

Plus loin, elle précise sa pensée, en considérant que : 

‘« Tout se passe comme si l’exclusion permettait de regrouper différentes énigmes, formant à son tour une catégorie globale paradoxale. »24

Elle considère que l’emploi du terme exclusion nécessite de tenir compte de l’échange à rétablir, à partir du point de vue de l’exclu et de celui de la société, car la vraie question est de savoir de quoi l’individu est exclu.

En ce qui nous concerne, nous avons porté notre intérêt sur l’exclusion du sujet hors de l’échange marchand, hors de la sphère économique et donc en rupture du lien économique, rupture qui a abouti pour certains à un lien avec l’institution sociale dans le cadre de l’allocation minimum. De fait, nous rejoignons la pensée de R.Castel qui signifie que la parole sur l’exclusion :

‘« Conduit à autonomiser des situations-limites qui ne prennent sens que lorsqu’elles sont restituées dans des processus. Les « exclus » sont à l’aboutissement de trajectoires, et de trajectoires différentes. On ne naît pas exclu, on le devient. »25

Nous allons pour terminer, serrer notre propos, sur les conséquences psychiques liées à la pauvreté, en précisant qu’il ne s’agit pas pour nous d’être dans une démarche de stigmatisation qui consisterait à étudier les conséquences liées à la pauvreté en tant que telle, mais d’analyser les processus psychiques que certains sujets ont mis en place dans le lien à l’autre, et à soi même du fait même d’un en dehors du circuit d’échange économique. Autrement dit, nous précisons que la pauvreté n’est pas en soi pathologique, ni sujette à des symptômes précis, c’est toujours dans le lien intrapsychique et intersubjectif à partir de l’état institué qu’elle trouve peu à peu à s’y loger dans ses conséquences.

Pour V. De Gaulejac, le sentiment de honte est vécu par les individus qui sont pauvres. Il définit la honte, comme un sentiment qui s’origine dans le rapport à l’autre et au monde avant de devenir un sentiment interne. Il y a donc une primauté de la genèse sociale de la honte. La honte est le produit d’un « double mouvement, social et psychique », elle est la conséquence :

‘ « D’une humiliation soit dans une situation « personnelle » (être surpris dans une position « honteuse »), soit dans l’assimilation invalidante à son groupe d’appartenance (famille, race, groupe ethnique, classe sociale…) Dans les deux cas, l’impulsion est externe. Survient alors un « mouvement » psychique par lequel la honte est intériorisée. L’humiliation, le mépris, l’invalidation dont l’individu et l’objet, produisent une réaction psychique, une trace qui persiste alors même que l’humiliation a cessé et n’a plus de raison d’être. »26

Il poursuit en stipulant que le sujet a le sentiment d’être nul, de ne plus rien valoir du fait du renvoi par autrui d’une image du moi du sujet négative. Pour les pauvres, la honte issue du fait d’être pauvre, les : 

‘« Place dans une contradiction qui détruit leur identité sociale : il leur faut être différents de ce qu’ils sont, c’est à dire différents de ceux dont ils sont issus, de ceux qui sont comme eux, du groupe auquel ils appartiennent…. la honte isole, elle ne peut être partagée. Au contraire, elle pousse à se distinguer de ceux qui portent la marque de l’échec, à rejeter à son tour les autres, à les mépriser pour s’en dégager : échapper à la pauvreté, c’est pouvoir sortir de son groupe d’appartenance et être amené à haïr ceux qui partagent cette condition. »27

J. Furtos, parle aussi du sentiment de honte en s’appuyant sur « la triade de l’exclusion » décrite par J. Maisondieu : « honte, inhibition affective et cognitive, découragement. » Cette triade aboutit à « une abolition de la demande », qui a pour conséquence la disparition de l’autre :

‘« C’est à dire du lien social, ce qui renforce l’engrenage de l’exclusion et signe l’entrée dans une spirale infernale : plus je vais mal, moins je suis demande, et moins je demande, plus je suis exclu. »28

Pour M. Sassolas, il y a une souffrance psychique particulière de l’exclusion, qui est :

‘« Dans sa nature toujours la même. La répétition des échecs induit une perte de l’estime de soi, un intense vécu de déception par soi-même et par les autres… l’échec social confronte celui qui le vit au constat de sa propre impuissance à se préserver de la douleur, de la perte, du malheur. Cette souffrance-là est de nature narcissique. Elle a souvent pour conséquence une véritable sidération des capacités du moi, comme c’est volontiers le cas dans les situations traumatiques. La capacité de penser, d’éprouver, de fantasmer, est alors défensivement gelée. »29

Cet auteur précise qu’il n’y a pas de pathologie psychique intrinsèque au traumatisme psychique de l’échec et de l’exclusion. En d’autres termes, les processus réactionnels au traumatisme de l’échec pré-cités, n’ont pas « forcément leur origine dans des conflits infantiles, et doivent parfois être mis en relation non avec le passé, mais avec le présent du patient. » (p.35 ibidem)

E. Piel, rejoint les auteurs qui viennent d’être cités, en parlant :

‘ « D’une nouvelle souffrance psychique, non décrite dans les manuels médicaux, où se mêlent la culpabilité, la honte, le désespoir, l’abandon, la perte des repères spatio-temporels, la toxicomanie… Les professionnels de la psychiatrie ne sont pas formés pour y répondre et même la comprendre et, bien souvent, ils ne savent pas décoder l’expression surprenante de la souffrance et des demandes de soin. Ce constat impose de repenser d’urgence une grande partie de la formation des médecins et des infirmiers spécialisés en psychiatrie ainsi que les pratiques sectorielles, inadaptées face à ces nouveaux besoins. »30

Nous avons surtout fait référence à des auteurs qui ont traité de la souffrance psychique "des exclus."

L'analyse sociologique de Michel Messu ouvre le débat car il considère :

‘«Que la pauvreté en effet ne peut pas être au premier chef un thème sociologique. Le thème sociologique par excellence, ici, est bien celui de la stratification sociale, de la distribution des rôles et des places dans la société, partant, des modalités de production et de reproduction de ces différences. C'est donc en considérant l'éventail de la distribution des places et des rôles sociaux que le sociologue est amené à traiter de cette place singulière qui sera occupée par celui qu'il qualifiera de "pauvre". De ce point de vue, la sociologie de la pauvreté n'est que l'appellation d'un moment de la description de l'ordre ou de l'organisation de la société. Ou encore, si l'on adopte un autre point de vue plus dynamique, de la description des processus de distribution des positions sociales."»31

Pour cet auteur, la métaphore de l'exclusion s'apparente à ce que :

‘"Gaston Bachelard appelait « des pauvres mots. » Extensions abusives des images familières, ils prétendent opérer comme concepts scientifiques et font grand tort à l'analyse."32

Citer la pensée de cet auteur nous est apparu signifiant pour ne pas oublier comme le souligne fort à propos Robert Rochefort dans la préface de l'ouvrage de cet auteur que :

‘"La société s'économise finalement la véritable interrogation sur elle-même qui ne situe pas sur le sort qu'elle réserve aux différentes personnes qui la composent, mais plus essentiellement sur les ressorts qui la fondent. En adoptant cette approche, on comprend alors plus aisément que les concepts de "nouvelle pauvreté" ou d'exclusion sont purement tautologiques, qu'ils établissent une partition duale ex ante entre les "in" et les "out", entre ceux qui sont au-dessus du seuil de vie décente et ceux qui au contraire sont en dessous, ce que finalement on retrouve ex post en déclarant alors que l'on a mis à jour la fracture sociale fondamentale."33

Cette analyse stipule qu’exclusion, comme insertion sont des "pauvres mots", car ils ne tendent à considérer que l'aspect segmentiel d'une population et non l'inclusion de celle-ci dans un tout social.

Une question s’impose : peut-on poser l’analyse que nous venons de faire dans les mêmes termes vis-à-vis du thème que nous traitons c’est à dire ce qui se joue entre le sujet et l’institution sociale à travers l’argent ?

Une première réponse considère que traiter du psychisme, c'est traiter du sujet singulier ; néanmoins traiter du psychisme à travers l'échange entre le sujet pauvre et l'institution sociale, c'est aussi s'avancer sur un terrain qui pose la vision d'une société sur elle-même à un moment donné.

C’est pourquoi, nous avons traité de l’échange, (c’est-à-dire du contenu psychique de la chose échangée et non des processus d’exclusion) et de ses conséquences sur les sujets.

A partir de ce qui vient d’être dit, sur les différents apports théoriques de Freud et de ses successeurs sur les champs cliniques précités, nous pouvons extraire une idée princeps, idée qui cimente toutes ces recherches, et qui correspond à la notion d’échange. En effet, le principe de l’échange est récurrent, il participe dans le lien institué par le sujet avec l’institution, les formations collectives et les groupes d’appartenance afférents, ainsi qu’à l’échange entre les pauvres et la société.

A la question de savoir ce qui s’échange et de quel type d’échange s’agit-il, nous pourrions répondre qu’il s’échange en tout état de cause de la matière psychique, prise sous le primat du pulsionnel ou des identifications projectives, de l’idéal du moi ou du narcissisme ; le sujet échange avec l’autre, l’autre de l’Autre, avec lui-même ou dans le refus de cet échange.

En tout état de cause, il y a des particularités de l’échange, nous traiterons de celle qui est le but de notre recherche, c’est à dire de l’échange entre le sujet pauvre et l’institution sociale.

Notes
21.

Perret J, Déqualification sociale et psychopathologie, Actes du colloque du Vinatier Lyon, p.120

22.

Chafaï- Salhi H, Exclusion et psychiatrie p. 40

23.

Xiberras M., Les théories de l’exclusion, p.21

24.

Xiberras M, ibidem, p. 21

25.

Castel R, Cadrer l’exclusion in l’exclusion, définir pour en finir, p.37

26.

De Gaulejac V, Honte et pauvreté, Déqualification sociale et psychopathologie, p.127

27.

De Gaulejac V, ibidem, p.133

28.

Furtos J., Problèmes d’identité et partenariat dans le champ de la précarité sociale, in Exclusion et psychiatrie, p. 81

29.

Sassolas M, Comment soigner la souffrance psychique née de l’exclusion in Dire l’exclusion, p.34

30.

Piel E., Psychiatrie et exclusion : un problème de santé publique in Exclusion et psychiatrie, p. 25

31.

Messu M, La pauvreté cachée, p.17

32.

Messu M, ibidem, p. 97

33.

Rochefort R, ibidem, p. 7