Les entretiens

Au cours du premier entretien, Christine donne à voir une personne inquiète, repliée sur elle-même, et qui attend qu’on l’interroge pour parler. Devant une parole qui m’apparaissait difficile pour le sujet, j’ai utilisé l’aspect administratif (nom, date d’entrée au Rmi, expérience professionnelle, situation de famille) pour entrer en communication avec Christine.

Il faut souligner que ce support m’a souvent servi dans notre pratique comme objet médiateur, pour établir un dialogue avec certains allocataires qui éprouvaient de la difficulté à se saisir d’une parole qui les concernait car, au-delà, des histoires singulières de chacun, il y avait une communauté de vécu qui appartenait à la condition même de leur non-statut social. Cette communauté de vécu qu’est l’exclusion du corps social induit des positions honteuses, des positions d’effritement identitaire qui enferment le sujet dans une non parole sur lui.

Avant que Christine ne parle, je fus surprise par sa minceur et son aspect petite fille apeurée. Dans l’après-coup elle me fit penser à un petit animal que j’avais envie de protéger. 

Elle éveillait chez moi quelque chose de maternel, un désir d’être une mère qui va donner une bonne nourriture. J’étais d’entrée de jeu prise dans un contre transfert où prévalait l’identification projective.

En effet, j’étais psychiquement celle qui devait apporter à Christine le bon objet, pour m’éviter d’être confrontée à l’angoisse de mort, qu’elle me faisait vivre.

Je réalise aujourd’hui que dans la rencontre avec le sujet, il n’y a pas de prévalence dans le ressenti du clinicien.

En effet, même si la parole est l’objet d’analyse principal, le sujet donne à voir dans cette rencontre son corps, la manière dont celui-ci est montré sans être nommé ou la manière dont il est nommé sans être montré, il laisse inconsciemment des traces dans la psyché du psychologue. Celles-ci sont difficiles à entendre, car elles s’originent dans des éprouvés archaïques.

J’apprends que Christine est d’origine polonaise de par son père, et que le père de celui-ci est né en Pologne et qu’il a immigré en France.

Je me demandais pourquoi il y avait eu immigration. Était ce à cause de la deuxième guerre mondiale pour fuir l’horreur du fascisme ?

Je ne posais aucune question, mais les causes de cette migration m’interrogeaient, parce que, inconsciemment, je rapprochais la maigreur des gens qui vécurent dans les camps de concentration avec la minceur de Christine.

En demandant à Christine si elle avait des problèmes de santé, je prends connaissance des problèmes qu’à Christine avec la nourriture,  problèmes qui ont commencés «  à l’arrêt de ses études. »

Christine me parla de ses phases boulimique et anorexique, et du fait qu’elle n’a pas réglé ses problèmes avec la nourriture. Elle énonçait sa problématique sur le plan manifeste comme quelque chose d’important pour elle, et en même temps, son langage était désaffecté. Autrement dit, elle maintenait une distance qui lui permettait de n’éprouver aucun affect. Elle ne me paraissait pas présente à elle-même, tout en étant présente dans la relation.

En effet, Christine me regardait avec une intensité qui se rapprochait de la fixité. Que projetait-elle sur moi ?

Je ne pouvais pas à ce stade de la relation clinique émettre des hypothèses de travail, mais j’éprouvais un sentiment de malaise devant ce regard qui me faisait ressentir quelque chose qui s’apparentait au vide.

Christine me dit qu’elle avait un frère qui vivait aussi chez ses parents, frère qui : «  ne va pas très bien. » L’énonciation de Christine me surprit, elle ne nous avait en aucune manière parlé de son frère en tant que frère mais comme d’une personne porteuse d’un mal être, comme elle était porteuse de sa pathologie.

Ce frère qui s’appelait Jean était désigné dans une sorte de chosification qui maintenait à distance le lien fraternel. Christine, là non plus n’émit aucune émotion, elle constatait, en se mettant en dehors de tout lien qui aurait pu être pour elle anxiogène. Dans l’après-coup, je réalisais que c’est le lien même qui était pour Christine à éviter.

Elle mettait en place une relation d’objet, où l’objet était vécu comme un objet partiel, car dans l’incapacité psychique d’être vécu comme un objet total. Au niveau de la représentation, Christine avait intériorisé une imago qui, à ce stade de l’avancée clinique, pouvait s’apparenter à une imago intrusive, dont il fallait se protéger en la tenant à distance.

A ma question portant sur la profession de sa mère, Christine répondit que celle-ci n’a jamais travaillé. J’apprends que sa mère était intéressée par les médecines parallèles, l’écologie et tout ce qui tourne autour des différents modes d’alimentations : macrobiotique, végétarien…

Christine me paraissait être en miroir par rapport à cette mère. En effet comme elle,elle s’était intéressée aux même sujets, sujets qui étaient loin d’être neutres par rapport à sa pathologie, sujets qui avaient été psychiquement idéalisés pour maintenir et remplir un moi idéal.

Dans la réalité, la mère de Christine, voulait dans sa jeunesse faire les Beaux-Arts, mais ses parents s’y étaient opposés. Je me demandais comment, dans la psyché maternelle, ce refus avait-il été intégré ? En d’autres termes, comment la mère de Christine avait-elle transmis inconsciemment à sa fille ce refus, refus qui pouvait s’apparenter à une castration de son désir ?

Elle aurait été d’une certaine manière barrée dans son désir de créer, et d’avoir une identité professionnelle. 

Christine, malgré des études brillantes, et un avenir professionnel prometteur était au Rmi. Elle n’avait jamais travaillé, comme sa mère, elle était à la maison, dépendante de l’institution sociale pour vivre, comme la mère était dépendante de son mari pour vivre.

Christine me parla ensuite de ce qu’elle appelait : « des coups de main » c’est-à-dire du fait qu’elle était allée travailler chez des amis pour garder des chèvres, pour aider au travail de la terre, coups de main qui n’étaient jamais rémunérés.

J’avais le sentiment en écoutant Christine que le travail fourni n’avait pas de contre partie c’est-à-dire l’argent. Elle travaillait pour rien ou dans une optique d’échange, qui s’apparentait au troc. Il y a ici un point nodal dans l’analyse du discours qui sera repris dans l’analyse thématique.

Christine poursuivit ce premier entretien sur l’investissement massif que toute la famille a eu dans la restauration du mas. En effet, elle m’en parla comme d’un projet important car il correspondait pour elle à la création d’un lieu particulier, sorte de point de rencontre entre des gens liés par les mêmes centres d’intérêts, point de rencontre où débats et nature s’harmoniseraient. Sorte de description du paradis, d’éden où conflits et pulsions n’existeraient pas.

Christine était prise dans ce sentiment océanique où prévalait une relation fusionnelle où l’autre n’existait pas. Seule l’assurance de ce lien unissait la famille dans ce projet. Christine, comme les autres, était unie aux autres membres du groupe par ce lien qui les unifiait dans une indifférenciation totale. Nous constatons une isomorphie du groupe familial, c'est-à-dire selon R.Kaës un groupe ou : « il n’existe qu’un espace psychique groupal, et non des espaces psychiques individuels » (p66 in les théories psychanalytiques du groupe), isomorphie du groupe familial où l’objet maison est l’objet mythique représentant d’une relation idéale du paradis perdu.

Il y a ici une matérialisation d’une nostalgie relationnelle qui évite ainsi les différents enjeux pulsionnels.

Christine me fit part de son suivi psychothérapeutique dans le cadre du CMP, et précise que ce n’est pas la première fois qu’elle fait un travail psychothérapeutique. Je suis restéesurprise par ces paroles qui arrivaient presque en fin d’entretien.

Aujourd’hui, dans l’après-coup, ce sentiment de surprise m’a renvoyé au niveau contre-transférentiel à un double mouvement : un mouvement ambivalent de puissance et d’impuissance. En effet, Christine m’apprend qu’elle a rencontré d’autres psychologues qui visiblement n’ont pas fait affaire, et qu’elle en voit un à l’heure actuelle.

Quelle était ma place dans cette suite de psychologues ?

Soit j’étais celle qui était la nième, soit j’étais celle qui pouvait entendre là où les autres n’avaient pu. Il me parait fondamental de pouvoir dire combien nous avons éprouvé cette ambivalence, ambivalence qui est le contre point de la toute puissance du sujet.

Dit d’une autre manière, j’ai éprouvé dans un mouvement d’identification projective la toute puissance du sujet, éprouvé qui m’a fait douter du bien fondé de notre pratique, et qui a réveillé quelque chose de l’ordre de la rivalité entre confrères et surtout entre consœurs. !

A la fin de ce premier entretien, Christine dit : « je ne suis pas bien dans ma peau » « je me sens appelée » ; elle rajouta qu’elle croyait en Dieu, et qu’elle avait envie d’écrire mais qu’elle n’y parvenait pas.

A l’écoute de ces paroles, je ne suis pas intervenue, car il me semblait important que Christine puisse déposer ce qui m’apparaissait comme un appel autre que religieux, appel qu’elle déposait dans le cadre de l’entretien, et qui avait pour fonction de maintenir ce qui pour elle était ce qu’il y avait de plus archaïque.

Autrement dit, Christine utilisait le cadre de l’entretien qui n’était pas un cadre psychothérapeutique (il était ailleurs) pour énoncer l’énigme irrésolue d’une relation archaïque.

Je proposais à Christine de la rencontrer dans le cadre d’un soutien psychologique, cadre qui entrait dans le dispositif de l’insertion sociale. Elle accepta de me rencontrer une fois tous les quinze jours.

Dans les entretiens qui suivirent, Christine parla de son goût pour la nature, des promenades qu’elle aimait faire chaque jour, de son désir de découvrir le désert ainsi que celui d’élever des animaux, et du plaisir qu’elle avait à s’occuper du jardin de ses parents.

Tout en écoutant parler Christine de ses intérêts, je m’interrogeais sur ce mode narratif qu’elle utilisait. Elle était dans la description de la nature d’un enthousiasme excessif, enthousiasme qui détonnait avec son mode d’énonciation où d’une certaine manière elle ne parlait pas d’elle. Elle donnait à voir une sorte d’idéal rousseauiste qui lui permettait de masquer sa réalité psychique.

A travers cette évocation de la nature, il y avait chez Christine, une identification à la nymphe au sens mythologique c’est-à-dire, la personnification à travers les traits d’une jeune fille des divers aspects de la nature. Cet aspect identificatoire renforce un idéal du moi qui trouve ici une rationalisation, grâce à une matérialisation de la pensée, qui évite tout surgissement d’une pulsionnalité qui serait anxiogène.

Ne comprenant pas pourquoi Christine avait arrêté ses études, elle évoque le fait que la recherche l’ait intéressée mais qu’elle voulait être en contact avec la nature, en d’autres termes, qu’elle aurait désiré partir dans des expéditions comme au 19éme siècle !

Une fois de plus, elle mettait en avant cette idéalisation, au risque de ne pas avoir d’avenir professionnel du tout, chose qui dans la réalité se vérifiait : elle percevait l’allocation du revenu minimum.

En d’autres termes, elle préférait vivre avec une somme d’argent plus que modique, plutôt que de travailler en échange d’un salaire, qui aurait été au vu de sa qualification autre.

Mettre sur le compte de la pathologie anorexique le fait qu’elle soit dépendante de l’institution sociale n’est pas un axe d’analyse suffisant.

En effet, d’autres bénéficiaires ont des pathologies qui rentreraient dans les classifications cliniques : problématiques dépressives, d’alcoolisation excessive, et d’autres qui n’ont pas de pathologie signifiante si ce n’est, une « souffrance psychique » qui les immobilise dans leurs capacités projectives.

S’agit-il de traiter, d’aborder, le sujet sous l’angle d’un axe de connaissance des processus psychiques en jeu, axe rentrant dans une doxa classiquement établi ou s’agit-il de prendre en compte le lien unissant le sujet au social, pour dégager des pistes théoriques, ouvrant des horizons autres, qui élargiraient le champ d’investigation dans la compréhension du sujet ?

Christine, ne faisait que certifier, à travers son histoire, le choix de m’engager dans cette recherche universitaire.

Christine me fit part du fait qu’elle : «  avait eu des résultats scolaires bons par accident. »

Elle mettait sur le compte du hasard ou plutôt d’un incident, dans son parcours universitaire,le fait qu’elle ait obtenu des résultats scolaires excellents, car en fait, elle fut première de sa promotion ! Devant cette énonciation, qui niait toute attribution à la propre valeur intellectuelle de Christine j’ai gardé le silence. En effet, le sujet rejetait ce qui était de l’ordre du bon, le jugement d’attribution ne fonctionnait pas, l’objet bonne note dans la réalité, était extérieur, il ne faisait pas l’objet du processus psychique d’appropriation.

Même si cet objet était le résultat d’une pensée qui était la sienne, donc de quelque chose qui provenait de l’intérieur d’elle-même, cet objet était psychiquement considéré par Christine comme un objet en dehors d’elle.

Dans l’après coup, il est signifiant que Christine soit dans une impossible subjectivation, elle ne peut appréhender l’objet qu’à travers le clivage, maintenant ainsi l’objet à distance, et évitant tout rapproché qui aurait pu être anxiogène.

Me taire, c’était accepter ce clivage nécessaire pour le sujet, clivage dont nous étions aussi l’objet. En effet, cette position psychique était maintenue dans le fait que le sujet était suivi par deux psychologues, même si le cadre d’intervention était différent.

Je considère aujourd’hui que, d’une certaine manière, nous avons participé inconsciemment de ce processus psychique ; la question qui se pose est de savoir les effets de cette position.

La différence du cadre d’intervention a rendu possible notre travail, et d’une certaine manière, cela a permis à Christine de vivre le clivage, c’est-à-dire de déposer dans le cadre de l’entretien, l’objet partiel mauvais ou bon sans qu’il lui soit demandé quoi que ce soit. Le sujet disposait de deux lieux de dépôts psychiques, lieux différents et différenciés.