L’histoire familiale

Christine m’apprendra qu’elle a son permis de conduire mais qu’elle : « ne conduit pas car elle a peur de faire mal aux autres.» Dans la réalité, elle utilisait le vélo pour ses déplacements.

Pour se protéger de ses fantasmes schizo-paranoïdes déplacés sur la voiture, objet qui rappelle curieusement le ventre maternel, Christine préfèrera dépendre de sa mère pour les trajets importants. Elle était prise dans ses angoisses qui la paralysaient dans tous les sens du terme, dans une incapacité psychique de s’approprier sa propre réalité psychique.

Nous sentions une pauvreté élaboratricechez le sujet qui contrastait avec l’aspect intellectuel. En effet, Christine lisait énormément, surtout de la poésie, elle écoutait de la musique classique et avait une préférence pour l’opéra. Par rapport à de nombreux bénéficiaires que nous avons suivis en entretien, Christine s’en distinguait par ses centres d’intérêts.

Au bout d’un certain temps de suivi, je me décidais à poser des questions à Christine sur son histoire familiale.

Le père de Christine avait été élevé par sa mère à partir de l’âge de huit ans. En effet, celle-ci divorça de son mari parce qu’il buvait.  Vivant en Algérie avec son mari qui s’était engagé dans l’armée, elle décida de repartir en France, seule avec son fils. Christine précisera que son père a eu un frère mort né et que le père de son grand-père était un : «  bâtard », il n’avait pas connu son père, et avait été élevé par son beau-père qui était d’origine polonaise.

Un arrière-grand-père de père inconnu, un grand-père alcoolique, un père qui n’avait donc aucune origine polonaise et qui portait un nom de famille d’adoption voilà ce qu’énonça Christine sans aucun affect, comme si son histoire familiale n’était pas la sienne.

Je fus interrogée devant la lourdeur de ce passé, et devant l’attitude du sujet qui paraissait complètement étrangère à ce passé, comme si tous ces mots émis au cours de l’entretien n’avaient pas de consistance.

D’une certaine manière, j’avais le sentiment qu’elle avait satisfait à mon désir de connaître son passé mais qu’elle, Christine, au fond n’avait rien à en dire.  Elle énumérait quelque chose de l’ordre de l'événementiel sans réaliser les enjeux psychiques inconscients qui se jouaient dans la transmission générationnelle.

Je ne pouvais rien faire de ce matériel clinique, dans le cadre de l’entretien de soutien psychologique, car il n’était pas le fruit d’une élaboration psychique du sujet. J’étais au niveau contre transférentiel prise dans les enjeux de ma recherche universitaire ; ma position de chercheur voulait savoir et non la clinicienne dans le cadre de sa pratique.

Il me parait important de préciser ce nouage des deux positions psychiques, nouage qui nous a permis dans l’après coup de conserver notre place liée à ma pratique et de laisser en latence l’autre place.

Le nom du père était un nom d’emprunt, le vrai nom était porteur d’énigme, un nom à jamais inconnu dans sa nomination, et dans ses origines culturelles et psychiques. Il y a ici une béance dans l’histoire familiale, béance que le grand-père de Christine devait colmater en autre par l’alcool. Ce manque d’origine du nom a du être pour ce « bâtard » une des causes de son alcoolisme. L’appartenance aux origines polonaises ne correspondait à aucune réalité autant pour Christine, que pour son père.

Tout ce que j’avais fantasmé sur l’histoire entourant ses origines n’avait aucun sens ; il s’agissait d’une histoire où l’acte créateur de la naissance avait du être gommé par une nomination qui l’effaçait. Il n’en restait pas moins que la « faute » originelle s’inscrivait dans la bouche de Christine par ce qu’elle avait dû toujours entendre : le mot bâtard.

Qu’avait dû ressentir le père de Christine pour qu’il transmette à sa fille la souffrance de son propre père ?

Il était le fils d’un homme dont le nom patronymique était synonyme d’union illégitime ; cette illégitimité a été enkystée, sorte de crypte dans la psyché paternelle, dont la fonction était de conserver un secret familial.

Ce clivage topique dû à la constitution de cette crypte, maintenait une histoire impossible à dire pour le père de Christine.  Impossible à dire parce qu’il avait hérité de l’impossible à dire de son propre père, qui avait lui-même hérité de ce qu’il fallait taire, c’est-à-dire l’acte sexuel hors mariage. J’étais confrontée à un silence inconscient transgénérationnel qui barrait la parole du sujet, et qui de fait interrogeait son identité.

Christine était prise dans ces tus, dans cette sexualité honteuse concernant la lignée paternelle, sexualité honteuse transmise par son arrière-grand-mère.

Tout en écoutant Christine, je pensais à ce bébé mort né, à ce frère du père dont on ne savait rien si ce n’est que sa naissance avait été synonyme de mort. Il ne s’agissait pas ici d’une réalité psychique où le don de la vie, est aussi don de la mort, mais d’une réalité biologique où le vivant, et le mortel avaient gommé toute temporalité, ils ne faisaient qu’un.

Il y a un lien entre cet arrière grand-père non reconnu par son vrai père, et le fait que le fils de cet homme c’est à dire le grand-père de Christine, ait un fils qui meurt à la naissance.

C’est l’impossible reconnaissance de la naissance,  impossible reconnaissance parce que la mort est déjà là ; impossible reconnaissance parce que l’acte même de la naissance est non reconnue par le père légitime.

Nous sommes ici en face d’un point important dans notre clinique, point que nous élaborerons théoriquement.