La relation à la mère

A propos de sa relation avec sa mère elle dira : « je vis à travers elle, j’avais tout le temps peur qu’il lui arrive quelque chose (en faisant référence à son alcoolisme), qu’elle se fasse mal, j’ai l’impression qu’elle ne peut se passer de moi. »

A travers ces paroles, je sentis un tournant dans la relation instaurée avec Christine. Pour la première fois, elle s’impliquait, elle parlait d’elle en lien avec l’autre même si ce lien était pour le moins fusionnel. Elle existait enfin dans le cadre de l’entretien, elle délivrait des choses sur elle et non en tant que spectatrice d’elle et des autres.

Elle disait sa souffrance d’être celle qui est dans l’indifférenciation, qui n’a pas acquis sa propre individuation. Elle était restée l’infans dépendant de la mère, incapable d’être. Elle signifiait sa propre projection. C’était sa mère qui ne pouvait pas se passer d’elle, ce n’était pas elle. Elle ne s’attribuait rien, elle était psychiquement l’objet de l’autre dans une incapacité totale de mentaliser.

L’alcoolisme de sa mère n’avait fait que renforcer cette dépendance, elle était inquiète à propos d’elle, comme une mère est inquiète pour son enfant. Christine avait renversé les rôles, elle était devenue psychiquement la mère de sa mère ; dans cette confusion générationnelle elle n’avait plus sa place, elle était celle qui luttait contre la nourriture, comme sa mère luttait contre l’alcool. L’oralité étant le vase communicant de la mère et la fille, le lien qui pose d’une manière prégnante la question du passage transformationnel du contenant au contenu. Le contenant maternel occupé par sa problématique d’incorporation ne peut accomplir sa tache de métabolisation, de transformation.  La mère de Christine ne peut que lui transmettre sa problématique incorporatrice qu’elle actualisera dans la difficulté à ingérer la nourriture. Nous reviendrons sur cet aspect fondamental de notre clinique qui préfigure un de nos axes théoriques c'est-à-dire le transformationnel. Christine poursuivra sur les cadeaux faits à sa mère. Elle lui avait acheté : « des chaussures, des crèmes de soin » et « a englouti l’argent en achetant des arbres, du matériel », pour le mas parental. 

C’était la seconde fois qu’elle parlait d’argent. Elle l’avait employé à acheter des objets pour les autres.

Quid de Christine et de son propre plaisir ?

L’argent n’était pas pour elle un objet pour acheter mais un objet à engloutir. N’était-il pas comme la nourriture pris à ce moment là dans un aspect boulimique, où l’important tient à la non valeur psychique accordé à l’objet, c’est-à-dire à son aspect colmatage de l’angoisse du vide, angoisse synonyme d’une défaillance de l’objet interne, de sa non représentabilité par défaut constitutionnel.

L’argent n’est pas ici dans une valeur d’échange, il est cet objet que nous venons de définir où l’autre n’existe pas. Christine l’utilise pour donner à sa mère, pour lui faire des cadeaux. S’agit-il d’un don ou d’une recherche désespérée d’amour ?

En d’autres termes sommes-nous du côté de l’échange ou du coté d’une demande ?

Cette question centrale sera traitée dans l’analyse théorique.

Il y a ici un trait compulsionnel de l’argent, il faut presque s’en débarrasser, non pas pour soi mais pour les autres,  comme si cet argent ne pouvait être attribué à son propriétaire.

Dans les entretiens qui suivirent, Christine dira : « en plus d’être anorexique, je suis violente. » Elle raconta une scène qui nous parait important de restituer.

Au cours d’un repas familial, auquel ne participait pas son frère, elle discutait avec son père tout en prenant l’apéritif.  Sa mère ne participait pas à la conversation mais reprochera à sa fille : «  de trop parler, d’avoir pris toute la place par rapport à son frère, d’avoir été trop brillante dans ses études. »

Devant ces paroles, Christine s’insurgea, et son père se disputa dans la foulée avec sa femme. Christine ne supportant plus cette situation alla se réfugier dans l’abri qui servait d’atelier et se taillada un peu les veines ; sa mère la rejoint et lui dit en constatant le geste de Christine : « ce n’est pas une solution, moi aussi je peux en faire autant. »

Christine précisera que durant la dispute avec sa mère, celle-ci avait pris un verre d’alcool en forme de provocation ce qui a déclenché chez elle le désir de se taillader les veines.

A ma question sur le pourquoi avait elle fait ce geste, elle répondit : «  j’ai fait ça pour laisser une trace. »

A l’écoute de cette scène je pensais à une pathologie familiale, chacun étant enfermé dans sa propre histoire, et réglant ses conflits internes en utilisant l’autre ou les autres. Ils étaient tous emboîtés les uns dans les autres, inséparables et indifférenciés, la mêmeté les liait.

Il apparaît que le mode de communication renvoie à quelque chose de l’autre du même où la différence, l’opinion différente n’est pas possible pour la survie du groupe.

Christine n’aurait pas du être si brillante, sa réussite dans les études lui a été jetée à la tête comme une des raisons de prendre toute la place du frère. L’absent est mis dans une position de victime, victime de l’intelligence de sa sœur, comme la « maladie » de Christine était la cause de son silence, du fait qu’il ne lui parle pas.

Qu’avait donc à régler cette mère pour s’en prendre ainsi à ce sa fille ?

La mère de Christine est dans une position psychique où apparaissent des éléments œdipiens, position qui instaure une rivalité entre la mère et sa fille. Dans la psyché maternelle, il n’y a pas de place pour Christine en tant que fille de. Celle-ci ne peut être qu’un appendice maternel ; un bout de son corps, une extension d’elle-même qui barre à Christine l’accès à toute identité.

En prenant un verre d’alcool à la main, elle ne fait par ce geste que raviver la plaie de l’enfance inquiète de sa fille.  Là aussi elle se met dans une position psychique double : la victime de son produit de dépendance, et le bourreau c’est-à-dire celle qui sait qu’elle atteindra l’autre.

Devant ce qui est pour Christine de l’ordre de l’effroyable, le geste qui consiste à se couper les veines, est le simulacre d’une mort biologique, par impossibilité d’affronter sa mère. La question de la trace, de ce désir de laisser une trace sur son corps est la marque visible, la représentation physique de l’impossibilité de sa capacité représentative. C’était comme si le corps était le support de la trace de l’autre, de sa présence.

Je pense ici à la trace mnésique, trace issue du processus originaire et primaire auquel le sujet ne peut avoir accès, non pas dans une conscience de cette trace même mais dans une fantasmatisation de cette trace.

Le corps est ici la surface de l’appareil psychique, il n’est pas un corps symbolique. Dit d’une autre manière, l’image du corps comme l’a définie Dolto est :

‘ « La trace structurale de l’histoire émotionnelle d’un être humain. Elle est le lieu inconscient (et présent où ?) d’où s’élabore toute expression du sujet ; lieu d’émission et de réception des émois interhumains langagiers. »75 ’ ‘Elle : « se structure par la communication entre sujets et la trace, au jour le jour mémorisée, du jouir frustré, réprimé ou interdit (castration, au sens psychanalytique, du désir dans la réalité.) C’est en quoi elle est à référer exclusivement à l’imaginaire, à un intersubjectif imaginaire marqué d’emblée chez l’humain de la dimension symbolique.  »76

C’est pourquoi, le corps de Christine en tant que corps biologique, donne à voir à travers la trace sur ses poignets, et son désir de cette trace de ce qui n’a pas pu advenir comme trace émotionnelle suffisamment « bonne. » C’est dans ce sens que je considère le corps comme surface de l’appareil psychique.  Le corps devient pour le sujet la seule inscription possible d’une trace intersubjective acceptable. Pour preuve, la réponse de la mère : «  je peux faire comme toi », c’est-à-dire, moi aussi me marquer. Elle certifie par sa réaction la non capacité transformationnelle de l’éprouvé de sa fille ; elle se comporte comme elle.

Le lieu du corps comme lieu d’enjeux psychiques liés à nos hypothèses est un point nodal de la clinique étudié. Il sera mis à l’épreuve au cours de notre partie théorique.

Dans la retranscription de cette scène, le père est celui par qui la dispute arrive. Il en est la cause, pour ne plus apparaître ensuite dans le discours de Christine. Il est l’objet envié des deux femmes, ce tiers qui n’a pas sa place dans la psyché maternelle qui l’utilise comme objet /enjeu œdipien, et non comme mari dans une relation génitalité.

La mère de Christine a eu des problèmes avec l’alcool, comme le père de son mari. Au niveau de la relation d’objet, qu’en est-il pour cet homme d’avoir épousé une femme qui a bu.  Ne représente t-elle pas l’imago paternelle qu’il faut réparer car endommagée ?

Autrement dit, il serait psychiquement dans une relation d’objet non génitalisé mais dans une relation homosexuelle avec l’imago paternelle. Sa femme, de par sa pathologie addictive, dont Bergeret signifie que le sens premier est une dette (contrainte) par corps, est par l’acte de boire dans une recherche hallucinatoire du désir toujours à répéter pour cause de non présence de l’objet interne maternel.

Les parents de Christine sont pris respectivement dans leurs propres enjeux psychiques, enjeux qui barrent l’accès à toute rencontre véritable, c’est-à-dire à une relation où prévaudrait la rencontre d’un homme, et d’une femme dans le désir véritable de l’un et de l’autre. Le sujet que nous étudions ne peut être psychiquement l’enfant d’un couple, il est l’enfant d’une mère qui est en recherche de représentativité de sa propre mère, et d’un père en recherche de réparation paternelle. La scène primitive et sa figuration possible prennent ici toute leur teneur.

Nous sommes ici en face d’un point important de notre clinique, point qui sera ultérieurement repris.

Notes
75.

Dolto F. L’image inconsciente du corps, p. 48

76.

Dolto F. ibidem, p. 23