Le rapport au temps

Dans les entretiens qui suivirent, Christine parla de son quotidien et de son rapport au temps. Elle doit contrôler le temps, rien ne doit interférer par rapport à ce qu’elle a prévu, elle se laisse dit-elle : « dévorer par le quotidien »,  elle « doit manger toutes les deux, trois heures », elle « n’aura pas le temps d’écrire,  car elle sera peut-être morte. » Elle parla de son manque de temps pour effectuer tout ce qu’elle avait à faire : ses longues heures de marche, le bois qu’il fallait qu’elle coupe, la cheminée qu’elle devait réalimenter, les animaux dont il fallait s’occuper.

Devant cette énumération de tâches, je pensais qu’effectivement, dans la réalité, elle n’avait pas assez de temps dans une journée vu la masse de choses qu’elle devait faire. Christine remplissait son temps, elle le bourrait pour qu’il n’y ait pas de temps à ne rien faire, de temps pour rien, de temps où la pensée pouvait surgir, de temps où l’imprévu pouvait s’y loger, de temps où l’autre, par sa seule présence aurait dérangé son temps à elle.

Le temps de Christine est un temps qui doit être dans une circularité, une reproduction à l’identique, temps circulaire que nous mettons en lien avec le temps chronique, temps de la répétition qui barre l’accès à l’intégration de l’absence. L’objet externe ne peut être toléré car il vient télescoper sa rythmicité interne. Le rythme interne du sujet est dans une temporalité où le même et l’identique doivent se reproduire, pour colmater l’absence de l’autre, où plutôt le trop d’absence de l’autre, où le trop plein de l’autre, qui réduit à néant l’intériorisation de tout écart temporel. De fait, l’autre est vécu comme un non-objet dans la rythmicité du sujet. Le sujet est dans un temps où le temps de l’histoire différé n’existe pas. Pour pallier ce temps, un temps non approprié dans le lien à l’autre, la répétition et le même s’infiltrent en laissant en même temps s’infiltrer l’ombre de la mort.

La prise de nourriture toutes les deux-trois heures n’est pas sans rappeler les heures de tétée du nourrisson.  Christine régressait, en vivant seule durant la semaine, (ses amis venaient le week-end), elle était tel l’infans, mangeant au rythme des tétées, dans une impossible expérience de satisfaction hallucinatoire du désir. Le manque de l’autre, et la non représentation de ce manque, laissaient Christine dans une souffrance, et dans une lutte pour sa survie que signifie sa pathologie.

Dans ce temps non chronologique s’ancrait l’angoisse, l’angoisse de l’autre mais aussi l’exclusion de l’autre, Christine ne pouvait se penser, et a fortiori ne pouvait penser sa propre origine.

Christine restera quelque mois dans cette nouvelle maison, et décidera de repartir vivre chez ses parents car elle ne s’entendait plus avec les amis chez qui elle vivait.

Elle parlera durant plusieurs entretiens de son angoisse liée au temps.

Le contrat d’insertion sociale arrivant à sa fin impliqua de fait la fin des entretiens.

Ce n’est pas sans difficulté que j’ai vécu cette fin. Christine m’avait émue ; et j’aurais aimé continuer mon travail, mais j’étais confrontée au cadre institutionnel qui frustrait mon désir thérapeutique.

Christine envoya quelques jours plus tard, une lettre adressée à toute l’équipe pour nous remercier, et pour nous dire combien le fait de nous avoir rencontrés avait été important pour elle.

Nous allons reprendre l’ensemble des liens de Christine par rapport à l’argent en lien avec notre problématique.

Christine, quand elle « donnera des coups de main », va privilégier le troc qui évacue la fonction tierce de l’argent et qui renvoie à l’archaïsme d’une relation.

A travers sa participation financière dans la famille, (elle paye les courses pour tout le monde et puis ne paye plus que pour elle), nous constatons que pour elle, l’argent n’a pas de valeur fondé sur un échange correspondant à la réalité. Cet argent qui lui est donné par l’institution n’est pas objet psychique dans un échange intersubjectif, il est le bouche-trou d’une pulsionnalité à l’œuvre et interroge le type de lien entre le donateur et le donataire.

En « engloutissant » son argent pour faire des cadeaux à sa mère, Christine donne à voir combien l’argent n’est pas un objet tiers dans l’échange, mais un objet à engloutir (comme la nourriture dans son aspect boulimique) objet à engloutir dans un essai de pacification de son angoisse du vide qui signe la défaillance de l’objet interne, de sa non représentabilité.

Cette utilisation de l’argent à d’autres fins montre qu’il se situe du coté de l’archaïque.