Les entretiens

Au cours du premier entretien, après avoir signifié au sujet quelle était ma fonction dans le cadre de l’insertion sociale, Jacques me dit qu’il est content de venir me rencontrer «  il a envie de comprendre, de faire le point sur sa vie. »

C’est avec un grand sourire qu’il me fit part de ce désir.

Au niveau contre-transférentiel, j’ai éprouvé un sentiment d’interrogation car le sourire de Jacques me paraissait décalé. En effet, sa situation sociale était pour le moins difficile, et le fait de me rencontrer ne se prêtait pas à des manifestations de contentement.

Le sourire de Jacques m’est apparu comme une défense, il se montrait sous un angle sympathique. Dans quel but ?

Que cherchait-il à reproduire dans la relation intersubjective ?

Je n’avais pas assez de matériel clinique pour donner sens à ce qu’il donnait à voir, mais j’avais l’intuition d’un homme lisse, cherchant à se montrer sous son meilleur jour, comme pour se faire aimer.

Au cours de ce premier entretien, j’apprends que Jacques a une sœur aînée, avec qui il a trois ans d’écart, qu’il a divorcé après quinze ans de vie commune et qu’il a eu de cette union trois enfants. J’apprends aussi qu’il a eu deux autres enfants d’une autre femme avec qui il a vécu en concubinage pendant sept ans. Jacques précisera, par rapport à ces deux derniers enfants que son fils ne porte pas son nom patronymique alors que sa fille oui.

Devant cette révélation, j’ai été surprise et me demandais pourquoi son fils ne portait pas son nom, pourquoi ne l’avait pas reconnu, alors qu’il était son fils ?

Je restais avec cette question, n’interrogeant pas Jacques, respectant ce qu’il avait déposé dans le cadre de l’entretien.

Avant d’être bénéficiaire du Revenu minimum, Jacques avait éprouvé le besoin de rencontrer dit-il : « un psychanalyste pour comprendre », psychanalyste qu’il n’a « pu voir que trois mois » car il n’avait plus d’argent pour y aller. A l’écoute du discours du sujet, j’entendais une confusion certaine par rapport aux différentes fonctions des professionnels du psychisme.

Je ne suis pas intervenue, pour donner à Jacques, des explications qui se seraient apparentées à une rationalisation.

Jacques avait fait une démarche pour rencontrer un professionnel pour essayer de se saisir des enjeux psychiques qui le traversaient, démarche interrompue par le manque d’argent.

Quel sens avait cette interruption involontaire pour le sujet, interruption due à un facteur externe, l’argent, qui d’une certaine manière, était l’objet manquant qui avait interrompu sa relation thérapeutique ?

Il y a ici un point nodal dans l’énonciation du sujet, point nodal que nous mettrons à l’épreuve dans l’analyse thématique. Néanmoins, aujourd’hui il m’apparaît que Jacques signifiait l’absence du tiers, l’absence de l’autre dans l’échange. Il signifiait cette absence en la mettant en scène dans le social, il était devenu bénéficiaire du Rmi, il était devenu, celui qui en était réduit à ne pouvoir subvenir qu’à ses besoins vitaux.

A ce stade de mon travail, je ne pouvais dire ce que représentait cet autre, c’est-à-dire de quelles significations psychiques était-il investi. Toutefois il faut noter que le sujet s’est dépourvu d’argent lui-même, déprivation matérielle qui l’a empêchée de travailler sur lui.

Il y a ici un parallèle avec la notion de perte originaire dont parle Winnicott concernant la tendance antisociale. Celle-ci se caractérise par : 

‘« Une bonne expérience primitive qui a été perdue » et par le fait que «  l’enfant est devenu capable de percevoir que la cause du malheur réside dans une faillite de l’environnement », il précise que « la cause de la dépression ou de la désintégration est externe et non interne entraîne la distorsion de la personnalité et le besoin de rechercher un remède dans les dispositions nouvelles que l’environnement peut lui offrir. »77

Dans cette clinique, le sujet va rechercher dans l’environnement un état de perte, qui va être reconnu, dans le sens de la nomination par le groupe social. Cet état de perte n’est-il pas la recherche d’un remède à une cause interne, qui n’a pas pu être perçue, comme une cause interne par le sujet ?

En d’autres termes, nous ne sommes pas dans une faillite de l’environnement du sujet, mais dans une faillite de la nomination situant le sujet dans une appartenance au groupe primaire. Nous reviendrons sur cet aspect dans notre partie théorique en lien avec l’objet social argent.

Jacques me fit part de sa situation matérielle : il est en liquidation judiciaire, les terres agricoles ainsi que le matériel, et la maison familiale ne lui appartiennent plus. Il ne paraissait pas affecté par ce qui lui arrivait, il énonçait tout cela en souriant.

Pour la deuxième fois, j’étais interrogée par son attitude qui me paraissait en contradiction totale avec la réalité de la situation. Dans l’après-coup, j’ai eu le sentiment que Jacques mettait en place une défense de type réactionnelle pour éviter d’être confronté à des affects dépressifs.

Je propose à Jacques de le rencontrer dans le cadre d’un soutien psychologique, à raison d’une fois tous les quinze jours. Il est d’accord avec notre proposition, et nous convenons d’une prochaine rencontre.

Notes
77.

Winnicott D, La tendance antisociale in Déprivation et délinquance, p.156