Le rapport à l’argent

Jacques au cours de ce dernier entretien parla d’une autre manière. En effet, il évoquera les raisons de son mariage : « pour faire comme tout le monde », et surtout parce que sa femme : «  n’était pas de mon milieu social, c’était pour les emmerder. » Tel un adolescent qui cherche à transgresser les interdits et à tester la culture familiale, Jacques à l’âge adulte, se comportait comme tel. Prendre une femme qui était d’un milieu social plus simple, c’était pour lui une manière, de se différencier, en se mettant dans une position psychique, de celui qui déroge au contrat narcissique familial. Il ne s’agit pas ici d’une position subjective qui suppose : individuation et intégration du manque. Jacques, poursuivra sur lui, en disant : « quand j’étais petit, on me disait que j’avais tort, je faisais des cabanes tout seul, je n’étais pas avec les autres. »

Le mode d’énonciation du sujet me surpris car  en même temps, il énonçait un anathème proféré par un on signifiant l’indifférenciation, tout en énonçant un sentiment interne de solitude. Dans l’après-coup, il apparaît que Jacques, inconsciemment, par cette formulation où il était l’objet d’un on, et en même temps d’un je où il n’y avait pas les autres, évitait toute relation d’altérité avec moi. Il ne pouvait la vivre, car elle était pour lui anxiogène et aurait été vécue comme intrusive. Il poursuivit, sur son manque d’argent et sur le fait qu’aujourd’hui, parce qu’il n’a plus d’argent : « mon vrai moi sort. »

Au niveau contre transférentiel, j’ai ressenti les paroles de Jacques comme un matériel clinique important pour ma recherche, et ma position psychique fut celle d’une écoute liée à notre recherche et non à notre position de clinicienne.

Le fait de savoir que les entretiens s’interrompaient a facilité cette position, car je ne pouvais plus effectuer de travail clinique avec le sujet.

Que voulait dire Jacques, quand la perte d’argent, et donc dans son cas, l’obligatoire dépendance aux institutions sociales pour vivre avec le minimum vital, était l’unique moyen pour lui de se reconnaître enfin ?

Ce qu’à écrit J. Sélosse, dans son article : « Filiation et déliaison : continuité et contiguïté », s’articulent aux paroles de Jacques. Sélosse, parle de certains jeunes qui :

‘« Réagissent à une malédiction primitive. Ce ne sont pas la perte ou la défaillance, pour parler comme Winnicott, mais la négativité, c’est à dire une présence niée, barrée qui entraîne des effets de malédiction en créant une incertitude essentielle. Cette présence niée peut l’être : par la non reconnaissance du père, non compensée par l’affection de la mère ou d’un beau-père. »78

Plus loin, il poursuit sur le fait, que quand :

‘ « L’enfant est assigné négativement ; pour lui il n’y a pas eu don de vie. Ce petit d’homme naît sans être, dans la mésalliance….Le sujet négativé demande des comptes. Il agit la répétition d’un dommage primitif. Il revendique le lien refusé. »79

Jacques a agit sa négativité en demandant des comptes à l’institution sociale, à travers l’allocation minimum, il fallait que l’institution le nourrisse et surtout qu’elle le reconnaisse, comme étant celui qui n’a pas d’argent pour vivre.

En se dépouillant de son argent, Jacques se dépouillait ainsi de ce qu’il avait psychiquement investi dans la valeur argent, valeur qui avait perdu toute fonction marchande, pour n’être que le lien qui pouvait l’unir à l’autre. Dans son cas, cet autre a été l’institution sociale, avec laquelle il était uni dans un lien de dépendance matériel, lien qui pour lui, avait valeur de don d’amour et d’existence. En étant bénéficiaire du Rmi, Jacques commençait à être, parce que nommé par l’autre, et parce que cette nomination reposait sur sa liquidation judiciaire. Tout ce qui lui avait été transmis par ses parents : terres agricoles, maison, ne lui appartenaient plus. Il dépendait aujourd’hui de la justice, de la loi sociale qui lui signifiait qu’il devait payer ses créanciers. Sur le plan psychique, nous rejoignons l’analyse de Sélosse qui parle, toujours dans le même article, de sujets qui se situent dans la créance, et non plus dans la dette. On leur doit compensation de leurs frustrations et déceptions dont ils se sentent victimes. Cette position psychique, fait, que selon Sélosse, qui reprend  les travaux de B.Duez :

‘« Leur rapport au monde ne peut qu’être celui d’un échange de dommage à dommage. »80

Jacques, a mis en scène sur la scène sociale le dommage psychique subi dans son enfance, en étant dans un échange de dommage à dommage : il a fait en sorte d’être dans un rapport de créance en agissant concrètement celle-ci. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la créance financière vient certifier la créance psychique. En effet, la perte de ses biens n’a pas d’importance car, cela lui permet d’être ainsi dans une position psychique de créancier, position qui lui permettra de demander de l’argent à l’institution sociale. Jacques passe d’un statut de celui qui doit à ses créanciers sur le plan social, à un statut de créancier à qui l’on doit sur le plan psychique, statut qui passe par l’argent. L’argent étant, d’une certaine manière l’objet qui l’empêchait d’être ; tel Midas il ne pouvait plus respirer psychiquement, pris par le poids psychique de son investissement sur cet objet.

Nous reviendrons dans notre analyse sur ce point nodal de l’histoire du sujet.

Le cinquième entretien, correspondit à un entretien triparti, c’est-à-dire à un entretien avec l’assistante sociale, le sujet, ainsi que nous même, entretien qui avait pour objectif de faire le point sur le travail effectué dans le cadre du dispositif d’insertion sociale. Au niveau de mon ressenti, cet entretien avait peu de sens car aucun travail véritable n’avait été effectué avec le sujet. En réalité, cet entretien n’avait pour but de n’être qu’un entretien administratif, c’est-à dire signifier aux instances payantes qu’il avait été effectué.

Au cours de cet entretien, Jacques évoquera à nouveau sa situation financière qui ne lui permettait plus, au niveau juridique, d’avoir un quelconque commerce ou entreprise. Il précisera qu’il a comme projet de s’investir dans une imprimerie, imprimerie que sa nouvelle compagne, avec laquelle il va se marier, désire acheter. Il sera : « son employé », car elle seule pourra être propriétaire de ce futur commerce.

A l’écoute des paroles de Jacques, je fus surprise. Surprise d’apprendre que Jacques se réinvestissait pour la seconde fois dans une relation maritale, réinvestissement amoureux en lien avec son projet professionnel, dans lequel sa future femme, serait son employeur. Il serait donc juridiquement l’employé de sa future femme. Psychiquement, il serait celui que l’on paye dans le cadre d’une relation d’amour, celui a qui on donne de l’argent comme preuve d’amour. Dans cette nouvelle position psychique, il avait inconsciemment inversé les rôles, dans une identification à l’imago maternelle, il avait pris sa place et maintenait sa future épouse à la place qu’il occupait quand il était enfant. Il pouvait ainsi évincer la figure paternelle dans sa fonction tiers et conserver un lien fusionnel avec sa mère, tout en vivant une position passive homosexuelle.

Ce fut la dernière fois que je vis Jacques, je n’ai jamais su si ses projets sont allés jusqu’au bout.

Nous pouvons constater en lien avec nos hypothèses que pour Jacques, sa demande d’allocation du Rmi vient à la suite d’une perte, perte qu’il aura précipitée. Comme Paul, il s’inscrit dans le lien à l’institution sociale à la suite d’une perte qui lui permettra d’être reconnu par l’environnement social. En se dépouillant de l’investissement psychique lié à l’argent, cela lui permet d’établir un lien de dépendance à l’institution, lien qui a pour lui valeur d’existence car son « vrai moi ressort. »

L’argent est cet objet qu’il utilise pour avoir de l’amour et de la sexualité, objet qui doit aussi disparaître pour ne plus être le lien du couple qu’il a formé avec une prostituée.

Jacques condense à travers l’argent le lien qui l’unit à sa mère, lien qui s’apparente à ce qu’il suppose fantasmatiquement devoir à l’autre pour être aimé. 

Le père de Jacques en nommant son fils du prénom de son père essaie par cette continuité nominale d’évacuer la mort de son propre père ; la filiation paternelle s’inscrit dans cette continuité qui barre toute inscription à Jacques.

Notes
78.

Selosse J, Adolescence, violences et déviances, p. 439

79.

Selosse J, ibidem, p. 440

80.

Selosse J, ibidem, p. 440