L’histoire familiale

Dans les entretiens qui suivirent, Martine parla de son histoire, sur un mode narratif, tout en continuant à nous prendre à témoin. Elle paraissait être en dehors de son discours, victime d’enjeux familiaux, spectatrice d’elle-même et des autres. J’apprends que la mère de Martine a été conçue, quand sa propre mère avait la quarantaine, et que celle-ci, était une fille naturelle.

La mère de Martine, à la découverte de la liaison de son mari a voulu accoucher « sous X. » Cette retranscription de la parole de la mère par Martine ne donna pas lieu à des affects dépressifs mais à une secondarisation défensive : «elle voulait me renier. » J’entendais ne pas me reconnaître, comme sa grand-mère maternelle : « fille naturelle. »

Au niveau contre-transférentiel, j’ai ressenti un sentiment de confusion dans l’écoute de cette histoire familiale.

C’était une histoire de femmes, entre femmes, réglant leurs comptes, au sens propre comme au sens figuré, par rapport aux noms portés par les hommes ; noms à barrer pour qu’ils ne s’inscrivent pas. Quelque chose de la filiation dans l’axe paternel ne pouvait être reconnu au niveau social.

Que masquait ce désir d'absenter ainsi l’autre sur le plan intrapsychique ?

La question du père inconnu de la grand-mère maternelle trottait dans notre tête.

En effet, Martine énonça cette histoire comme une donnée, elle ne montra aucun intérêt particulier et n’en parlera plus jamais. Elle livrait quelque chose d’important, qu’elle déposait dans l’entretien.

Sorte de crypte, à l’intérieur même du cadre, qui avait pour fonction de maintenir l’énigme dans la psyché de Martine et de « parasiter » les enjeux transféro-contre transférentiels. Un secret porteur d’énigmes est ainsi conservé, barrant la voie à d’éventuels investissements pulsionnels. L’énigme jouant ainsi un effet immobilisateur sur le plan économique.

Autrement dit, Martine avait déposé dans le cadre ce qu’elle ne pouvait élaborer, en utilisant la restrictivité du cadre. En effet, notre position dans l’institution ne nous autorisait pas à mettre en place un processus psychothérapeutique, nous ne pouvions pas être dans une autre position psychique. Au niveau contre transférentiel, nous ressentions l’illégitimité de notre position (dans notre désir d’engager un processus psychothérapeutique), illégitimité qui rejoignait celle de la mère de Martine, dans son désir de ne pas nommer, légitimer, la naissance de sa fille.

Ce dépôt dans le cadre a permis à Martine de continuer les entretiens, en maintenant ainsi un écart par rapport à cette souffrance. Elle a pu s’autoriser à être dans la parole sans se sentir trop menacée.

Parallèlement à son histoire, Martine continua pendant la majeure partie des entretiens, (sauf les derniers) de nous informer des démarches qu’elle entreprenait pour chercher du travail. Elle nous tenait au courant des contacts qu’elle avait et de ses espoirs déçus. Le point commun de ses recherches d’emploi ou de formation se trouvait dans ce que nous appelons « l’ailleurs » c’est à dire des postes à l’étranger (dans les pays lointains) ou le désir de se former à l’écriture de scénari.

Plus tard, elle me dit qu’elle avait appelé durant son enfance : « la maison du Brésil », la demeure d’un riche exploitant agricole qui se trouvait sur la commune où habitait son père. Elle avait dans la réalité, pendant quelques années, et d’une manière précaire, concilié ce lieu mythique de son enfance, avec ses différentes missions professionnelles en Amérique latine. Aujourd’hui, confrontée à une réalité géographique et matérielle différente, elle poursuivait sa quête à travers des projets impossibles. Que n’avait-elle pas pu justement concilier sur le plan psychique, pour croire qu’un mythe puisse revenir réalité ?

Martine, selon la terminologie de Chasseguet-Smirgel « a confié son narcissisme en dépôt » non pas à un objet libidinal mais à un objet mythique et de fait idéalisé : « la maison du Brésil. » Son idéal du Moi est resté attaché à un modèle mythique, modèle symbolisé par un lieu et par une image : une maison ; qu’elle n’aura jamais durant sa vie de couple. Ce déplacement de l’idéal du Moi sur un objet réel, « détache » cette instance de l’instance moïque. Ce processus évite les enjeux fantasmatiques œdipiens et renvoie le sujet à une « économie de l’exil. »

Au cours du quatrième entretien, Martine révèle qu’elle a une demi-sœur, issue de la liaison de son père, (sœur qui porte le nom de la maîtresse) et un demi-frère qui lui : « a été reconnu » par son père, celui-ci s’étant marié entre temps avec cette femme.

Non seulement, elle n’était pas fille unique mais Martine parlait de ses co-latéraux en les chosifiant. Ils étaient là, c’était tout. Elle n’en dira pas plus sur eux, n’en faisant aucune description, n’émettant aucun affect, ne disant aucun événement, bref rien, qui aurait pu être quelque chose de l’ordre d’un lien. Dans la réalité, elle allait voir son père, un week-end sur deux, et vivait durant ces deux jours avec la famille créée par son père.

Tout au long des entretiens, Martine parlera de son corps malade. Elle avait : des  crises de colite, des maux de dos, de la spasmophilie, des crises de tétanie, des insomnies. Elle énumérait ses maux telle une litanie, une longue plainte qui n’en finissait pas.

Elle pansait sa psyché, son mode d’énonciation faisant fonction de contenant psychique, qui avait à se répéter, pour maintenir une interface, frontière entre le dedans et le dehors. Elle avait investi son corps sur le registre somatique, réceptacle envahi par ses angoisses. Nous qualifierons ses angoisses de morbide, eu égard au comportement de la mère de Martine. En effet, celle-ci apparaît dans la psyché de Martine comme une femme exigeante, autoritaire, se plaignant du manque de sollicitude de sa fille et l’ayant « harcelée » sur la question du nom du père. Relation d’objet prégénital où le lien à l’objet introjecté n’a pu se constituer qu’à travers une relation de soumission haine.

Martine ne formule-t-elle pas : « l’exploitation de sa mère. » Nous parlerions alors d’une ratée de l’introjection, et d’une incorporation d’objet où prévaut la pulsion de mort. Impossible mentalisation qui va déplacer sur le corps les représentations psychiques de la relation primaire. L’hyper intellectualisation de Martine vient certifier cette position psychique qui permet ainsi un évitement de l’objet.