Le lien à l’argent

Martine articulait d’une manière récurrente les visites à son père et l’argent. En effet, sa mère lui signifiait qu’elle devait y aller : « c’était obligatoire », car son père lui versait une pension. Dans le discours maternel, il y avait une équation équivalente entre l’argent et le père. Equation équivalente qui s’est concrétisée par la loi sociale. En effet, les gendarmes sont venus la chercher car elle ne voulait pas y aller. Elle ne pouvait déroger à cette équation équivalente, car l’autorité sociale la rappelait à l’ordre.

Sur le plan fantasmatique, il y a eu coalescence entre l’argent, le père, la loi sociale, et le couple séparé créé de son père. Emboîtement traumatique de  l’origine, de l’amour objectal au père, le tout monnayé par le social.

Je fis remarquer à Martine le lien qu’elle faisait entre la visite chez son père et la pension qu’il versait à sa mère. Elle réagit à mon intervention en me signifiant que je ne comprenais rien à sa souffrance.

Sa réaction m’interrogea, dans ce qu’elle avait de réactionnel, et de négation de notre écoute. J’étais troublée, et éprouvais un sentiment de sidération. 

Dans l’après-coup, elle me faisait revivre l’incompréhension de sa souffrance à elle, la douleur de ce lien traumatique, qui faisait de cet enfant une monnaie d’échange au sens propre. Elle associa (dans le même entretien) néanmoins ou à cause de mon intervention, sur ses difficultés dans les démarches par rapport à tout ce qui était administratif : sécurité sociale, mutuelle, Caf. En énumérant par des faits concrets ses inaptitudes, elle revivait la toute puissance institutionnelle de l’autorité sociale qui mettait en scène son propre exil.

D’une certaine manière, je participais de cette autorité, puisque je la rencontrais dans le cadre du contrat d’insertion sociale, contrat institué par le législateur.

Je percevais le désir de Martine que j’intervienne dans la réalité sociale, que je sois celle qui agisse, que l’acte barre l’accès à la pensée.

Ma non intervention sur ses difficultés, a permis que le cadre reste le garant de la frontière entre la réalité interne et externe. Un garant qui était constamment sollicité par les carences financières du sujet, la douleur réelle des démarches administratives ; carences et douleurs qui réactivaient dans notre propre psyché nos propres opinions politiques.

D’une certaine manière, le cadre ainsi sollicité, faisait vaciller notre cadre interne de par la résonnance de l’objet en commun utilisé dans la réalité par le sujet et nous-mêmes : l’argent.

L’utilisation de cet objet en commun a été l’attracteur d’une alliance inconsciente. En effet, il y a eu identification de notre part, à cet objet de manque qui est l’argent pour Martine, identification dans le sens de la position idéologique définie par R. Kaës qui :

‘« Développe un discours suffisamment universel pour qu’il résiste à la représentation des différences, telle que la signifie la différence des sexes, pour qu’il protège contre l’angoisse de castration qui nécessairement l’accompagne »82

Autrement dit, l’objet argent, devenait dans notre psyché, le contrat inconscient entre le sujet et nous, dans une position idéologique qui certifiait le contrat social du droit de l’individu.

Dans les derniers entretiens, Martine parla de sa difficulté  par rapport aux chiffres, de la demande d’argent de son père, demande qu’elle traduira par : « j’ai été vampirisée », de son propriétaire qui l’exploitait et de la Caisse d’Allocations Familiales qui ne lui avait pas encore payé ses loyers.

Elle avait auparavant fait allusion à la naissance de sa mère. Celle-ci n’était pas fille unique, mais était la troisième enfant après un frère mort en bas âge, et une sœur morte à l’adolescence. Elle avait été conçue après tous ces décès. Les photos des défunts étant très présentes, d’après Martine, dans la maison des grands-parents.

J’avais le sentiment que Martine portait, au sens d’un poids, le souvenir endeuillé d’un oncle et d’une tante qu’elle n’avait jamais connus. Elle s’identifiait ainsi à la souffrance supposée de sa mère, qui était née selon Martine pour conjurer le sort, c’est-à-dire : la mort. Identification à la souffrance d’une mère pour « remplacer » les morts et défier la mort elle-même. Conception de sa mère dont le contrat narcissique repose sur l’autre à remplacer pour que la mort n’existe pas.

Notes
82.

Kaës R., Le groupe et le sujet du groupe, p. 266