Les entretiens

Sylvie est une jeune femme de vingt-sept ans. Elle est la dernière enfant d’une fratrie de trois : deux frères, l’un de quarante et un ans, et l’autre de trente-cinq ans. Ses deux parents travaillaient, le père était agriculteur, la mère tenait un magasin de fleurs. Désirant être dans la vente, elle obtiendra un Bep de vente action marchande à l’âge de dix-huit ans. Son objectif étant de reprendre le commerce de fleurs de sa mère. Dans la réalité, elle aidera d’une manière ponctuelle sa mère, préférant plutôt les sorties avec des amis. Durant cette période qui durera de ses dix huit à ses vingt ans, elle donnera ce qu’elle appelle « un coup de main » sans être employée légalement.

A vingt ans, elle est enceinte d’un garçon qu’elle fréquentait depuis quelque temps. Elle n’avortera pas car son ami désirait lui, un enfant, et l’aurait quittée si elle avait fait cet acte. Elle accouchera de jumeaux prématurés âgés de six mois et demi, qui seront placés en couveuse, avec un diagnostic réservé sur leur évolution. Sylvie choisira, durant cette période difficile pour elle, de vivre chez ses parents, alors que son ami avait loué une maison pour vivre avec elle et leurs enfants. Elle maintiendra ce choix pendant deux ans, préférant être dans la maison parentale. A l’âge de vingt-trois ans, elle s’installe dans la maison de son grand-père maternel, maison rachetée par son frère cadet. Elle pensait alors que son ami viendrait la rejoindre, démarche qu’il ne fit pas. En fait le couple ne vivra jamais vraiment ensemble, et aura une relation difficile et épisodique.

Devenant mère, Sylvie bénéficiera de l’aide de parent isolé (Api), aide qu’elle prolongera avec le Revenu Minimum d’Insertion. Elle passera de l’Api au Rmi. C’est dans le cadre du contrat d’insertion sociale qu’elle acceptera de nous rencontrer après avoir été orientée avec son accord dans notre institution.

Au cours du premier entretien, Sylvie est dans une attente interrogative. Devant cette réserve, où les mots avaient de la difficulté à dire, je me suis sentie à mon tour interrogé.

J’ai alors utilisé l’aspect administratif pour engager un dialogue. Cet aspect est toujours pris en compte pour tous les sujets, pour des raisons logistiques, mais dans le cas de Sylvie, il a été cet objet médiateur qui a permis la rencontre.

J’apprends qu’un des frères : le cadet, avait eu à l’âge de dix-neuf ans un accident de voiture grave qui le laissa handicapé, Sylvie avait à l’époque onze ans. Sylvie ne laissera apparaître aucun affect quand elle évoqua ce fait, elle maintenait à distance toute émotion à travers une pensée discursive, mode narratoire qu’elle a maintenu durant presque tout l’entretien.

Malgré cette distance énonciatrice, j’éprouvais au niveau contre transférentiel, un sentiment maternel devant cette jeune femme.

Était-ce son aspect extérieur, qui donnait à voir une certaine fragilité, qui nous faisait vivre un tel sentiment ?

Aujourd’hui, je comprends que ce ressenti perceptif s’origine dans la relation transféro-contre transférentiel.

En effet, cet éprouvé accroché au perceptif m’a empêché sur le coup, de saisir une autre fragilité,  c’est à dire, celle d’un objet interne insuffisamment fiable dont Sylvie nous signifiait le manque. Sylvie ne me dira-t-elle pas plus tard : « Plaire aux gens est pour moi une nécessité. » D’une certaine manière, cet aveu d’un narcissisme fragile, m’avait inconsciemment mise dans une position maternelle.

Elle cherchait dans le regard de l’autre, la preuve de son existence dans la relation intersubjective. Le perceptif devenant alors par défaut, le représentant de la représentation psychique.

Sylvie maintiendra cette manière d’énoncer à propos de son niveau d’études, énonciation qui s’est modifiée quand elle parla de sa vie familiale. Ce fut le tournant de ce premier entretien. En effet, elle livra son intimité sans aucune difficulté.

Il y a eu, à ce moment précis, une rupture dans le mode d’énoncé du sujet, son débit fut plus rapide, son ton de voix plus intense, elle donnait l’impression d’être présente dans la relation clinique. Je rapprocherais cette présence à une non présence à elle-même. Autrement dit, le langage de Sylvie était utilisé dans une désaffection, ce qui lui permettait de se parler avec émotion, sans prêter intérêt à son propre ressenti. Par la suite, elle parla de sa maternité comme d’une situation non désirée, car l’enfant à naître était l’enjeu du lien d’amour à son ami. Elle a dit-elle : « garder l’enfant sinon son ami l’aurait quittée. »

Qu’en était-il à elle de son désir d’être mère ?

Elle faisait cadeau d’un enfant à cet homme pour conserver son amour.  Il ne s’agissait pas d’un enfant qui était désiré par le couple, mais d’un objet-cadeau, symbole de l’emprise sur l’autre. Sylvie poursuivit en mentionnant qu’elle ne prenait pas la pilule car son ami ne voulait pas. En l’écoutant je me demandais où était Sylvie, où était-elle en tant que femme, dans cette relation amoureuse ?

Elle apparaissait être l’objet de l’autre, se laissant déposséder de l’intériorité de son corps.

Au niveau fantasmatique, Sylvie par le retournement en son contraire de la pulsion anale contrôlait ainsi l’autre. En apparence, elle était l’esclave de l’autre, ce qui lui permettra comme nous le verrons, par la suite, d’être dans la plainte, mais au niveau inconscient, elle maîtrisait l’objet. Cette maîtrise anale lui procurait un sentiment de toute puissance, toute puissance masquée dans la réalité externe par des positions d’échecs.

J’apprends qu’elle vivait depuis quatre ans dans la maison de son grand-père maternel, maison qu’elle avait louée pour vivre avec son ami. Dans la réalité, celui-ci sera, selon Sylvie : « présent absent. » Ne supportant pas cette discontinuité temporelle, elle le mettra dehors tout en continuant d’avoir des relations sexuelles avec lui.

Sylvie spécifiera qu’elle n’a jamais vécu une vie de couple et qu’ils «n’ont jamais eu une maison à eux. »

La vie de couple de Sylvie nous paraissait énigmatique, car elle vivait depuis quatre ans dans sa maison, avec ses enfants, mais sans le père.

Il n’y avait pas de lieu symbolisant sa vie de femme et de mère.

La sexualité et la maternité sont inconciliables, il y a une impossible représentation d’une identité sexuelle en lien possible avec une psyché maternelle.

Cette absence psychique d’une maison pour le couple de Sylvie nous fait associer à celle réelle du couple de Martine. Cette absence réelle, et cette réalité de l’absence renverrait sur le plan psychique à la quête de l’objet impossible à psychiser. En d’autres termes, la figuration de l’objet maison marquerait l’impossible transitionnalité de l’objet.

Sylvie nous fit part vers la fin de l’entretien de son manque de centre d’intérêt, si ce n’est lire  « Gala », pour rêver sur la vie des autres. La vie des gens du spectacle était pour elle, un objet de fuite de sa propre intériorité psychique. Elle avait des rêves à propos de, et non des rêves à elle.

Au niveau contre transférentiel j’éprouvais une ambivalence dans la compréhension de ces paroles.

En effet, Sylvie avec le Rmi, ne pouvait que satisfaire ses besoins vitaux. Grâce à « Gala », elle alimentait sa rêverie d’un monde où la réussite sociale signifiait argent et reconnaissance. Il y avait cohabitation chez le même sujet, d’une réalité sociale liée à la pauvreté, et d’une réalité psychique liée à des rêveries de richesse et de gloire. C’est cette cohabitation aussi extrême qui nous a fait ressentir cette ambivalence.

Le contenu de cette rêverie diurne nous laissait entrevoir la pauvreté narcissique de Sylvie.

Durant ce premier entretien, Sylvie nous dit qu’elle était est au Rmi depuis quatre ans, sans aucune autre explication de sa part.

Sylvie accepta de nous rencontrer tous les quinze jours, dans le cadre d’entretien de soutien psychologique, elle adhéra à notre proposition sans aucune difficulté.