A1- Du pacte narcissique de la mère : la naissance repousse une mort. 

Un des énoncés de cette clinique est la recherche d'un lieu en soi, recherche qui est déplacée sur un objet réel : la maison.

En effet, ce sera pour Martine : une absence réelle, pour Sylvie : une réalité de l'absence, pour Christine une errance : elle passe d’un lieu à un autre, pour Paul : un non-lieu et pour Jacques un hors lieu.  

Maison que Sylvie et Martine ne partageront jamais vraiment avec leur compagnon ou qui n’est pas un lieu à soi, comme c’est le cas pour Paul, Christine, et Jacques.

Cette figuration de l'objet maison renvoie à la quête d'un objet impossible à psychiser, parce qu’idéalisé. L'instance moïque est amputée de son idéal, ce qui au niveau processuel, évite les enjeux fantasmatiques, mais isole le sujet. Cet investissement de la réalité externe dans la représentation maison, figure au sens d’une mise en forme, la réalité externe d’un soi défaillant à la recherche d’un lieu à être.

Par lieu à être, j’entends le sentiment d'existence du sujet, d'un être là, à soi-même, la réalité externe faisant alors fonction de réalité interne, lieu à être qui est en lien avec la faille narcissique des sujets, faille synonyme d'une béance à toujours combler.

Cette béance se loge chez Martine, Sylvie et Jacques dans la relation en miroir de l'autre du couple, c’est à dire le compagnon ou la compagne qui n’est que le prolongement narcissique d'eux même.

Elle se loge chez Paul dans le besoin de s’émécher en absorbant le liquide qui lui procurera l’illusion d’un soi constitué.

Elle se loge chez Christine dans l’impossible ingestion de l’objet nourriture vécu comme un objet bêta à ne pas ingérer et comme un objet à avaler « toutes les deux, trois heures » car source d’apaisement provisoire de l’angoisse de néantisation.

Tous ces objets sont des objets du processus d’idéalisation, celle-ci portant soit sur l’appareil moïque, comme c’est le cas pour Christine, soit sur l’objet, comme c’est le cas pour Martine, Sylvie et Jacques, soit sur le but pulsionnel, comme c’est le cas pour Paul.

Quand l’idéalisation laisse à voir ses trouées, c’est-à-dire quand les supports d’investissement viennent à défaillir, ils laissent les sujets dans un vide intérieur, confrontés à la défaillance de leur soi, et à leur propre questionnement sur leur autochtonie corporelle ; comme le mentionnera Christine d’une manière paradigmatique par : « je ne sais pas ce que je dois manger, si c’est trop ou pas assez, si ce que je vais manger est bon ou mauvais pour moi ? » 

Je voudrais préciser ma pensée en m’arrêtant sur la notion d’idéalisation et sur ce qu’elle implique.

G. Rosolato dans son article sur le narcissisme paru dans la nouvelle revue française depsychanalyse décrit ainsi à propos du processus d’idéalisation : 

‘«  L’expérience majeure pour la mise en jeu de l’idéalisation est  la maîtrise par le fantasme de l’absence et de l’objet perdu. »87

Nous pouvons remarquer que l’absence est récurrente dans l’histoire de nos situations cliniques.

Paul est celui que sa mère nomme absent à travers une identification projective, désignant ainsi sa propre absence à elle.

Christine, à travers ses marqueurs temporels dans l’absorption de la nourriture, désigne son impossible satisfaction hallucinatoire du désir.

Jacques cherche jusqu’à la banqueroute celle qu’il ne peut se représenter.

Martine et Sylvie, chacune à leur manière, s’absenteront de leur relation amoureuse.

Dans le processus d’idéalisation, G.Rosolato oppose l’idéalisation :

‘« Avec son caractère massif, fantasmatique dominant, inconscient ou fonctionnant déjà avant toute conscience de soi, et dont l’instance est le Moi idéal, aux idéaux qui s’affranchissent de l’omnipotence, prennent une identité localisée, persistent à tout âge, s’adaptent à la réalité, tout en la transcendant, et correspondent à l’Idéal du Moi. »88

Nous constatons un défaut de contenance psychique des éléments de la psychédes sujets qui renvoie à une relation d'objet primaire, où la représentation de soi est esquissée. Ebauche d'un soi, parce que tous, étant dans l'impossibilité de s'étayer sur une psyché maternelle, dont le propre pacte narcissique de la mère repose sur la naissance qui repousse une mort.

Il ne s'agit pas ici de la position psychique de la mère morte d'André Green ou :

‘ « La mère est pour une raison ou une autre déprimée… Le trait essentiel de cette dépression et qu'elle a lieu en présence de l'objet, lui-même absorbé par un deuil. »89

Il s’agit d'une mère porteuse d'un pacte narcissique, dont la mission inconsciente pourrait-on dire est de repousser une mort.

Cette mère là n'est pas : "absorbée par un deuil" mais par l'acte de naissance repoussoir d'une mort. Nous sommes ici en présence d’une mère qui est active, qui est dans la réaction,  alors que dans la position psychique de la mère morte, cette mère est passive, « absorbée par son deuil ».

De fait, les sujets n'ont pas été pris par le mouvement psychologique de transformation de l'investissement de la mère sur son enfant, comme c'est le cas dans la mère morte, étant donné qu'il y avait un déjà là de la psyché maternelle.

C’est pourquoi, la perception par l’enfant de l’abandon de la mère, est au cœur de notre clinique, et non l’aspect dépressif, de par le contenu même du pacte narcissique.

D’une certaine manière, nous nous trouvons sur le plan clinique devant un condensé de la position théorique de Green et de Winnnicott.

En effet, la notion d’une mère « absorbée » est prévalente, comme ce qui sous-tend le pacte narcissique, ainsi que la notion d’environnement dont parle Winnicott :

‘ « La mère, en s’identifiant à l’enfant, sait ce qu’il ressent, et est donc en mesure de fournir presque exactement ce dont il a besoin en matière de maintien et, d’une façon plus générale, comme environnement. Sans une telle identification, j’estime qu’elle n’est pas capable de donner à l’enfant ce qui lui est nécessaire au début, c’est à dire une adaptation vivante vis à vis des besoins de l‘enfant… Si les soins maternels ne sont passuffisamment bons, l’enfant ne parvient pas à exister vraiment, puisqu’il n’y a pas de sentiment de continuité d’être ; la personnalité s’édifie alors sur la base de réactions aux empiètements de l’environnement. »90

Nous nous trouvons devant un déjà là, c’est-à-dire la question du pacte narcissique, où la naissance de l’infans est investie comme mouvement psychique repoussant une mort, mort d’un collatéral ou d’un enfant mort équivalent d’un objet cryptoforme générationnel.  En d'autres termes, l'investissement lié au pacte narcissique spécifie la mort et non le deuil.

La notion de pacte narcissique repose sur le non-choix pour le sujet, en d’autres termes, le déterminisme lié à la place qui lui est attribuée par le groupe familial dans le but de maintenir l’équilibre de l’ensemble.

Il faut préciser, comme le souligne R. Kaës, qu’un tel pacte contient et transmet de la violence, et qu’il ne tolère aucune transformation, car le moindre changement :

‘« Provoquerait une ouverture béante dans la continuité narcissique. »91

Les mères de nos cas cliniques n’ont pas pu trouver dans leurs vies de femmes, un étayage groupal, qui les auraient aidés à pouvoir intégrer la perte de cette mort, et d’une certaine manière à se défaire de la maintenance du pacte narcissique qui a obturé leurs capacités à être disponibles pour leurs enfants.

En effet, il s’agit pour Christine, comme nous l'avons analysé, d’être un appendice maternel, un bout de son corps, une extension d’elle-même qui lui barre l’accès à toute identité. La mère de Christine, de par sa pathologie alcoolique, signifie la faille d’une introjection à toujours recommencer, par manque d’un objet interne constitué. La scène du jardin, c’est-à-dire de cette terre, de cet espace psychique impossible à s’approprier pour Christine, marque l’impossibilité pour cette mère d’accepter la différenciation d’avec sa fille. La naissance de Christine, est pour elle, un objet de comblement de son propre manque de l’objet primaire, objet de comblement qui n’a pas « réussi », et qui laisse apparaître les béances narcissiques de cette femme. Le pacte narcissique de la mère de Christine ne repose pas sur une mort réelle vécue  par le sujet, mais sur une identification à la « mère morte », (p. 231) c’est-à-dire à sa propre mère endeuillée. L’analysedu complexe de la mère morte montre, comme le dit A. Green à propos de la vie amoureuse que : 

‘« Le parcours du sujet évoque la chasse en quête d’un objet inintrojectable, sans possibilité d’y renoncer ou de le perdre et sans guère plus de possibilité d’accepter son introjection dans le Moi investi par la mère morte. En somme, les objets du sujet restent toujours à la limite du Moi, ni complètement dedans ni tout à fait dehors. Et pour cause, puisque la place est prise, au centre, par la mère morte. »92

L’analyse clinique de la mère de Christine a montré la quête d’un objet inintrojectable, et combien le lien indifférencié qu’elle a maintenu avec sa fille n’est que la maintenance de son propre lien à l’imago d’une mère morte,  la naissance de Christine ayant pu donner l’illusion qu’elle allait pouvoir « chasser » cette imago.

Dans l’histoire de Paul, nous retrouvons, comme dans l’histoire de Christine, une mère qui établit une relation d’emprise vis-à-vis de son fils : il n’est jamais présent dans le temps qui lui convient à elle. Elle décide pour lui d’une démarche thérapeutique, en choisissant le mode de paiement, il est celui qui doit être « l’absent ». Une mère dans la maintenance d’un lien archaïque avec son enfant, pour que ce lien soit le support du pacte narcissique qui ne lui laisse aucun possible si ce n’est celui de sa propre béance narcissique. Dans ces enjeux psychiques inconscients, où prévaut le déterminisme, le choix ne se pose plus, entre soi et l’autre car l’autre sera celui à exclure.

En effet, la mère de Paul, a dû mythifier sa sœur morte à travers un processus d’idéalisation pour adhérer au discours familial, ce qui lui permettait d’avoir sa place dans la constellation familiale. Autrementdit, son pacte narcissique correspondait à une idéalisation de la défunte, idéalisation qui maintenait l’objet dans une place d’absence et non d’une naissance induisant la mort. Paul, à travers sa nomination d’absent a présentifié cette sœur morte dans la psyché maternelle, sa naissance étant la tentative psychique pour la mère de repousser la mort de cette sœur.

En ce qui concerne Jacques, nous avons des indices de son histoire familiale, dont certains concernent le lien à sa mère, qui laissent supposer des effets d’un pacte narcissique. En effet, l’énoncé du sujet qui consiste à dire : « Quand j’étais petit, je me levais à cinq heures du matin et je nettoyais la cuisine pour avoir des caresses de ma mère. Je n’avais rien. », met en exergue la non intériorisation d’une imago maternelle suffisamment aimante, pour qu’il aille chercher par un acte, la récompense d’un sentiment qu’il n’aura jamais. Le paiement qu’il fera quelques années plus tard, pour avoir de l’amour, est la réitération de ce même acte. Autrement dit, le sujet ne peut psychiquement se représenter le lien qui l’unit à l’imago maternelle, pour cause d’absence de ce lien. Il est ce sujet « négativé » revendiquant le lien refusé. Jacques rejoint les histoires des sujets que nous venons d’évoquer. Comme pour eux, la mère est cette femme prise psychiquement par un ailleurs, ailleurs qui l’empêche d’être présente psychiquement dans la relation avec son enfant.

A travers l’histoire de Sylvie et Martine, les points nodaux évoqués au cours de leurs analysescliniques ont montré combien leurs mères respectives n’ont pu être cet autre, dans le maintien de leurs sentiments de soi. Elles ont cherché toutes les deux chez leur compagnon, cet impossible étayage sur une psyché maternelle absorbée par un pacte narcissique, qui repose sur la naissance qui repousse une mort.

En effet, la mère de Martine n’était-elle pas née pour : « conjurer le sort », et son désir d’accoucher sous x, montre comme nous l’avons précisé dans l’analyse clinique, son désir inconscient de réparer la faute de sa grand-mère maternelle.

La mère de Sylvie ne dira t-elle pas que Sylvie est « un accident », accident qu’elle ne reproduira plus en se ligaturant les trompes, la naissance de Sylvie venant réactiver la fille morte à l’age de sept mois. C’est pourquoi, cet étayage ne pourra pas fonctionner, car Sylvie et Martine sont prises dans le pacte narcissique maternel. Martine aura : « privilégié sa vie intellectuelle à sa vie de couple », Sylvie elle, quittera son ami quand elle sera mère. Elles ne pourront vivre une relation objectale, car c’est l’économie narcissique qui prime.

Nous voudrions revenir sur la notion de sentiment de soi, en reliant ce sentiment à ce qu'en dit Heinz Lichtenstein pour qui :

‘"L’identité primaire a toujours, à la base, une expérience de miroir. Elle ne permet pas vraiment à l'individu d'investir un objet ; l'objet est simplement utilisé comme un miroir dans lequel réfléchir les contours de son identité primaire"93

Dit d’une autre manière, il s’agit ici, dans notre clinique, du stade du miroir qui serait pour ainsi dire loupé. En effet, tous les sujets dans cette clinique, n’ont pas l’assurance que « le reflet du miroir est une image » et non pas la conviction que ce reflet n’est qu’une image « qui est la leur » Il y a de fait une impossible reconnaissance de la mère, reconnaissance que nous mettons en lien avec ce qu'en dit J. Dor l’enfant reçoit :

‘ « Du regard de l’autre (la mère) l’assentiment que l’image qu’il perçoit est bien la sienne. »94

L’image de l’autre est le socle premier qui permet au sujet d’accéder à son identité.

Dans cette clinique, les sujets disent dans leurs discours leurs impossibilités d’utiliser l’imago maternelle, et pour se refléter, et a fortiori pour en percevoir l’assentiment. 

Dans la relation au don, la mère n’a pas donné à l’enfant la possibilité de l’utiliser comme :

‘« Un miroir dans lequel réfléchir les contours de son identité primaire. »95

Cette non utilisation a eu pour conséquence que pour l’enfant le don est pour lui une menace pour son identité, non pas par trop de don mais par manque de don. En d’autres termes, l’enfant ne peut recevoir quelque chose, et ne peut à son tour donner, car il risque d’être pris dans une relation abyssale signifiance d’une perte de lui-même. L’échange est, pour l’enfant pour ainsi dire barré, car la mère lui demande son dû ; cette notion de dû sera traité dans le chapitre : la pathologie du dû. 

Ce changement de perspective dans l’analyse du don, décentre la réflexion sur les objets qui circulent dans la relation de don, et se porte sur les raisons de cette circulation, ce qui fait dire à J. Godbout qu’il :

‘« Faut rejeter la réciprocité comme norme principale des systèmes de don… La réciprocité existe bien sûr, et dans les faits il y a retour. Mais le don, fondamentalement, n’est pas un modèle d’équivalence, pas même à long terme. (Cela peut se produire, mais ce n’est pas le modèle.)96

Le reflet de cette image manquante,  nous fait associer à l'objet persécuteur interne transformé en objet externe, objet externe échu au compagnon, ou à la compagne qui ne peut tenir cette place.

Autrement dit, il y aurait un aspect mélancolique qui aurait détourné une partie de l'objet interne vers l'objet externe. 

L'économie narcissique a triomphé sans gloire sur l’économie libidinale.

Notes
87.

Rosolato G, Le narcissisme in Narcisses, p.22

88.

Rosolato G, ibidem, p. 22

89.

Green A, Narcissisme de vie et de mort, p. 229

90.

Winnicott D., De la pédiatrie à la psychanalyse, p. 376, p.377

91.

Kaës R., Les théories psychanalytiques du groupe, p. 10

92.

Green A, Narcissisme de vie Narcissisme de mort, p. 234

93.

Lichtenstein H, Narcisses, p. 232

94.

Dor J, Introduction à la lecture de Lacan, p.157

95.

Lichenstein H., Narcisses, p.232

96.

Godbout J, ibidem, p. 174