A2- Le nom du père

Fantasmatiquement, les sujets s'inscrivent dans cette nouvelle triade où l'objet culturel argent et la fonction tierce de l'imago paternel semblent se confondre.

Un retour à notre clinique s’impose pour mieux appréhender cette condensation de l’imago paternel, et de l’argent à travers l’analyse d’une de nos variables : le nom du père.

En effet, l'argent est objet visible :

Comme l'est pour Martine : le nom du père qui est l'objet extérieur qui présentifie la figure paternelle, par impossibilité de la symboliser.

Comme l'est pour Sylvie : la mort de son père, symbolisée par l'urne, parce que la représentation symbolique du père n'a pu fonctionner, comme n’a pu fonctionner la filiation paternelle de ses propres enfants.

Comme l’est pour Paul : le besoin de retourner dans le village de son père et d’avoir des traces de lui dans un comportement où prévaut l’imitation (l’acte de boire, de s’occuper des autres), par impossibilité de s’identifier à un père dont la mémoire dans la psyché maternelle est synonyme de défaut.

Comme l’est pour Jacques : cette mise en faillite de la transmission de l’exploitation paternelle parce que la filiation psychique n’a pu fonctionner, il ne peut qu’être dans le dommage vis à vis de ce père.

Comme l’est pour Christine : l’illégitimité du nom du père, synonyme de « bâtard » dans la psyché  paternelle, inconnu du nom qui fait barrage à la filiation,  le père qu’il faut rejeter en tant que mari de la mère, c’est-à-dire en tant que tiers, car sa présence est synonyme pour Christine de l’alcoolisation possible de sa mère. 

A travers ces comportements, c'est la question du tiers qui est questionnée ; les sujets restant l'enfant d'une imago paternelle qui s'auto engendre, et dans une recherche incessante d'une imago maternelle où ils pourraient se refléter.

Nous mettons en lien cette recherche d’une imago maternelle où se refléter, avec ce que dit Winnicott par rapport à l'environnement, à propos des bébés qui :

‘"Regardent mais ne se voient pas eux-mêmes", Winnicott précise que les conséquences en sont  que la « propre capacité créatrice des bébés commence à s'atrophier et, d'une manière ou d'une autre, ils cherchent un autre moyen pour que l'environnement leur réfléchisse quelque chose d'eux-mêmes. »115

Nous transférons cette analyse de Winnicott à notre clinique, où l'environnement social est pour nos sujets "l'autre moyen" utilisé à propos du rôle de miroir de la mère. Nous associons la scène sociale, et ce qui nous avons dit concernant l'institution et l'originaire, et considérons que le lien unissant les deux autres étant porteurs d'énigme, l'argent fait alors fonction de lien pulsionnel sur une scène qui se joue ailleurs, sur un autre plan, et avec un objet réel..

L’actualisation du fantasme de la scène primitive se met ainsi en scène sans bruit ni violence dans le lien institutionnel.  Il se noue ainsi un pacte dénégatif entre l'institution, et les sujets dont le silence social de ces derniers est la preuve.

Pour expliciter plus amplement comment, dans la scène primitive, le lien pulsionnel du couple s’articule autour du modèle d’échange de l’argent, nous allons nous saisir du discours des cas cliniques à travers les points nodaux qui ont été mis en exergue.

Martine vivra ses visites à son père comme une monnaie d'échange entre le couple. En effet, sa mère lui signifiait l'obligation de rencontrer son père, obligation basée sur la pension qu'elle recevait pour l'éducation de Martine.

Cette équation équivalente entre le père et l'argent était légalisée par la loi sociale. Les gendarmes ont rappelé à l'ordre Martine qui devait se soumettre, et donc aller voir son père. Fantasmatiquement, comme nous l’avons analysé précédemment, il y a eu coalescence entre l'argent, le père, la loi sociale, et le couple séparé créé de son père. Quand, dans les entretiens, Martine disait :"qu'elle a été vampirisée par la demande d'argent de son père", elle stipulait ainsi par cette énonciation l'aspect sadique de l'argent, et le fait qu'il n'est pas le symbole de l'échange, mais qu'il symbolise une relation persécutrice.

Martine paiera un surplus de la taxe d'habitation sans intervenir dans la réalité pour y remédier, en disant qu'elle :"s'est fait exploitée par son logeur et sa mère" ; elle lie à travers sa plainte exploitation matérielle et exploitation maternelle.

L'argent est ici psychiquement vécu comme un objet qui a à être versé, même si la facture est trop élevée. Autrement dit, elle se sent redevable d'une dette psychique que l'argent vient combler.

Nous relions la notion de dette psychique à la relation persécutrice symbolisée par l'argent, avec le père, la loi sociale et le couple séparé créé de son père. L’argent objet culturel et d’échange symbolique est détourné de sa finalité, dans le but de créer un lien entre une mère dont Martine est l'objet ("elle est exploitée") et un père, qui dans sa vampirisation incorpore fantasmatiquement le sujet ; lien signifié dans la réalité par cette valeur d'échange entre le couple, représenté par l'enfant.

L'argent est ainsi ce lien pulsionnel unissant les deux autres du couple de la scène primitive, objet culturel condensateur, et dépositaire de l'énigme de l'originaire du sujet. La relation à l'objet argent, qui nécessite la possibilité d'être dans une relation d'échange où l'argent comme valence symbolique se situe comme tiers ne peut plus fonctionner.

Ce tiers véhiculant le lien symbolique entre deux êtres, n'est pas investi d'une plus value mais devient le troisième élément, c’est-à-dire qu’il n’est pas dans une tiercéité qui ferait référence.

Pour dire les choses d'une autre manière, l'échange n’est plus du côté de l'économie libidinale mais de l'économie narcissique. La pulsion libidinale dans la relation intersubjective prend pour objet l'argent, qui est lui-même objet d'investissement narcissique de la part du sujet.

C’est pourquoi, le fantasme originaire de la scène primitive, et le narcissisme du sujet sont ainsi externalisés, sur la scène sociale, à travers un lien de dépendance aux institutions.

La pauvreté du sujet, son exclusion du corps social, même s'il positionne le sujet dans un sentiment de honte, lui permet de se vivre illusoirement comme l'autre du couple.

Notes
115.

Winnicott D., Jeu et réalité, p. 155