A3- L’argent opérateur impossible

Pour expliciter notre propos et démontrer en quoi l'argent est cet opérateur impossible sur le plan fantasmatique, nous allons nous appuyer sur le matériel clinique de Sylvie.

Sylvie, à travers l'acte de laver la maison de sa mère, exprime au niveau fantasmatique le type de relation d'objet anal : la partie de son corps qu’est l'excrément, est déposé chez sa mère, dépôt qui doit être nettoyé pour que sa mère puisse être "une Sainte". La mise en relation anale ne peut fonctionner, car le sujet est traversé par la question de ce qui est à soi, et de ce qui est à l’autre, par la question de ce qui est soi, et de ce qui est l’autre. L'excrément ne représente plus le cadeau entre l'infans et la mère, mais la partie de soi, qui ne peut être en relation avec l'autre. La chaîne équivalente : argent, fèces, cadeau, n’est pas dans un rapport symbolique car les fèces sont détournées de ce qui est l'enjeu majeur de la relation anale, dans une recherche narcissique.

Par ailleurs, dans la relation à son compagnon, il s'agissait pour Sylvie d'avoir un enfant pour conserver cet homme près d'elle, l'enfant devenant ainsi, l'enfant objet cadeau, pour maintenir le lien, l'enjeu, pour que l'illusion d'un couple génital existe.

Ce mode relationnel rejoint celui que Sylvie a avec sa mère. En effet, l'enfant n'est pas le cadeau, dans une relation intersubjective, mais le comblement narcissique de sa relation, comme l'est l'excrément.

L'équivalence symbolique, entre le symbole argent et le symbole fèces dans le cadre de la relation anale n'opère pas.  Plus exactement, c'est l'articulation de la mise en rapport : symbolique symbolisé qui ne fonctionne plus, les fèces étant l'objet narcissique qui rend impossible toute différenciation.

Le rapport symbolique symbolisé est ainsi remplacé, par un rapport métonymique, qui renvoie le sujet à ce que Bleger nomme l'ambiguïté, c'est-à-dire : où ce qui est à soi et à l'autre est indifférencié. L’argent devient alors ce troisième élément de l’échange, dépositaire de l'énigme de l'originaire du sujet, et de fait opérateur impossible sur le plan fantasmatique.

Dans l'énonciation du discours de Sylvie, concernant son rapport à l'argent, durant son adolescence, apparaît d'une manière majeure ce qui vient d'être analysé.

Sylvie, "économisait ses parents, en ne prenant pas beaucoup d'argent", et mettait le reste de cet argent, dans la caisse du magasin de sa mère. A travers cette énonciation, deux niveaux d'analyse se jouent : la relation au couple parental et l'argent pris remis dans la caisse du magasin maternel.

Economiser ses parents, en parlant de son rapport à l'argent, c'est comme nous l’avons dit précédemment, l'imbrication de deux modes de représentation dans le discours manifeste du sujet : le mode de l'économie pulsionnelle et de l'économie sociale.

L'utilisation du mécanisme de condensation met à jour dans le terme « économiser » les liens psychiques inconscients entre le couple parental et l'argent.

Nous développons cette analyse en nous référant à ce qu’a dit Reiss-Schimmel, concernant l'argent, signe et symbole à la fois, ces deux modes de fonctionnement différents entretenant une relation étroite. C'est ce qui apparaît dans le discours de Sylvie, concernant son mode de fonctionnement par rapport à l'argent et par rapport au couple parental.

En effet dans notre clinique, l’argent signe, lié à une valeur d'usage, est utilisé comme le substitut de l'objet partiel anal qui n'a pas à être "pris", dans le couple, car fantasmatiquement, il y est déposé comme ce qui lie les imagos parentales.

En d'autres termes, l'argent est le symbolisé de l'engramme pictogrammatique, et non ce qui en soi représente autre chose dans le cadre d’une relation d’échange, c’est-à-dire ce qui représente cet équivalent général.

Si l'argent comme cela a été développé dans la clinique de Sylvie, est remis dans la caisse du magasin maternel, c'est parce qu'il est cet objet, qui ne peut être perdu. Il est dans la caisse intestinale maternelle, pour éviter que fantasmatiquement son expulsion, donc la prise d'argent détruise l'objet. Il est cet objet dévorateur possible du ventre maternel.

L'argent joue ainsi sur le plan fantasmatique plusieurs fonctions : ce qui unit les deux du couple et l'objet de destruction possible de l'autre.

En d'autres termes, il est pour le sujet cet objet socioculturel utilisé comme bouche trou pulsionnel et tentative de résolution de l'énigme de sa propre conception par l'intermédiaire du corps social.

Il ne peut être, au vu de notre analyse, que dénué de toute symbolique, car lié au processus originaire, où la différenciation soi monde n'existe pas, et de fait être cet opérateur impossible sur le plan fantasmatique.

Quand Sylvie dira qu'elle : "gagne l'argent du Rmi", alors qu'il n'y a pas d'échange entre la valeur travail effectué par le sujet, et l'institution sociale créditrice, elle ne fait que certifier par ce déplacement sémantique, l'illusion du lien.

En effet, l’argent est pour elle cet objet qu'elle gagne, même si dans la réalité on le lui donne, pour pouvoir fantasmatiquement se vivre dans l'omnipotence. Cette paradoxalité d'un gain économique minimal, obtenu dans l'illusion d'une relation intersubjective, démontre une fois de plus, combien la scène sociale est devenue l'enjeu de processus inconscients.

Nous mettons cette notion de gain, en lien avec la question de l'avoir et par voie de conséquence à la question du manque,  ce qui met en jeu l'aspect narcissique du phallus dont la possession procure complétude et puissance.

L'argent devient alors cet objet partiel, dont la fonction condensatrice supporte les dimensions orales, anales et phalliques ; il est ainsi cet objet condensateur d'une économie pulsionnelle caractérisée par sa prégénitalité.

Selon le type de relation d'objet, auquel le sujet est confronté, il jouera ce que nous avons nommé "tour à tour", telle ou telle fonction.

Paul s’est laissé exploité comme Martine par ses employeurs. Il n’a jamais eu de contrat de travail fiable, passant d’un contrat précaire à un autre, malgré ses compétences, et son talent. Il n’a jamais été reconnu financièrement, allant même jusqu’à travailler bénévolement, et : « laissé faire quand certains de ses collègues signaient les productions vidéo » qu’il avait créés.

L’argent et le nom du père sont absents de sa psyché. En « laissant faire », il a mis en place un comportement passif, qui n’est pas signe d’un don qu’il fait aux autres mais signe d’une relation d’objet où il est l’objet de l’autre, ce qui lui permet ainsi de se maintenir dans une position psychique de celui qui n’a rien, de celui à qui on n’a rien donné. Il se sent, comme Martine, redevable d’une dette psychique que l’argent vient combler. Cette notion de don sur laquelle nous reviendrons plus amplement, présentifie le don originaire non attribué par l’imago maternelle, pour cause de psyché occupée par un pacte narcissique. Cette redevabilité de la mère à son groupe primaire induit des places assignées aux membres du groupe familial qu’elle constituera. Autrement dit, l’enfant ne pourra déroger à un rôle préétabli, sans remettre en cause le lien primaire qui l’unit.

Quand Paul  liera dans son énonciation alcool et argent dans un : «  ça me coûte » il énonce, à travers cette condensation, le coût réel, et le coût psychique comme impossible représentation de la perte, et donc de l’absence. Il ne s’agit pas ici de la perte dans le cadre de la relation anale mais de la perte de l’imago maternelle dans une impossible représentation psychique de cette perte.

L’argent n’est pas ici lié à l’objet détachable du corps que le sujet accepte de perdre, mais à l’absence de la mère, prise dans son pacte narcissique. La dimension de l’argent, objet de pacification dans la relation ne marche pas, il est cet objet à perdre dans un mouvement de recherche de l’autre et dans une identification (Paul boit comme son père) à son père, il est cet objet qui essaie de faire lien dans l’impossible union parentale.

La pauvreté à laquelle Paul fera référence, pauvreté qui lui fera dire : « quand on est pauvre, il faut être gentil », sera une situation qu’il perpétuera en étant au Rmi, l’argent étant pour lui objet « de mépris », comme si cet objet n’était pas un objet contenant une valeur potentielle dans l’échange social. C’est un objet à rejeter, impossible à acquérir. Il ne peut qu’être donné par l’institution sociale, qui certifie ainsi sa pauvreté, et qui oblitère l’échange marchand. Ce discours tenu par Paul sur l’argent, qui évoque une position idéologique au sens politique du terme, est dans la réalité psychique une défense paradoxale qui masque la maintenance d’une position idéologique au sens psychique.

Dans le labourage du jardin de sa mère, pour obtenir de l’argent de poche, comme dans le labourage du jardin de sa psychologue pour payer les séances, Paul accepte cette situation de troc voulue par sa mère, situation qui évacue la fonction tierce de l’argent, qui présentifie la relation archaïque de la mère vis à vis de Paul, et qui rend équivalente toute relation d’échange : labourer la terre vaut pour toute chose. Dans cette indifférenciation de l’échange et de l’autre, Paul accepte d’être l’objet de sa mère, seule manière pour lui d’exister dans le lien.

Nous pouvons le constater quand Paul dit: « si je trouve cent francs, et si je ne sais pas à qui sont ces cent francs, je ne vais pas savoir les utiliser ; la seule solution que j’ai, c’est de les faire disparaître le plus vite possible, que cet argent ne soit pas utile » il signifie ainsi son incapacité psychique à utiliser cet argent d’une manière bénéfique pour lui. L’objet doit ne plus exister car il est un objet afonctionnel, sans représentation psychique liée à l’échange, il ne peut jouir de cet échange car il est l’objet du lien de jouissance parental.

Christine comme Paul utilisa le troc comme moyen de paiement. Comme lui elle a travaillé d’une manière bénévole ; nous retrouvons ici, la même occultation de l’argent dans l’échange, il est cet objet tiers qui ne peut exister.

Nous avons pu observer, dans l’analyse clinique, que Christine, malgré ses diplômes, n’a jamais travaillé. Elle a préféré dépendre des institutions sociales et vivre avec un minimum, plutôt que d’avoir un salaire. Cette prévalence du lien social sur d’autres formes de liens certifie notre analyse d’une actualisation du fantasme de la scène primitive sur la scène sociale. En effet, le lien établi est un lien d’argent, lien qui lui évite d’être confrontée à l’échange marchand, mais surtout qui lui évite d’être confrontée à la dimension symbolique de l’argent, confrontation impossible car il occupe une autre place. En effet, il est le lien entre une mère institutionnelle qui donne, qui auto engendre, et qui donne sens à l’affiliation du sujet ; il est cet objet qui psychiquement donne l’illusion au sujet de résoudre l’énigme originelle.

Comme nous l’avons analysé dans l’étude clinique, Christine a payé son hébergement chez ses parents de deux façons : en jardinant, et en payant les courses pour toute la maison, paiement qui sera plus tard défini par sa mère en une somme précise.

Ces deux modalités de paiement interrogent l’échange lié au temps déterminé de travail dans la maison familiale, et l’échange d’une somme d’argent, somme d’argent dont la délimitation tardive maternelle augure les ratés de la relation anale. En effet, l’acceptation par Christine de payer, sans rien dire pour tout le monde, signifie l’utilisation de l’argent dans une indifférenciation de ce qu’elle doit pour elle, et de ce que les autres doivent.

Autrement dit, dans ce qui pourrait s’apparenter à une forme de prodigalité il ne s’agit, dans l’intrapsychique du sujet, que d’une indifférenciation soi-autre. La délimitation d’une somme pour le paiement de sa nourriture permettra à Christine de faire des économies (avec le peu du Rmi), c’est-à-dire de ne rien s’acheter pour elle qui aurait été source de plaisir. L’objet argent est à conserver, il n’a pas à être dépensé (comme Sylvie),il est à mettre de côté,  non pas dans le but d’économiser en vue d’un projet personnel, mais parce qu’il pourrait être l’objet révélateur d’une non appartenance corporelle s’il était dépensé pour soi.

Dans la réalité, Christine dépensera une partie de ses économies pour acheter : des chaussures, des crèmes de soin », pour sa mère, et a « englouti l’argent, en achetant des arbres, du matériel », pour le mas parental. L’argent est un objet à engloutir, pris comme la nourriture sous son aspect défensif, objet contra phobique devant l’angoisse de néantisation ; objet utilisé pour faire des cadeaux à sa mère, cadeaux qui donnent à voir un double mouvement : une demande d’amour maternelle, et l’indifférenciation du sujet où prévaut le lien oral, cordon ombilical qui relie la mère et la fille, et où ce que contient Christine à l’intérieur d’elle-même n’est pas différencié de ce qui la contient.

L’histoire de Jacques est paradigmatique dans son rapport à l’argent, car celui-ci a été l’objet utilisé qui a obturé ses relations, jusqu’à ce qu’il trouve dans sa situation de bénéficiaire du Rmi, un mieux être, situation paradoxale si on la considère du côté matériel, car elle est synonyme de pauvreté, alors que pour le sujet, elle sera sur le plan psychique synonyme d’apaisement de sa souffrance.

Jacques s’est déprivé de son argent, en se ne s’occupant plus de son exploitation agricole, déprivation qui l’a empêché de poursuivre le travail psychique qu’il venait d’entreprendre. L’argent, tiers de l’échange, n’existant plus, le sujet ne peut qu’interrompre cet échange singulier et annuler ainsi sa demande d’adresse à un autre.

Par cette éviction, il voulait ainsi retrouver psychiquement le lien primaire à celle pour qui il : « nettoyait la cuisine pour avoir des caresses », comme il a mis en acte la perte originaire en recherchant dans l’environnement social cette perte qui sera reconnue dans sa désignation Rmiste. 

Cette nomination faite par l’institution, situe Jacques dans une position sociale, mais surtout le situe psychiquement, par rapport à l’énigme de sa filiation.  En d’autres termes, cette mise en scène dans le social des éléments originaires à travers la perte de l’objet argent ne fait que certifier l’enjeu dont celui-ci fait l’objet. Il est l’objet à perdre ou à ne pas gagner pour l’établissement d’un lien primaire à la mère institutionnelle qui nourrira, dont on attendra « des caresses »,  caresses que dans la réalité le sujet n’aura jamais. Nous voyons déjà poindre, à travers cette analyse, les prémices de l’indiciblité de l’échange institution-sujet, prémices que nous développerons ultérieurement.

Dans sa relation avec cette prostituée, Jacques ne fera que répéter la recherche éperdue de cet amour originel, recherche condensée par les mêmes mots : « là aussi, j’ai acheté l’amour. » Le choix qui consiste pour Jacques à tomber amoureux de quelqu’un qu’il paye pour avoir une relation sexuelle, relation qu’il ne pourra pas vivre que comme sexuelle, puisqu’il sera amoureux de cette femme, laisse augurer là aussi le rôle prépondérant de l’argent dans la fantasmatique de Jacques. En effet, l’argent est donné pour avoir un plaisir orgasmique, plaisir qui ne peut être vécu comme tel, car le sujet doit « sortir  du cadre relationnel », c’est-à-dire là aussi enlever l’objet argent, objet parasite dans sa psyché  pour que le lien à l’autre puisse se vivre dans un espace d’amour où disparaît l’aspect sexuel qui prévalait. Autrement dit, l’argent est vécu, ici, dans la capacité pour le sujet à établir un lien, objet qui doit ensuite disparaître pour que l’illusion d’une relation génitale se mette en place. Nous voyons bien combien nous ne sommes pas ici dans l’échange, mais dansle lien. L’altérité n’a pas sa place, comme le sujet n’a pas la sienne dans la psyché maternelle.

Nous voudrions aussi noter que le fait de donner de l’argent ne s’apparente pas ici à un cadeau, mais à ce que Jacques pense que psychiquement il doit donner à l’autre pour obtenir de l’amour, comme il nettoyait la cuisine pour avoir de l’amour maternel ; acte qui exprime fantasmatiquement le type de relation anale où prévaut l’échec de l’échange. En effet, il lave la cuisine, c’est-à-dire le lieu du don de nourriture maternelle, pour obtenir une caresse, c’est-à-dire une reconnaissance de l’amour maternel à travers la reconnaissance de son corps. L’argent s’apparente ici à un dû, notion sur laquelle nous reviendrons dans l’analyse de notre sous hypothèse.

Le fait de ne plus avoir d’argent, où plutôt de vivre avec le minimum social, fait dire à Jacques que « son vrai moi ressort », il lie ainsi l’argent octroyé par l’institution et le lien de dépendance qu’il a avec cette même institution, lien qui psychiquement a valeur d’amour car cette « mère » lui donne et le nomme : il est devenu éremiste. Dans cette confusion des enjeux psychiques pour chaque protagoniste de l’échange, nous voyons bien que l’argent, dans notre clinique, ne joue plus le rôle de tiers. Cette fonction tierce qui pacifie l’échange est détournée de son but initial pour satisfaire des enjeux fantasmatiques en lien avec l’originaire du sujet.