C- Entre le don et le dû

C1- La pathologie du dû

L’autochtonie subjectale est le fait : « de s’appartenir corporellement à soi-même. »117 Cela présuppose que la mère ait pu prendre en compte les besoins de l’enfant pour que celui-ci puisse « s’attribuer son propre corps », c’est-à-dire qu’il ait « la certitude d’une constance entre différents éléments corporels qu’il peut convoquer immédiatement »118.

Le premier don de l’autre à l’enfant est ce don d’appartenance à soi-même, ce don d’appartenance est, dans notre clinique interrogée, en lien avec la position psychique de la mère.

En effet, dans l’analyse clinique des sujets étudiés, il y a une impossible figurabilité de l’imago maternelle par « occupation » de la psyché maternelle d’une mort à remplacer, comme l’ont montré les mères de Sylvie, Martine, et Paul.

En d’autres termes, le pacte narcissique qui lie la mère à son groupe d’origine, ainsi que sa conséquence : l’irreprésentabilité du désir d’enfant, fait barrage à la figuration de l’imago maternelle car l’enfant rencontre une mère qui n’est pas endeuillée, mais qui est porteuse d’un objet mort qu’elle doit « réparer. » 

L’imago maternelle, forme psychique imaginaire, n’advient pas, ne contient pas le sujet. De fait, la relation imaginaire à l’imago maternelle n’est pas étayante pour le sujet qui rencontre une présence occupée de la psyché maternelle.

Il ne s’agit, ni de déprivation, ni de carence, mais d’un sentiment d’exclusion pour cause de place occupée. Le lieu même de la rencontre avec l’imago maternelle n’est pas trouvé. Nous nous trouvons devant une a-topisation psychique qui signifie une errance psychique pour le sujet, il n’a pas d’accordage psychique pour être contenu.

La conséquence en est la non métabolisation pour le sujet de l’originaire dans le passage d’un imaginaire où prévaudrait le processus primaire.  Autrement dit, l’imago maternelle qui contient le sujet est une imago endommagée, et de fait, le sujet n’est pas contenu par cette imago.

Pour expliciter notre propos, il nous paraît important de partir de l’imago, et de mettre en travail cet aspect transformationnel du passage du contenant et du contenu.

Dans la définition donnée par Laplanche et Pontalis, dans le vocabulaire de la psychanalyse l’imago : 

‘« Désigne une survivance imaginaire... c’est « une représentation inconsciente » ; mais il faut y voir, plutôt qu’une image, un schème imaginaire acquis, un cliché statique à travers quoi le sujet vise autrui. L’imago peut donc aussi bien s’objectiver dans des sentiments et des conduites que dans des images. »’

Prototype inconscient de personnages, l’imago est donc construite à partir des premières relations intersubjectives avec l’entourage. Elle détermine ainsi la façon dont le sujet se figurera autrui et appréhendera autrui, comment il percevra subjectivement l’autre.

Le modèle contenant-contenu développé par Bion va nous aider à comprendre le type de relation qu’induit ce modèle, et en quoi, dans notre clinique l’imago maternelle, imago endommagée, n’a pu être contenante pour le sujet, non-contenance qui a impliqué que, psychiquement, le sujet ne soit pas contenu par elle.

A partir de la théorie de la pensée, Bion considère l’existence d’un appareil à penser et l’existence de pensées préexistantes à l’activité de penser. Les pensées sont considérées comme des impressions sensorielles, des expériences émotionnelles primitives : « des protopensées » rattachées à l’expérience concrète d’une « chose en soi. »

Les protopensées sont des objets mauvais pour le nourrisson, car elles sont liées au besoin non satisfait, (mauvais sein), objets mauvais dont il doit se débarrasser. La mère sert, en dehors du fait de nourrir, de contenant, c’est-à-dire qu’elle reçoit les éléments bêtas et qu’elle les transforme en éléments alpha, grâce à ce que Bion appelle la fonction alpha ; l’expérience émotionnelle est ainsi apaisante pour le bébé qui peut réintrojecter, à son tour, une fonction alpha. Cet aspect de métabolisation grâce à la fonction alpha de la mère, est un des mécanismes de l’appareil à penser décrit par Bion, sur lequel nous allons nous arrêter.

En effet, la théorie de la fonction alpha suppose l’existence :

‘ « D’une fonction, qui opère sur les impressions sensorielles et les expériences émotionnelles perçues, en les transformant en des éléments alpha. Ceux-ci, par opposition aux impressions perçues, peuvent être employés dans de nouveaux processus de transformation ou bien emmagasiné ou encore refoulés. Les éléments alpha sont donc celles des impressions sensorielles et des expériences émotionnelles transformées en images visuelles ou en images qui, dans le domaine mental, correspondent à des modèles auditifs, olfactifs etc. » 119

C’est à partir du mécanisme d’identification projective que le nourrisson projette son contenu dans le bon sein contenant pour les recevoir, comme nous venons de le voir désintoxiqués et donc supportable.

Dans notre clinique, c’est le passage transformationnel du contenant et du contenu qui pose question au sujet. Autrement dit, la mère de par sa position psychique liée au pacte narcissique, n’a pas transformé les expériences primitives du sujet, c’est-à-dire les contenus en images sensorielles figurant une représentation inconsciente qui lui permettrait de percevoir autrui, et surtout de ne pas rester en proie à ses impressions sensorielles, qui n’auront pas eu de destinataire suffisamment « bon » pour lui renvoyer un message assimilable pour lui, un message qui donnerait sens à ses éprouvés. De fait, la constitution d’une imago qui laisserait place à un imaginaire où prévaudrait le processus primaire, et la fantasmatisation est pour ainsi dire escamoté, faute de place pour recevoir les contenus du sujet.

Un contenant plein d’autres choses ne peut accomplir sa tâche de métabolisation, de transformation, parce qu’il est occupé à transformer autre chose, c’est-à-dire une tâche assignée, en utilisant la naissance de l’enfant pour accomplir cette tâche.

En d’autres termes, le sujet ne se sent pas exister au sens existentiel du terme pour sa mère. Il est cet infans utilisé à d’autres fins, comme nous pouvons le constater d'une manière manifeste chez la mère de Martine, dans son rapport à la pension alimentaire donnée par le père.

Au bout du compte l’imago maternelle, représentation inconsciente fondamentale dans la constitution de la pensée du sujet est une imago pleine d’ailleurs pour le sujet, un ailleurs synonyme d’endommagé.

A travers la constitution de l’imago maternelle, le sujet perçoit une mère absente, absorbée à s’enquérir de la tâche assignée par le groupe primaire.

A partir de cette analyse et en lien avec la notion d’autochtonie corporelle, nous considérons que la mère, absente psychiquement en présence du sujet, barre l’accès à l’acquisition psychique de la première propriété du sujet : l’acquisition de son propre espace corporel. Il s’agit du premier don, du don originaire que la mère fait à l’enfant. A travers tous nos cas cliniques sauf l'histoire de Jacques, nous sommes en présence d'un rapport au corps que nous qualifierons "d'extraterritorialité".

Nous faisons l’hypothèse que la mère demande à l’enfant non pas un cadeau mais un dû, elle dévalue cet objet issu du corps de l’enfant, objet qui ne sera plus vécu sur le plan fantasmatique comme un cadeau mais comme quelque chose qui ne lui appartient pas. De fait, l’infans ne peut investir l’excrément comme un équivalent symbolique, comme un objet substitutif, étant donné que cet objet n’est pas a lui.  Il est doublement non propriétaire de cet objet par rapport à la demande de dû de la mère, et par rapport à la non attribution de son espace corporel.

La relation anale qui suppose une relation tiercéisée : boudin fécal mère enfant, ne fonctionne pas dans la mise en place psychique de la relation tiercéisée car l’objet fécal appartient à l’autre. L’enfant fait alors le don d’un dû à une mère endommagée dans sa psyché par une mort à remplacer. Demande d’un dû de la mère, don d’un dû de l’enfant, nous assistons à un échange de dû.

Par rapport à la dette qui est du côté du symbolique où le sujet est dans la reconnaissance du don de vie à l’égard des générations précédentes, le dû est du côté de la restitution immédiate   : c’est une forme pathologique de la dette.

Nous pouvons constater combien nous nous sommes éloignés dans cette clinique du don qui suppose l’altérité, alors que le dû nie l’altérité, et donc l’échange.

La relation anale vient, dans notre clinique, signifier une ratée dans le don vécu comme un dû, dû qui renvoie le sujet à son espace corporel, c’est à dire au don originaire irrecevable.

Que signifie cet échange de dû entre la mère et l’enfant ?

Nous sommes dans une demande de la part de la mère qui réclame ce que l’enfant lui doit, c’est à dire un objet mort. Elle réclame ce qu’elle a perdu : l’autre qui est mort  ; fantasmatiquement elle demande que l’enfant lui restitue cet objet mort .

La non valeur accordée à l’excrément par l’enfant est en lien avec la non appartenance de cet excrément. Cette  non valeur correspond à « un morceau de corps » dont l’enfant doit se séparer.  Nous pouvons supposer que c’est le corps tout entier qui n’appartient pas à l’enfant.

L’enfant est pour ainsi dire exproprié de son habitat corporel, il ne sait plus où se loger, il ne sait plus où il habite.  Psychiquement ce qui vient de soi n’a pas de lieu intérieur, ce qui vient de l’autre,  l’extérieur ne peut être reçu car il n’a pas de lieu pour le recevoir.

L’intériorité psychique et l’extériorité psychique sont en suspens, dans le sens de suspendu, il y a une suspension du dedans dehors qui ne pose pas la question de la limite d’une manière prégnante, mais qui pose d’abord la question du jugement d’existence, et de l’impossible valeur accordée à l’objet. L’objet n’est ni bon, ni mauvais, mais la question est de savoir à qui il est.

Nous avons montré à travers l’analyse de notre clinique que l’analité n’est pas opérante comme organisateur de l’échange dans ce cas là, c'est-à-dire que dans toutes les opérations psychiques qui correspondent à la manière dont l’enfant théorise par rapport à lui-même et par rapport aux autres, il y a une difficulté : l’objet fèces n’est pas un objet qui appartient à l’enfant, il appartient à l’autre, il traverse l’analité dans le dû.

Dans la triangulation : boudin fécal, cadeau, argent, il y a une raté dela première transformation, c’est-à-dire que le boudin fécal est perçu par la mère comme un dû, la mère accorde une valeur aux fèces avant que celles ci ne soient données par l’enfant. C’est cette valeur accordée, qui fait que les fèces ne sont pas un cadeau, ce qui implique que le contenu n’appartient pas à l’enfant, et qu’il n’est pas transformé par le contenant maternel mais rapté par la mère.

L’assertion de Paul, quand il dit que : « l’argent lui brûle les doigts s’il trouve cent francs, » et s’il ne sait pas à qui appartient cette somme, il doit s’en débarrasser : « les faire disparaître », certifie ce qui vient d’être développé.

Pour que le boudin fécal devienne un cadeau, il faut que l’on soit dans le don et non dans le dû.

Le dû a plusieurs fonctions : soit combler la mère, soit « l’emmerder », soitun sein toilette. Nous sommes dans une polysémie de la pathologie du dû en fonction de la réponse de l’environnement.

La pathologie du dû pose la question de la valeur de l’argent dans l’échange social : quelle valeur peut-il prendre à partir du constat des premiers échanges avec la mère ?

En d’autres termes nous avons analysé le lien à la scène psychique, lien sur lequel nous reviendrons mais le passage à la scène sociale nécessite des aménagements que nous allons mettre en analyse.

Notes
117.

Duez B., in cahiers de psychologie clinique p. 200

118.

Duez B., ibidem, p. 200

119.

Grinberg L., Nouvelle introduction à la pensée de Bion, p.58