D2- L'institution sociale par rapport au jugement d'attribution

Nous devons à présent nous interroger sur la position psychique de l’institution sociale.

Il va sans dire que l’institution en tant que telle, n’a pas de position psychique. S’y jouent des enjeux inconscients, enjeux par lesquels sont traversés les acteurs sociaux qui y travaillent. Nous tenons à repréciser que l’institution sociale dont nous parlons, est sujette aux différentes politiques sociales établies par l’état et le département, politiques qui peuvent se trouver en désaccord selon les choix idéologiques de chacun. Par ailleurs, elle est aussi traversée par ses propres enjeux institutionnels qui varient d’une institution à une autre.

Notre propos est de porter la réflexion sur la demande que le législateur, c’est-à-dire l’état, fait aux acteurs sociaux, sur la demande que le département fait aux acteurs sociaux, dans le cadre de la politique d’insertion, ces deux demandes étant confrontées à la demande inconsciente des sujets. Pour le formuler autrement, il s’agit d’articuler ces deux demandes pour cerner, en quoi, les acteurs sociaux se trouvent dans la difficulté d’y répondre.

Les politiques sociales, comme nous l’avons analysé dans les chapitres précédents, ont spécifié l’obligation pour les sujets au Rmi de s’insérer grâce au contrat d’insertion, sans préciser ce que insertion veut dire.  Cette non définition qui aurait signifié un consensus minimal a laissé la porte ouverte à un listing où l’acte de faire et d’avoir, sont les fers de lance dont doit s’enquérir le sujet au Rmi pour « être acteur » de son parcours d’insertion.

Les travailleurs sociaux dont la fonction est de contractualiser avec le nouveau bénéficiaire, sont les représentants de l’institution avec un rôle particulier, car ils ne signent pas le contrat, ils ne sont que les passeurs d’un écrit signé par d’autres et validé par d’autres, dans des commissions dans lesquelles ils ne siègent pas.

Cette position psychique  de ne pas être le contractant de l’échange ainsi que le flou entourant la notion d’insertion a, comme nous l’avons constaté au cours de notre pratique professionnelle, contribué à fragiliser ces mêmes acteurs, et à les questionner sur leurs propres pratiques.

En effet, la reconnaissance du besoin par l’état n’est pas étayée sur la reconnaissance d’une nécessaire nomination de l’objet, c’est-à-dire l’insertion. Nous voulons dire quele nécessaire écart qu’induit le social s’est constitué comme vecteur d’une politique d’insertion, alors que celle-ci passe par la subjectivité du sujet et de ses souffrances et d’un au-delà du besoin.

En d’autres termes, nourrir n’a pu s’entendre que comme la restauration d’un besoin physiologique.

Et pour que le besoin prenne sens, il est nécessaire qu’il participe d’une relation où le don de l’autre est aussi don de parole et de reconnaissance.

D’une certaine manière, les acteurs sociaux ne s’y sont pas trompés, quand ils s’interrogent sur le sens de leurs pratiques qui les renvoient au paradoxe de donner pour demander le désir de l’autre.

Comme nous l’avons explicité dans l’analyse du lien au social, cette nouvelle donne de la protection sociale a écaillé peu à peu les idéaux porteurs d’engagement, de croyances, de changements, bref porteur de ce dont a besoin tout groupe humain pour vivre.

C’est pourquoi nous avons désigné cette position psychique, en référence à P. Fustier, comme « le fantasme de la scène primitive déplacée », fantasme qui a pour conséquence que le père et la mère se sentent exclus de la scène car ne pouvant assurer leurs rôles, vécus comme « sale et indigne. » Les référents sociaux se sentent exclus, comme les sujets au Rmi de la scène primitive. Le donataire et le donateur éprouvent la même chose sans le savoir, pris dans le pacte dénégatif qui les lie.

Par ailleurs, nous avons aussi notifié l’imbrication du cadre subjectif du sujet dans le cadre institutionnel, c’est-à-dire du dépôt de l’obscénalité du sujet dans le cadre institutionnel qui lui permet de ne plus être confronté à l’ambiguïté.

L’institution est ainsi devenue un lieu dépôt pour les sujets, lieu dépôt qui n’est pas sans conséquence sur les acteurs membres de cette institution.

En effet, si nous reprenons l’analyse de Bleger sur l’institution, nous savons qu’elle est dépositaire de la partie la plus psychotique de notre personnalité, du non moi : du « moi syncrétique », et que le développement du moi dans l’institution :

‘« Dépend de l’immuabilité du non-moi. »145

Nous pouvons en déduire à partir de ce qui vient d’être énoncé, que l’institution est dépositaire du dépôt des sujets qui y travaillent, du dépôt des bénéficiaires du Rmi, et que ce double dépôt vient confondre les espaces psychiques de chacun.

Pour le formuler d’une autre manière, ce qui appartient à l’un, et ce qui appartient à l’autre est interrogé, et traverse inconsciemment l’institution et les membres qui y travaillent ; interrogation qui se manifeste dans un malaise, dans un questionnement sur le sens des pratiques, même si par ailleurs la réalité sociale vient à juste titre contribuer à nourrir ce malaise.

L’institution est ainsi, dans une position liée au jugement d’attribution, car elle ne sait pas si la chose qui est déposée en elle, est une chose qui lui appartient, c’est-à-dire si c’est elle qui s’est appropriée la chose.

Pour expliciter plus avant ce qui vient d’être dit, nous allons creuser les notions de déposant, de dépositaire, de déposé et de déposition.

E. Pichon-Rivière a analysé ces notions dans le cadre de l’analyse des groupes. La théorie du dépôt considère que les : 

‘« Dépositaires (le groupe) confient le fantasme commun (le déposé) dans le déposant (le patient) ….En étant dépositaire des aspects pathologiques de chacun des autres membres du groupe, le patient préserve inconsciemment la famille du chaos et de la destruction, et devient simultanément l’objet d’une ségrégation. »146

Le déposé est constitué dans notre clinique  d’une position psychique : l’obscénalisation dans le groupe institutionnel du fantasme des origines à travers le triptyque : sujet-argent-institution, et du transfert du cadre subjectif dans le cadre institutionnel. Le déposé est constitué d’une non élaboration fantasmatique, et d’un non traitement de l’ambiguïté du sujet ; il s’agit ici d’une non élaboration des liens qui unissent le sujet à l’autre, et à plus d’un autre, ainsi qu’à la confrontation dans le lien à ces autres. Le lien est l’objet déposé caril pose la question de la place du sujet dans ce qu’il n’a pu s’approprier.

Le dépositaire est l’institution sociale, qui reçoit ces dépôts à l’intérieur du cadre institutionnel, lui-même étant dans un cadre qui légifère déposant et dépositaire, c’est-à-dire le cadre de la loi sociale. Ce que le sujet ne peut identifier  comme ne lui appartenant pas, est déposé dans un lieu officiel dont la mission est d’adresser une demande à ce même sujet qui se débarrasse de ce qu’il ne peut conserver à l’intérieur de lui-même. Débarras et demande se côtoient dans le même lieu.

L’institution est prise dans cette alliance inconsciente avec le sujet, figurant pour celui-ci le lien dans le sens défini par R. Kaës :

‘ « Ce qui différencie le lien de la relation d’objet c’est que, dans le lien, nous avons affaire à des sujets auxquels se pose d’une manière cruciale la question de faire un sort à l’autre dans la relation d’objet. Nous avons affaire à un ensemble de sujets liés entre eux dans l’écart ou la coïncidence quant à la relation d’objet propre à chacun. Lorsque je suis dans le lien intersubjectif, je me heurte à de l’autre, que je ne peux pas réduire à ma représentation toujours plus ou moins marquée d’imaginaire : l’objet de la relation d’objet ne coïncide pas exactement avec l’autre, en tant qu’il est un objet irréductible à l’objet de la relation d’objet. »147

Le déposant est le sujet qui va nouer dans une alliance inconsciente à l’institution, et réciproquement, la nécessité du lien, faute d’avoir pu l’élaborer et le vivre dans une relation intersubjective où l’autre et soi seraient reconnus et différenciés. En lien avec l’analyse de Pichon-Rivière, nous pouvons dire que le sujet au Rmi a préservé du chaos son groupe familial, et qu’il est objet de ségrégation du groupe social. Autrement dit, c’est le groupe social qui le nomme comme étant en dehors de, alors que le groupe familial est silencieux.

La déposition, terme proposé par V. Colin dans sa thèse sur : « La psychodynamique de l’errance » met à jour le mouvement dynamique qui met en lien dépositaire, déposé et déposant, la déposition :

‘« Donnerait la structure du lien que le déposant entretiendrait avec le dépositaire directement porteur du déposé ….La déposition est le mode de dépôt d’un objet externe ou interne dans un espace dépositaire, environnement, personne, groupe. »148

Nous pouvons dire que pour les sujets au Rmi c’est la constitution même du lien qui est la déposition dans un dépositaire institutionnel, ce qui permet au déposant d’éprouver le lien de dépendance. Il ne s’agit pas de la dépendance telle que l’on peut l’entendre vis-à vis d’un objet addictif mais de la nécessaire dépendance primitive de l’infans vis à vis de la mère, dépendance qui pour ne pas avoir pu être vécue va être mise à l’épreuve dans le cadre institutionnel à travers la rencontre avec le travailleur social. Cet autre va accueillir le sujet et le situer à une place de celui qui existe, même si cette existence a pour prix la pauvreté dans la réalité sociale.

Nous devons à présent porter notre regard sur la demande que fait le social, au sens de ce que nous avons défini précédemment, c’est à dire des institutions juridiques et des institutions politiques pour mettre en travail notre réflexion : la demande institutionnelle est du côté du jugement d’existence, demande qui ne peut que s’avérer impossible, pour l’institution et le sujet au Rmi, dans sa réalisation car le contenu de ce qui s’échange appartient à un autre temps, à une autre configuration du processus psychique : le temps du jugement d’attribution.

Pour élaborer notre analyse, nous allons définir le jugement d’existence, la notion de lien, pour ensuite les situer dans l’échange qui nous préoccupe.

Notes
145.

Bleger J., Crise, rupture et dépassement, p. 266

146.

R. Jaitin, Le porte voix dans l’œuvre d’Enrique Pichon-Rivière, RPPG, p. 176

147.

Kaës R., A propos du groupe interne in RPPG, p. 191

148.

Colin V, Psychodynamique de l’errance. Traumatisme, fantasmes originaires et mécanisme de périphérisation topique, Thèse de doctorat