D3- Le sujet au rmi par rapport au jugement d'existence

La fonction de jugement d’existence consiste à savoir si : 

‘« Si quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité). C’est comme on le voit, de nouveau une question de dehors et dedans. Le non-réel, le simplement représenté, le subjectif, n’est que dedans ; l’autre, le réel, est présent au dehors aussi. »149

Par rapport au jugement d’existence, le jugement d’attribution est la condition de son advenu.

Il suppose selon la conception freudienne un temps d’un avant du représenté où le dedans et le dehors n’ont pas la même valeur.

En effet, dans le cadre du jugement d’attribution, le dedans est ce qui bon, le dehors est mauvais, il est mauvais car étranger au moi. Dans le cadre du jugement d’existence, le dedans est ce qui est moi, le dehors est ce qui n’est pas moi, qui est l’autre. A travers ces deux fonctions du jugement, Freud donne une signification du dedans et du dehors différente, différence qui s’établit selon le rapport à l’altérité et plus particulièrement à la constitution du lien.

Pour étayer notre pensée sur la question du lien, nous allons nous appuyer sur l’analyse de I. Berenstein dans son article : « Réflexions sur une psychanalyse du lien » qui définit le lien comme une :

‘« Structure inconsciente qui, liant deux sujets ou plus, instaure entre eux une relation de présence en créant une investiture spécifique qui les constitue comme sujets du lien. »150

Il poursuit en spécifiant que dans le cadre du lien, l’inscription de l’autre :

‘« L’absent équivaudra à ce qui, issu de la singularité de chacun, s’avèrera incompatible avec l’établissement de ce lien. C’est ce que nous désignons du terme de l’étrangeté de l’autre »151

C’est pourquoi, Berenstein, considère que l’autre est présent au dehors, qu’il ne correspond pas à une représentation, mais que surtout, il offre ce que cet auteur appelle « un nouveau lieu non représenté » ce qui a pour conséquence de situer le moi dans un nouveau lieu, ce qui l’arrache :

‘« A la capture narcissique de l’image de son semblable qui s’exerce au détriment de sa propre subjectivité et de celle de l’autre. »152

Le lien est cette rencontre de lieux non représentés pour accueillir cet autre étranger et :

‘« De l’inscrire (premier pas également vers son acceptation) en tant que tel dans sa nouveauté. » 153

Pour cet auteur, il n’est pas suffisant de retrouver un objet qui corresponde au représenté, mais de faire une place à ce qui est de l’ordre du nouveau, dans la découverte avec cet autre, dans sa radicale étrangeté. En poursuivant sa pensée,  Berenstein signifie que :

‘ « Le monde interne est régi par l’impossibilité de la présence, le monde du lien par l’impossibilité de l’absence. » 154

Cette formulation me paraît des plus pertinentes par ce qu’elle sous tend de différence, de différenciation, entre soi et l’objet, entre soi et l’autre et entre soi et l’autre de l’autre.

Si nous reprenons les éléments de notre réflexion, nous avons formulé que la réalité sociale, c’est-à-dire la demande sociale stipule que le sujet au Rmi s’inscrive dans le lien, lien parmi le groupe social, lien qui peut prendre plusieurs formes : soit l’insertion sociale, soit l’insertion professionnelle. 

En tout état de cause il y a une exigence de la part de l’institution, exigence formulée par le désir pour le sujet d’être dans une place parmi les autres, place qui présuppose la constitution d’un lien. Si nous reprenons l’analyse que nous avons faite sur la signification de la demande d’argent dans notre clinique, nous constatons que celle-ci s’inscrit dans le lien qui unit les deux protagonistes de la scène primitive. En d’autres termes l’objet donné fait lien dans la scène primitive, il est ce qui permet au sujet de se saisir de sa place dans le groupe social et dans sa filiation.

Sur le plan clinique, Martine en étant au Rmi, retrouve sa place grâce à l’argent donné par l’institution sociale, dans la triade père mère enfant. En effet, elle retrouve ainsi la scène à laquelle elle était confrontée quand elle était enfant, c'est-à-dire l’argent donné par le père, scène qui, comme nous l’avons analysé montre sur le plan fantasmatique la coalescence entre l’argent, la mère, la loi sociale, et le couple séparé créé.

Cette position psychique n’est qu’un leurre, car comme le souligne Douville :

‘«La filiation comme situation subjectivante pour chacun prend support dans la possibilité de dire qu’une dette de vie est respectée et honorée. Une dette de vie n’est pas une dette de « survie » …Il ne s’agit pas de rembourser la dette de vie, mais de participer à ce qu’il faut de collectif pour affirmer que l’on est, au même titre que d’autres, reconnu comme un participant à cette dette… La désaffiliation toucherait effectivement les sujets qui sont empêchés d’affirmer leur dignité d’avoir pu recevoir et reconnaître cette dette de vie. »155

A travers l’analyse d' O. Douville, et en lien avec notre théorisation de la pathologie du dû, et la non élaboration de la scène primitive où la question de la filiation est en suspens, nous pouvons dire que les sujets sont dans la survie alimentaire parce que, sur le plan psychique, ils ne sont ni dans la dette de vie, ni dans le dû, comme dans la tendance antisociale : on me doit réparation donc je me sers, mais dans un fourvoiement de sens du don primaire c’est à dire que le sujet ne se sert pas mais qu’il demande son dû.

Nous retrouvons ici, des points en commun avec ce que dit Winnicott, sur la tendance anti-sociale. Pour cet auteur, il y a :

‘"Eu une véritable déprivation (pas une simple privation); c'est-à-dire qu'il y a eu une perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l'expérience de l'enfant jusqu'à une certaine date, et qui lui a été retiré. Ce retrait a dépassé la durée pendant laquelle l'enfant est capable d'en maintenir le souvenir vivant. La définition complète de la déprivation couvre à la fois le précoce et le tardif, à la fois le coup d'aiguille du traumatisme et l'état traumatique durable et aussi ce qui est presque normal et ce qui est indiscutablement anormal."156

L'environnement est le cadre utilisé par le sujet à tendance antisociale, qui va dans l'acte signifier son espoir de trouver "une bonne expérience primitive qui a été perdue." (p.156).

Deux aspects existent selon Winnicott, dans la tendance antisocial : le vol et le penchant à détruire.

Dans notre clinique, même si l'environnement est sollicité et utilisé, nous sommes dans une pathologie de l’acte et non dans une pathologie du passage à l’acte ; pathologie de l’acte dans le cadre de l’échange. De fait, le dû est un dû qui s’inscrit dans l’échange et l’institution à travers une demande, l’objet de la demande étant l’argent qui est détourné de sa finalité.

C’est pourquoi l’inscription du sujet au Rmi dans cette particularité du lien ne peut le situer dans le lien à l’autre tel que l’a défini Berenstein, lien qui suppose une relation de présence qui lie les sujets. Cela sous tend que l’autre est présent au dehors, qu’il ne peut être ni incorporé, ni rejeté, accepté dans son étrangeté, qu’il y a une irréductibilité de l’autre et de sa présence au dehors, irréductibilité qui a pour conséquence que le moi devra se transformer pour l’accueillir.

Par voie de conséquence, l’argent qui est pour le sujet le lien dans la scène primitive rend caduque la demande de la réalité institutionnelle.

Le lien est déposé à travers l’objet social pour qu’il puisse faire lien dans le but de résoudre la question de la filiation, et met à jour l’absence du sujet dans l’élaboration de la fantasmatisation de la scène originaire, absence qui met en exergue combien l’autre s’est absenté.

La clinique de nos sujets a mis en exergue la psyché préoccupée des mères et donc leurs absences pour l’infans dans un être là.

Nous sommes mieux à même de constater l’impossibilité pour les sujets étudiés dans notre clinique, d’accueillir, et de se situer dans le cadre du jugement d’existence, car le dehors est investi « dans l’argent », pour que psychiquement ils puissent se représenter eux-mêmes dans une intériorité psychique.  A fortiori, le lien ne peut se constituer car il n’y a pas eu de rencontre avec l’autre qui aurait suffisamment été présent pour la constitution même de ce lien.

Le lien social formulé par l’institution sociale télescope, dans le sens d’une mise en tension, ce qui du lien chez le sujet n’a pu se construire.

Autrement dit, le lien social et le lien psychique constitutif de tout lien social futur ne peuvent se lier car ils mettent en jeu deux logiques, la logique sociale et la logique psychique. Ces deux logiques n’ont aucune raison d’être en parallèle car il n’y a de sujet que de sujet social, comme Freud l’a si bien dégagé, par contre c’est ce qui s’échange dans ces logiques, et le contenu de cet échange qui rend impossible toute rencontre.

Nous avons conscience d’être dans une vision pessimiste à travers nos propos, mais l’analyse qui vient d’être faite ainsi que la réalité de notre pratique laisse aujourd’hui augurer des mêmes écartèlements.

Notes
149.

Freud S, La négation, in Résultats, idées, problèmes, p. 137

150.

Berenstein I, Réflexions sur une psychanalyse du lien in Rfp, p. 157

151.

Berenstein I., ibidem, p. 158

152.

Berenstein I., ibidem, p. 160

153.

Berenstein I., ibidem, p.161

154.

Berenstein I, ibidem, p. 163

155.

Douville O, Mélancolie d’exclusion in Psychanalyse et Malaise social, p. 47

156.

Winnicott D, La tendance antisociale in Déprivation et délinquance, p. 150