E3- L’acte sacrificiel institutionnel

Pour R. Girard, les chercheurs ont rejeté « la théorie mimétique » qui affirme le côté énigmatique du sacrifice qui :

‘ «  Enracine son universalité dans la violence mimétique de tous les groupes archaïques, dans le lynchage unanime de victimes réelles qui se produit spontanément dans les communautés troublées où il rétablit la paix. »166

Il poursuit en signifiant que les communautés reproduisent ces phénomènes dans leurs rites sacrificiels, dans l’espoir de :

‘« Se protéger de leur propre violence en la détournant vers des victimes sacrificielles, des créatures humaines ou animales dont la mort ne fera pas rebondir la violence, car personne ne se souciera de la venger.167

Pour cet auteur qui se situe dans une réflexion anthropologique, l’acte sacrificiel est en lien avec la violence inhérente aux communautés.

Nous considérons à partir de la notion de violence mise en exergue par R.Girard, que l’acte sacrificiel est une défense contre la pulsion de mort et qu’il s’agit ici, en reprenant la pensée freudienne, d’un combat entre Eros et Thanatos où l’acte sacrificiel a pour fonction de détourner la pulsion de mort vers un objet concret, identifiable par le groupe humain.

Nous étendons cette analyse au groupe primaire dans notre clinique, où la mise à mort d’un objet concret n’est pas la finalité, mais d’une inexorable place de bouc émissaire dans le groupe familial, pour que le groupe, et surtout la personne incarnée dans sa fonction de bouc émissaire puisse se vivre parmi les autres membres.

Autrement dit la réalité de la mort qui a traversé dans notre clinique, le groupe familial, et qui s’est inscrite psychiquement à travers un pacte narcissique chez les mères de nos sujets est d’une certaine manière liée à la notion sacrificielle pour éviter le symptôme.

Ce que nous voulons signifier, c’est que la pulsion de mort  s’est figurée dans un acte sacrificiel pour les mères des sujets.

En d’autres termes nous nous trouvons devant un évitement du symptôme « visible. » Un détournement qui s’est incarné dans une redevabilité vis-à-vis du groupe primaire, redevabilité qui n’a rien à voir avec un don au sens Maussien du terme, mais un don, au sens où ce qui fait don, est dans la réalité psychique du sujet un sacrifice dont la fonction est de réparer où plutôt de détourner la pulsion de mort qui a envahit le groupe familial.

Dans notre clinique la notion de bouc émissaire n’a pas le sens expiatoire accordé à l’anthropologie, mais un sens de redevabilité vis à vis du groupe.

Le bouc émissaire ne meurt pas, il sert d’objet de détournement de la pulsion de mort. Par contre, nous conservons l’idée de R. Girard qui stipule que :

‘« Le miracle du sacrifice, c’est la formidable « économie » de violence qu’il réalise. Il polarise contre une seule victime toute la violence qui, un instant plutôt, menaçait la communauté entière. »168

Sur le plan psychanalytique la violence de la mort qui a envahi le groupe primaire des mères de nos sujets, s’est psychiquement traduite à travers le pacte narcissique où l’enfant qui était à naître était là pour réparer.

La violence s’est inscrite dans le lien, ce qui a eu comme bénéfice secondaire, de réaliser une économie psychique pour les mères des sujets étudiés,  économie qui s’est traduite pour leurs enfants par une mise de côté vis à vis du groupe social dominant.

En effet les cas cliniques étudiés sont considérés comme étant des « exclus. »  Ils sont en dehors d’une économie sociale qui a ici pour fonction d’endiguer la violence de la communauté.

Nous serions alors devant des victimes expiatoires, non pas au sens anthropologique, mais dans un nouage du champ psychanalytique et social.

C’est pourquoi l’échange d’une part de bonheur contre une part de sécurité est de nos jours compromis, car nous sommes confrontés à ce qui n’est plus de l’ordre de l’échange où prévaudrait le refus ou pas de cet échange, mais à un acte sacrificiel institutionnel ayant, pour seule fin, une prime de gain économique.

Par acte sacrificiel institutionnel, nous entendons du point de vue de l’institution sociale un investissement sur un objet social, l’argent, investissement, que nous pouvons constater dans les nouveaux échanges économiques où l’argent est devenu un totem (auquel toute une partie du champ social sacrifie les humains). Cet investissement de l’institution fait que du coté du sujet au Rmi les sacrifices qu’il doit faire, par rapport au renoncement pulsionnel, pour faire partie des membres de la communauté sont doublement caduques. Cela le contraint à retrouver de nouveaux contrats sociaux ou à être dans un rapport de destructivité par rapport au contrat social. En effet l’argent totem, n’est pas un objet qui sert de symbole à l’unité du clan, il n’est pas la représentation d’autre chose lié à l’histoire et aux mythes du groupe ; il est un objet qui représente ce qu’il est c'est-à-dire une valeur qui sert à échanger dans le cadre d’une relation interindividuelle, valeur qui est élevée illusoirement comme valeur unificatrice. Cet objet d’échange totémique ne peut donc unir les membres d’un groupe et renvoie à un repli individuel du chacun pour soi. Par retrouver de nouveau contrat social, nous entendons la nécessité pour le sujet au Rmi qui éprouve doublement la perte de cet objet social, car il ne l’a pas et ne peut s’identifier à cette valeur, de nouer de nouvelles alliances avec d’autres groupes que le groupe institué. Dans le rapport à la destructivité, le sujet au Rmi agit la perte qu’il a subit, dans un rapport de destructivité par rapport au contrat social, comme nous pouvons le constater par exemple parmi les personnes qui sont dans la rue.

Autrement dit le contrat narcissique entre l’institution sociale et le sujet est rompu.

C’est l’institution qui effectue ce déplacement, en instaurant de nouveaux échanges.

Ce détournement d’une économie psychique vers une économie monétaire fragilise les instances psychiques individuelles et laisse de côté ceux qui demandent leur part de sécurité.

Cette non sécurité prend racine dans ce que Kaës nomme régression des formes contractuelles du lien, par rapport aux traits actuels du malaise dans la civilisation, qui sont :

‘ « Les cadres de la formation de la vie psychique et de la subjectivité. Elles en sont les conditions de possibilité, car à elles sont attachées le travail psychique de symbolisation et d’avènement de l’altérité, mais aussi la capacité d’aimer, de travailler, de jouer et de rêver …Ces troubles expriment la désorganisation des contrats qui soutiennent « l’espace où le jeu doit advenir » : des contrats de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels. Le processus de déculturation et de dé symbolisation dépasse les processus individuels, mais il les affecte directement. »169

Cette régression où la réalisation des buts pulsionnels prime est de l’ordre de l’avoir, avoir qui selon l’expression de B. Duez « s’obscénalise » à travers l’économie monétaire.

Cette obscénalisation induit une confusion entre deux ordres : l’ordre de la réalité psychique et l’ordre de la réalité sociale.

A partir de la description des enjeux psychiques qui se déploient dans le socius, nous pouvons nous interroger sur les sujets au Rmi.

Sont-ils plus à l’abri par rapport à cette confusion ?

Ils sont dépendants des institutions sociales, dans une demande où prime une économie psychique de l’ordre du besoin. L’économie psychique du sujet est réduite à une auto- conservation en lien avec l’institution sociale. L’avoir du sujet est de l’ordre de la survie et n’est pas en phase avec le nouvel échange institué où prime l’économie sociale.

Nous pouvons alors avancer que le sujet au Rmi est doublement insécurisé, car il se vit comme l’objet de l’acte sacrificiel institutionnel qui n’est porteur d’aucune mise en sens, et sans pour autant qu’il y est eu renoncement aux pulsions agressives et sexuelles, car il n’y a pas d’échange de sécurité contre du bonheur mais demande d’une part de besoin.

Il découle de ce qui vient d’être dit la notion de perte, perte qui est en lien avec l’angoisse
de la perte. Par angoisse de la perte, nous entendons comme ce qui est : 

‘« Réaction à l’absence ressentie de l’objet, »170

 non pas par désir de l’objet mais parce que l’objet satisfait tous les besoins du nourrisson et que celui-ci veut se sentir protégé de la situation d’insatisfaction,

‘« De l’accroissement de la tension du besoin, en face de laquelle il est impuissant »171
Notes
166.

Girard R, Le sacrifice, p. 7

167.

Girard R., ibidem, p.7

168.

Girard R, ibidem, p. 26

169.

Kaës R., Bulletin national santé mentale et précarité

170.

Freud S., Inhibition, symptome et angoisse, p. 61

171.

Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, p. 61.