E5- Ambiguïté et symbiose

La théorie de Bléger concernant l’ambiguïté et la symbiose va nous permettre de comprendre ce transfert de lien.

Bleger conçoit un état d’indifférenciation primitive chez l’infans, état qui est une structure, une organisation du monde et du moi où il y a indifférenciation de ces deux entités, c’est-à dire du moi et du monde. Le résidu de cet état d’indifférenciation primitive est responsable de la symbiose ; Bleger appelle ce résidu « noyau agglutiné » et il spécifie :

‘ « Si la totalité ou une grande partie de la personnalité se structure autour d’une des modalités de cette indifférenciation primitive,nous nous trouvons alors devant le type de personnalité ambiguë ou devant des traits de caractère ambigus. »173

Avant de poursuivre le développement sur l’ambiguïté, il nous paraît fondamental de rapporter ce que Bleger souligne : 

‘« Nous avançons l’idée que le phénomène mental est une des modalités de la conduite, que son apparition est postérieure à celle des autres conduites et que les premières structures indifférenciées, syncrétiques, sont des relations essentiellement corporelles. »174

Cet angle d’analyse qui suppose un état d’indifférenciation de l’infans, état en lien avec les éprouvés corporel change radicalement l’abord du sujet, car il ne s’agit plus de penser le sujet en terme de déficit mais comment ce qui au départ est indifférencié va pouvoir être élaboré. En d’autres termes c’est autour d’une conception de la différence, et non dans le manque en termes développementaux que se situe Bleger, conception qui du coup oblige le clinicien à se positionner d’une autre manière, et c’est ce dont nous allons traiter ultérieurement.

La clinique de l’ambiguïté se caractérise par : « Le manque de discrimination entre moi et non moi, (et donc un manque de discrimination à l’intérieur du non-moi) »175manque de discrimination qui a pour conséquence que le sujet ne peut percevoir ce qui est de lui et ce qui est de l’autre.

Autrement dit, le jugement d’attribution est questionné et laisse le sujet dans un non savoir de ce qui bon ou mauvais pour lui, il ne peut mettre en place la fonction de jugement qui supposerait que le moi puisse dans sa fonction de triage décider de l’espace qui appartient à lui et qui appartient à l’autre.

A travers l’analyse de la pathologie du dû, nous avons analysé l’impossible savoir du sujet sur ce qui appartient à lui et ce qui appartient à l’autre. La pathologie du dû s’inscrit dans la clinique de l’ambiguïté. Cette inscription si nous poursuivons notre raisonnement, et en lien avec l’analyse de B. Duez dans son article : «  l’adolescence : de l’obscénalité du transfert au complexe de l’autre » (in le lien groupal à l’adolescence) à propos des personnalités ambiguës psychopathiques qui signifie que ces sujets sont « incapables de ressentir une réelle culpabilité », comme dans notre clinique les sujets sont incapables de ressentir la dépendance institutionnelle et la valeur d’échange de l’argent.

La mise en acte de l’ambiguïté du sujet dans l’institution et à travers l’argent a pour conséquence de passer inaperçu car cette mise en acte n’a pas des conséquences dommageables  pour le corps social, nous entendons par-là des comportements qui portent préjudices aux autres, mais des conséquences économiques.

Cette disqualification des conséquences induit des politiques fondées sur le faire et non sur l’existence du sujet.

Bleger rappelle fort justement que le sujet ambigu existe mais n’a pas le vécu qu’il est en soi mais non pour soi :

‘« C’est-à-dire que le sujet existe comme pure contingence au sens où pour lui, tout ce qu’il est ou tout ce qu’il a est le résultat de la « chance », « du hasard » ou de l’«éventualité » ; il sent qu’il ne fait rien par lui-même. »176

Nous retrouvons dans notre clinique ce non vécu du sujet au sens des éprouvés et des évènements qui lui appartiennent, qui font partie de lui, qui le constituent comme sujet. C’est, par exemple, ce que donne à voir Sylvie par rapport à la naissance de ses enfants où elle se laisse déposséder de la filiation paternelle, comme si cet événement ne la concernait pas.

La partie du corps donné à l’autre dans la pathologie du dû, c’est-à dire les fèces se sont déplacées sur l’objet argent non comme objet libidinalisé mais comme objet narcissique dont la finalité est le lien dans la scène primitive.   Il s’agit de la part d’indécidabilité dans le lien à l’autre qui est mise en acte, déposé dans l’argent et dans l’institution, indécidabilité qui comme le souligne J. Bleger ne peut s’entrevoir qu’à travers le transfert, transfert difficile à saisir puisqu’il s’est logé par imbrication de dépôt dans l’institution .

Cette levée de l’ambiguïté pour le sujet que nous venons de mettre en exergue est en réalité la non dépendance vécue par le sujet dans le lien primordial, la non adéquation de la fonction et non de l’objet, d’où le phénomène de déplacement vers des objets sociaux.

En d’autres termes, il y a un non vécu qui ne peut se vivre que dans l’externalisation car le sujet n’a pas connaissance de ce qu’il est, son moi comme son non moi sont dans cette indifférenciation ainsi que l’espace interne et l’espace externe, du coup le sujet passe d’un espace à un autre sans conscience de ce changement.

Comment, à partir de la recherche du lien primordial, c’est-à-dire du vécu nécessaire de la symbiose pour pouvoir la vivre et l’élaborer, peuvent se situer les dispositifs cliniciens et la place du psychologue ?

Comment, à partir d’une demande d’argent lié à la pauvreté, peut-on mettre en pensée une position clinique dans un écart avec la réalité sociale du sujet, écart nécessaire pour établir un espace psychique suffisant pour un travail psychique avec le sujet ?

Comme nous l’avons souligné dans notre analyse sur les conditions de l’échange, pour que l’argent soit rencontré, le sujet a à se situer dans ses liens avec l’autre, avec plus d’un autre, c’est-à-dire dans une scène où l’objet vient dans un après-coup de la rencontre.

Autrement dit, la rencontre avec l’objet ne peut être pensée sans qu’auparavant la question de l’antériorité de l’objet, c’est-à-dire de la scène que nous rapprochons de l’habitacle corporel, de ce qui fait que le sujet puisse se sentir dans l’appartenance de son propre corps, ne soit questionné.

Avant de mettre en travail cette question, il nous paraît important de nous pencher sur ce que d’autres ont déjà analysé à propos des dispositifs qui oeuvrent vers des publics où le champ social est le théâtre de la demande.

Notes
173.

Bleger J., Symbiose et ambiguïté, p. 9

174.

Bleger J., ibidem, p. 10

175.

Bleger J., ibidem, p. 221

176.

Bleger J, ibidem, p. 223