B- Analyse des liens psychiques opérant dans les institutions politiques actuelles

Avant de faire l’analyse des institutions médico-sociales, un détour s’impose sur les institutions politiques actuelles, et en particulier l’avènement de l’état moderne.

Nous nous sommes appuyés sur la pensée de E. Enriquez, car elle articule d’une manière pertinente la pensée psychanalytique avec les champs de pensée socio-économiques.  Par ailleurs nous estimons cette forme de pensée qui « se risque. »

Dans « Les figures du maître », E.Enriquez, définit l’état moderne comme le produit de la révolution française. Il considère que celle-ci a fait rentrer les hommes dans :

‘« L’historicité c’est-à-dire dans un monde où les individus et les groupes élaborent volontairement leur avenir, sur une base simultanément communautaire et conflictuelle.  Communautaire dans la mesure où une société ne peut s’instaurer et perdurer sans la formation d’un lien libidinal canalisé dans les activités productives ou sublimées dans les activités ludiques et esthétiques, attachant les hommes les uns aux autres et favorisant entre eux des liens d’affection, de tendresse, de camaraderie, de fraternité, en un mot de solidarité. Conflictuelle, dans la mesure où chaque homme se pensant comme un être dirigé par la seule raison et comme individu conscient et volontaire, peut être tenté de faire prévaloir ses opinions et ses désirs sur ceux des autres qui n’ont pas plus de légitimité que les siens. En devenant des frères égaux appliquant la rationalité à la vie des affaires, ils vont entrer dans une compétition économique sans freins et recréer des inégalités fondées cette fois-ci sur la production et la possession des richesses. »201

E. Enriquez analyse les conséquences de cette entrée dans l’historicité, du fait que le lien libidinal soit ce qui unit la communauté des hommes, par la dimension conflictuelle inhérente à l’homme qui ne se considère pas traversé par l’inconscient, mais comme un animal de raison, conséquences qui en sont la lutte pour le pouvoir politique, et surtout le règne du conflit incarné dans la démocratie ayant un état arbitrant les règles du jeu.

La problématique du pouvoir, de l’état garant pour les hommes de l’unité, soulève selon cet auteur, le problème de la cohésion sociale.

A la lecture de l’analyse de E. Enriquez, nous sommes confrontés à ce qui peut apparaître comme une vision pessimiste de la démocratie, de la loi, du droit, bref de ce qui ancre nos institutions. Pourtant, en poursuivant la lecture de son ouvrage, où l’auteur, explicite plus avant sa pensée en mettant en parallèle le parricide royal des révolutionnaires qui se déclarèrent frères, et établirent un pacte social en ne tenant pas compte du « père sacré », avec Totem et tabou et le crime commis en commun par les frères, nous saisissons mieux ce que sous-tend E. Enriquez.

En effet, il ne s’agit pas de s’ériger contre l’ idée démocratique en tant que telle, mais contre l’oubli des hommes qui la constituent, du père de la horde, c’est-à-dire de la redevabilité du père des origines, et de la dette envers lui, de l’homme divisé par l’inconscient, et donc en aucune manière porteur d’une vérité par rapport à l’autre ; du lien libidinal ciment de la communauté, ciment qui, comme l’a souligné Freud, suppose que : 

‘« L’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives, et à quel point elle postule précisément la non satisfaction (répression, refoulement ou quelque autre mécanisme) de puissants instincts.202

Au bout du compte, c’est toute la question de la violence et du rapport à la chose refoulée qui est posée. C’est pourquoi E. Enriquez souligne avec force :

‘ « L’état demande aux individus, membres de la communauté, le sacrifice de la satisfaction des pulsions, « il interdit à l’individu l’usage de la justice, non parce qu’il veut l’abolir, mais parce qu’il veut en avoir le monopole comme du sel et du tabac, et il se montre rarement capable de dédommager le citoyen du sacrifice qu’il a exigé de lui » 203

Le refoulement du sujet pour être membre de la communauté est capté par l’état qui en échange ne donne pas une part de sécurité mais domine les individus en s’octroyant :

‘« Le monopole de la violence légitime…. A partir donc où un pouvoir (conquis après une lutte à mort) tend a s’institutionnaliser, il ne perd pas de sa violence, il ne vise pas la satisfaction des désirs des individus, il transforme sa violence en la cristallisant dans des institutions (dans l’état) et en parlant le langage de l’idéologie ou du mythe en lieu et place de celui de la guerre »204

Nous retrouvons cette question de la violence dans l’analyse de E. Elias dans son ouvrage : « La dynamique de l’occident » où il analyse l’évolution de la société occidentale, et considère que :

‘« Même sous cette forme d’un organe de contrôle, la violence physique et la menace qu’elle constitue exercent sur chaque membre de la société une influence déterminante, qu’il en ait conscience ou non. Ce qu’elle porte dans la vie de chaque individu n’est plus l’insécurité permanente, mais une forme curieuse de sécurité. Elle ne le ballote plus, bourreau ou victime, vainqueur ou vaincu, entre la joie sauvage et l’angoisse torturante ; mais cette violence tenue à l’écart de la vie de tous les jours exerce une pression constante et uniforme sur la vie de chaque membre de la société, pression qu’il ne ressent plus guère, parce qu’il s’y est habitué et que son comportement et sa vie pulsionnelle ont été accordés dès la plus tendre enfance à cette structure de la société. Ce qui se modifie, c’est le mécanisme qui modèle le comportement de l’homme ; avec le comportement se modifient le conditionnement du comportement, la structure de l’autoguidage psychique.205

Cette monopolisation de la violence sous la forme « d’un organe de contrôle » implique selon E. Elias, qu’au :

‘ « Mécanisme de contrôle et de surveillance de la société correspond ici l’appareil de contrôle qui se forme dans le psychisme de l’individu….En effet, l’individu est invité à transformer son économie psychique dans le sens d’une régulation continue et uniforme de sa vie pulsionnelle et de son comportement sur tous les plans. »206

A partir de la pensée de ces deux auteurs, nous constatons que la violence institutionnalisée dans l’état ou prise dans les phénomènes d’auto- régulation du sujet (pour cause d’organe de contrôle de celle-ci) a des conséquences sur la satisfaction pulsionnelle de ces mêmes sujets. En d’autres termes, nous considérons que c’est cette violence qui n’est plus contenue, à l’heure actuelle, par l’institution politique.

Par violence, nous entendons celle qui est définie par J.Bergeret, c’est à dire :

‘« La violence fondamentale, présente chez tout humain, constitue un instinct de vie ou plutôt de survie, c’est-à-dire une attitude mentale purement défensive à l’égard de l’autre, sans aucune connotation haineuse ou sadique, mais aussi sans qu’aucune coloration nettement libidinale puisse déjà organiser la relation. »207

J. Bergeret poursuit son analyse en signifiant que  cette violence va « se fixer » d’une manière « objectalement indistincte » sur ce qui peut menacer le sujet,

‘« De ce qui n’est pas cette ébauche de moi, réduite encore à un « soi », ébauche moïque encore imprécise et incomplètement organisée. » 208

Ce sentiment d’angoisse lié à une menace est mis en lien par l’auteur, avec le complexe d’intrusion de J. Lacan.

Nous devons avant de poursuivre notre développement, rappeler que dans notre clinique, le complexe d’intrusion est un des points d’achoppement pour les sujets. En d’autres termes la violence fondamentale dans la psychogenèse de nos cas cliniques est cette défense mise en place pour se préserver de l’intrus qui est perçu comme le révélateur de l’absence de l’imago maternelle et de la déprivation pour le sujet de cette imago. 

Cette mise en lien nous permet de nous saisir de ce qui se loge dans l’analyse clinique des sujets, et de l’articuler à l’axe institutionnel, articulation qui laisse présager de ce que nous traiterons ultérieurement, c’est-à-dire de ce que nous avons appelé les emboîtements de cadre.

En revenant à ce qui a trait à l’institution politique, nous citons à nouveau J. Bergeret quand il signifie qu’il :

‘« Restera à mettre en évidence l’utilité en clinique de postuler l’existence d’une violence instinctuelle présente dès la naissance, aussitôt mise en action, et pouvant soit se compliquer, selon les formes prises par ses alliances avec la libido, soit se réveiller à tout instant chez le sujet, sous une forme encore relativement pure. 209

Nous considérons à propos de l’institution, que la violence instinctuelle, qui est proche de l’instinct de conservation, s’est alliée à la pulsion de mort.

Nous entendons par là, que la fonction de l’institution qui est en outre d’être le garant de cette violence fondamentale afférente au sujet, n’est plus contenue par l’institution politique.

Dit d’une autre manière, nous sommes devant une désintrication pulsionnelle institutionnelle, désintrication qui implique que les liens qui unissent les autres et plus d’un autre se trouvent sans possibilité d’ancrage. La contenance institutionnelle, au sens de ce qui contient et de ce qui transforme ne joue plus son rôle.

Autrement dit, cette non contenance institutionnelle qui donne à voir la violence fondamentale a des conséquences sur le sujet, sur les liens qui l’institue avec les groupes auxquels il appartient.

L’analyse de la fonction de l’argent pour les sujets étudiés, et de l’échange entre le sujet et l’institution sociale a montré que l’argent est l’objet erratique de l’échange social, qu’il n’est pas le tiers de l’échange, symbole de la loi psychique et représentation commune de la loi sociale, que la violence de l’échange entre l’institution et le sujet provient de l’échange qui se situe sur le plan psychique du côté du jugement d’attribution alors que la réalité sociale leur demande de se situer du côté du jugement d’existence.

Cet écart dans l’échange que nous avons analysé, est porteur de la politique sociale mise en place par le cadre politique, cadre politique qui effracte les institutions médico-sociales, et de fait les liens institués par les sujets avec les différents groupes auxquels il appartient.

Il va sans dire que la fonction de l’argent dans la période de mondialisation économique que nous vivons vient certifier notre propos. En effet, devant ceux que certains appellent « un village économique », devant la virtualisation de plus en plus importante de l’argent, le sujet ne peut qu’être confronté à des angoisses archaïques, car l’échange socio-économique se transforme.

Nous ne sommes plus devant des transactions avec de la monnaie «  sonnante et trébuchante », dans des espaces appropriables par le sujet, mais devant des échanges où l’abstraction de l’échange et l’espace a changé de forme. Par changement de forme nous entendons la figurabilité de l’échange sur le plan psychique, figurabilité où prévaut virtualisation et espace non appropriable par le sujet.

Le cadre politique, garant du refoulement des membres de la communauté, du sacrifice libidinal en échange d’une part de sécurité est traversé par une impossible disponibilité dans l’échange économique de part la mondialisation économique ainsi que la dématérialisation de l’argent. Cet impossible disponibilité de l’échange économique a pour conséquence de ne plus garantir pour les sujets une part de sécurité psychique pour être membre de la communauté des hommes.

De fait, le cadre politique n’est plus transformateur et dépôt. Il donne à voir sa propre effraction, effraction qui induit le doute chez les sujets sur l’acte de vote en tant qu’acte porteur d’une capacité transformatrice et surtout d’un échange entre l’institution politique et la communauté sociale.

Notes
201.

Enriquez E, Les figures du maitre, p. 211

202.

Freud S., Malaise dans la civilisation, p. 47

203.

Enriquez E, ibidem, p. 214

204.

Enriquez E, ibidem, p. 216

205.

Elias E, La dynamique de l’occident, p. 193

206.

Elias E, ibidem, p.195

207.

Bergeret J, La violence et la vie, p. 60

208.

Bergeret J, ibidem, p. 59

209.

Bergeret J, ibidem, p. 53