La récente loi9 du 11 février 2005 s’inscrit dans la continuité d’une réforme concernant la classification internationale des handicaps. Il s'agit d'abandonner de la C.I.H (Classification Internationale du Handicap - 1980) au profit de C.I.F. (Classification Internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé - 2001). Cette réforme signe la fin de l’approche biomédicale du handicap pour être remplacée par une approche biopsychosociale à partir de laquelle la notion de "personne handicapée" disparaît au profit de la notion de " personne en situation de handicap". Cette nouvelle approche s’appuie sur une perspective universelle du fonctionnement humain : il n’y a plus deux mondes – le monde ordinaire et le monde du handicap – mais un seul monde intégrant un certain nombre de niveaux de fonctionnement. Les concepts de la C.I.H. sont bannis (déficience, incapacité, désavantage) au profit d'un nouveau concept : le niveau de fonctionnement. Alors, la notion de désavantage, invoquant les préjudices subits, est remplacée par la notion de participation. En vertu de l’égalité des droits, à charge pour la société de compenser les désavantages liés au niveau de fonctionnement pour éradiquer les préjudices subits. Toute personne est citoyenne à part entière, quel que soit son niveau d’efficience.
Ainsi, le handicap n’est plus une caractéristique de l’individu, mais le résultat de l’interaction entre la personne (avec ses ressources propres) et l’environnement. Dans cette perspective, on considère que c’est le système qui produit les inégalités10. Or, les enfants qui constituent la population clinique de cette recherche relèvent tous de la Maison Départemental des Personnes Handicapées (MDPH), ce qui n'est pas sans poser des questions quant à la manière dont cette assimilation les rassemble, avec d'autres, sous un même signifiant, en les désignant comme enfants handicapés. De la même façon, la démarche de classification et de catégorisation qui constitue le fil directeur de la recherche contient également, en elle-même, cet effet pervers.
Le concept de handicap, on le sait, véhicule habituellement deux ordres de sous entendus : un modèle médical soucieux de quantifier à partir d'un bilan qui dénombre les troubles et décide ainsi à partir d'un inventaire de ce qui est négatif et la conviction que ce constat en creux a un caractère fixe et définitif, et qu'il ne s'agit plus ensuite que d'en assurer la gestion immobile, à moindre embarras et à moindre frais, inscrite dans la fatalité d'un destin sans appel. Il est évident que la partie de la thèse consacrée à l'approche cognitive, technique et scientiste, ne participe pas de cette conception, car cette partie ne permet pas, à elle seule, de rendre compte du rapport au réel, et qu’elle est loin de restituer la complexité des modalités dans lesquelles se joue la situation de l'enfant. C'est pourquoi nous éprouvons le besoin de clarifier, au préalable, notre position à propos de la classification et de la catégorisation.
"Si le rattachement à des catégories, établies à partir de critères prétendument scientifiques, facilite les actions préventives ou curatives, il provoque simultanément la mise à la marge de ceux qui sont touchés par une déficience en leur signifiant leur particularisme. C'est seulement lorsque nous les dépouillons des attributs liés à la catégorie que commence le processus de personnalisation qui leur confère leur dignité de sujet pensant et désirant 11" (Gardou C., 2005). Parfois, la notion de norme et celle de catégorisation se révèlent ainsi préjudiciables. Situées du côté de l'unité close, de la mesure et du systématique, elles opposent, marginalisent et enferment. Avec leur prétention à l'universel, elles sont à la fois un enclos identitaire et une fuite face au maquis de la complexité humaine ; c'est pourquoi elles empêchent de connaître ceux qui ne sont pas comme les autres. La loi du 11 février 2005, malgré les bonnes intentions du législateur, produit des effets pervers de cet ordre12. Nous sommes conscients que cette thèse encourt le même type de malentendus.
Précisons alors notre point de vue : il faut considérer que le handicap n'est qu'un des aspects spécifiques des problèmes de notre humanité. En effet, il ne fait qu'en jouer le rôle d'amplificateur. La norme qui n'est jamais biologique, mais produite par le rapport du vivant à son milieu, conduit à penser qu'une société se définit essentiellement par la façon dont elle institue son idée de la normalité et, en conséquence, par la considération qu'elle porte aux fragilités des affaires humaines. Nous peinons à sortir de la culture des lieux spécialisés et des territoires séparés, conduisant ces enfants "pas comme les autres", à notre insu, à une existence encore insularisée. C'est pourquoi il faut se préoccuper de leur intégration scolaire, même s'il existe des lieux spécialisés qui leur sont adaptés et réservés. Combattre cette répartition toujours active, avec d'un côté les bien–portants qui constituent la majorité, de l'autre les handicapés considérés comme un groupe en soi, un genre, un humanité spécifique. Ce risque est actuellement loin d'être écarté, aussi faut-il encourager les attitudes les plus pragmatiques, même lorsqu'elles sont nécessairement traversées par la dérive des classifications, quand elles ne s'abandonnent pas à la dérive ségrégative naturelle qui proposera toujours, pour chaque catégorie, des structures particulières.
Ce risque persiste et persistera, parce qu'une société humaine se trouve toujours animée par deux mouvements divergents : d'un côté une fièvre de modernité et de techniques ; de l'autre, une résistance, voire une immobilité dans les archaïsmes. Concernant la pédopsychiatrie, il arrive peut-être que nous soignons les troubles psychiques graves de l'enfance avec certaines des représentations des générations précédentes, doublées d'un trop plein de certitudes. L'époque est à bien autre chose que des préconisations doctrinales : fondée sur des remises en question radicales, elle vise des réalisations concrètes, susceptibles d'améliorer l'existence quotidienne des enfants qui nous sont confiés. On peut accumuler les déclarations ou les textes et ne convaincre personne : une chose est de dire, une autre est d'agir.
Plus que tout autre, l'enfant qui est touché par l'inadaptation vit dans le regard de l'autre en intériorisant la manière dont il est perçu. Or, une imperfection psychique vient toujours mettre en échec l'élan idéalisant parce qu'il compromet une certaine idée de l'humain toujours perfectible. L'étrangeté de l'étranger touche ici à quelque chose d'insupportable et nous mesurons toujours ses différences à l'aune de notre psychisme. Inquiet de notre propre intégrité, le regard que nous portons sur l'enfant handicapé nous livre en même temps une certaine manière de nous regarder nous-mêmes. C'est pourquoi, même lorsque nous avons recours à des démarches objectivantes, l'enfant n'est pas cet objet scientifique dont il suffirait d'étudier la pathologie pour déterminer les moyens compensatoires.
Voici donc les trois points qui constituent le liminaire de la recherche et maintenant, venons en aux faits ; cet écrit est composé de quatre parties :
Le corps de ce travail concerne donc l'intégration scolaire, et plus spécifiquement, à l'intérieur de ce cadre, l'évaluation clinique des processus intellectuels. Dans une perspective dynamique, il établit une approche d'évaluation clinique et diagnostique à partir de l'observation clinique dans la rencontre avec l'enfant. Il fait le choix de la complexité, de la convergence des pensées et des modèles. Il évoque la porosité des frontières entre les neurosciences, la psychanalyse et la psychologie cognitive. Il évoque la destruction de la pensée logique et consciente par le fantasme, il interroge la notion de vulnérabilité liée à l'équipement neurophysiologique et les dysharmonies cognitives décrites comme dues à la neurodéveloppementalité. Un cerveau seul ne produit pas de pensée, il faut un autre et un liant : l'affect. La pensée naît de la conflictualité, de la satisfaction et du plaisir, voire de la jouissance de comprendre. Il s'agit d'établir une clinique de la pensée en articulant les modèles les uns aux autres sans les réduire les uns aux autres.
Au cours de cet itinéraire, il s'agira parfois d'approcher l'origine des faits : histoire de l'intégration scolaire, processus cognitifs élémentaires, naissance de la pensée. C'est une entreprise difficile que nous abordons parce qu'il n'est jamais facile de penser l'origine des choses et plus encore l'origine de la pensée. On pourrait même taxer cette tentative, qui place une nouvelle fois les aspects développementaux sur le devant de la scène, de réductionnisme génétique. Mais, si l'on a souvent entendu dire que Freud S. recherchait dans l'adulte l'enfant que cet adulte était, et que Piaget J. recherchait dans l'enfant, l'adulte intelligent en devenir, on voit bien finalement que pour ces deux penseurs majeurs du 20èmesiècle, la perspective génétique s'est imposée d'elle même et ce, malgré des champs épistémologiques très différents.
Loi su r l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Loi n° 2005-102 du 11 février 2005-04-27.
De ce point de vue, on ne peut s’empêcher de penser que le fantasme organisateur sous-jacent de cette loi est celui d’une société totalement égalitaire.
Gardou C. (2005), Fragments sur le handicap et la vulnérabilité, Ramonville Saint-Agne, érès, p. 26.
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