1.1.3. L’école face aux parents.

‘"Madame,
Il est de notre devoir de vous informer que notre fille Clarisse ne rejoindra pas votre établissement pour l'année scolaire 2005/06. Les raisons de cette décision sont nombreuses. Pour ne pas être blessant nous n'évoquerons que celle-ci : les horaires de classe qui lui sont imposés depuis deux ans nous obligent à ne pas vous la confier. Clarisse ressent cette pénalisation qui la déstabilise, la perturbe et lui nuit. Elle souffre de cette marginalisation qui tend vers l'exclusion. Par le fait, elle est privée de son droit fondamental : celui de pouvoir aller librement à l'école de la république qu'elle aime. Cela s'appelle une injustice. Il semblerait que tout cela ne vous concerne pas puisque vous n'avez jamais accordé une véritable attention à cette situation, ni fait preuve d'altruisme.
Nous vous souhaitons une bonne année scolaire ainsi que nos salutations distinguées".’

Cette lettre adressée à une directrice d'école maternelle par les parents d'une fillette de cinq ans souffrant d'une psychose autistique, n'a pas été écrite il y a dix ans mais à la fin de l'été 2005, soit postérieurement au vote de la loi du 11 février 2005. Ce courrier inaugure les enjeux à venir ; la malléabilité de l'institution scolaire est en question, au risque de détourner le principe de l'intégration vers l'une de ses deux modalités défensives de prédilection que représentent l'assimilation et l'insertion.

Dans un texte d’introduction d’un numéro de la revue « enfances PSY »  consacré à ce sujet, Bernadette Wahl22 (Wahl B. 2001), présidente d’honneur de l’UNAPEI, rend compte de cet écart entre l’idéal et sa réalisation concrète. Chaque fois qu’il est question d’évoquer le projet dans ses dimensions sociale, politique et institutionnelle, elle utilise (à son insu ?) le mot intégration. Chaque fois qu’il est question d’évoquer les difficultés à travers une pratique, c’est le terme insertion qui trouve sa place. On peut lire par exemple : "Les bienfaits d’une intégration scolaire bien pensée et bien préparée ne sont plus à démontrer ", et un peu loin dans le texte : "toute insertion imposée risque de ne pas réussir, aussi le milieu d’accueil doit-il être informé de la situation de l’enfant qui lui est confié, des espoirs qu’il suscite et des difficultés qui peuvent surgir. Ainsi prévenu, il est mieux disposé à faire des efforts de patience et d’adaptation nécessaires."

Les parents d’enfants handicapés savent bien que malgré les droits que leur octroie la loi, l’intégration reste une démarche fragile et que de nombreux paramètres interviennent dans sa réussite : la nature et le degré du handicap de l’enfant, les possibilités institutionnelles, la motivation des interlocuteurs éducatifs et pédagogiques, les partenaires administratifs, les moyens humains et financiers mis au service du projet d’intégration, et surtout beaucoup de patience et de détermination pour maintenir en vie ce composé précaire. Devant l’idéal de l’intégration scolaire prévu par la loi, les familles sont déjà très satisfaites lorsque leur enfant bénéficie d’une insertion scolaire, la plupart du temps liée à la sensibilité et au dynamisme des professionnels, qui protégent cet enfant de l’isolement et de l’exclusion à l’intérieur même du système.

Cette tension entre les familles et l’école à propos de la mise en œuvre de nouvelles pratiques n’est pas nouvelle. Il s’agit d’un débat historique qui infiltre encore aujourd’hui les relations entre les parents et les enseignants. Il faut bien reconnaître que la plupart du temps, malgré les grands principes démocratiques et républicains qui organisent nos institutions, les familles ont surtout le sentiment de subir les règles de l’école publique plutôt que d'y contribuer. En arrière plan de cette situation apparaît bien évidemment l'éternelle question de la distinction entre l’éducation et l’instruction, et l'évolution des relations réciproques entre ces deux notions à travers les siècles.

En 1791 déjà, Condorcet évoquait la nécessaire séparation entre l'ordre de la transmission des valeurs, d’une part, et celui de la transmission des connaissances, d’autre part. Par cette démarche, il entendait s’opposer au projet Jacobin de Robespierre qui visait à enlever les enfants de leurs familles pour leur donner une éducation républicaine. Face à cette mesure radicale, Condorcet défendait déjà un projet girondin d’instruction publique respectant le droit des parents à une forme de transmission, en leur réservant les prérogatives d’éducation à l’égard des enfants. Presque un siècle plus tard, Jules Ferry prolongeait le débat en déclarant aux instituteurs : "Vous êtes l’auxiliaire, et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre 23 ." L’autorité du maître se fonde sur celle du père à partir de ce que Fustier P. (1987) appelle une "zone  intermédiaire idéologico-théorique 24" qui organise les relations entre l’instituteur et l’élève selon le modèle familial.

Parallèlement, en ce début de troisième république, l’école apparaît comme l’élément fédérateur essentiel de la nation française. Il faut que l’école soit une école pour tous et les lois scolaires de 1881-1882 imposent la notion de laïcité. Pour qu’elle soit pour tous, il faut gommer ce qui est différentiel ; l’école est l’état, elle est universelle. Cette notion est extrêmement forte et les enseignants de l’époque vivent comme une sorte de scandale la revendication des familles d’éduquer les enfants dans d’autres lieux. Actuellement, il en reste toujours une méfiance réciproque entre les enseignants et les familles que plusieurs décennies d’oppositions idéologiques entre l'école publique et l'école privée n’ont pas épuisée. Même si le débat s’est un peu apaisé actuellement, l’école publique reste fondamentalement assimilatrice alors que les familles attendent que soient prises en compte les particularités de leur enfant.

Ce champ de tension a traversé les siècles. Il a subi de nombreuses torsions pour s’actualiser maintenant à travers les limites que l’école oppose dans la prise en compte des particularités de l’enfant au nom de l’intérêt collectif. Dans cet esprit universaliste où il s’agit de favoriser l’uniformisation pour offrir à tous un droit à la scolarisation, l’école apparaît encore comme toute puissante à l’égard des différences extérieures. Ceci est d’autant plus marquant que les relations pédagogiques entre maîtres et élèves ont connu de fortes transformations au cours de la deuxième partie du vingtième siècle : au modèle paternaliste basé sur la transmission du savoir s’oppose maintenant le modèle de la transparence et de l’autodidactisme qui se prête mal à l'intégration de la diversité.

Il ne s’agit pas de regretter ici le modèle paternaliste, assimilateur, introduit par Jules Ferry, car nous connaissons bien les abus d’un autoritarisme laïque vis à vis des élèves résistant à l’instruction. Il s'agit en fait de considérer que cette position se voyait essentiellement justifiée par le contexte social de l’époque, notamment concernant le statut du père au sein de la famille. L'école laïque et républicaine visait la constitution d'un état, et en ce sens elle se devait d'être assimilatrice pour prendre en charge l'éducation des enfants au delà des différences et signer la mort du Pater familias.

Si le droit romain et le christianisme, qui sont les deux piliers sur lesquels s’est édifiée la société occidentale, ont légué la figure d’un père tout puissant et dont l’autorité est au service de la loi divine, l’état républicain a eu toute qualité pour limiter ce pouvoir. Le législateur révolutionnaire a posé des limites à la puissance paternelle en même temps qu’il supprimait l’absolutisme du roi. C'est dans cette continuité que la loi de 1882, rendant l’instruction obligatoire, a fait partie d’un dispositif législatif plus vaste et de grande importance symbolique, qui limitait la responsabilité paternelle en introduisant à ses côtés des auxiliaires éducateurs qui ont participé à cette difraction de la fonction paternelle. En d’autres termes, en instituant la relation pédagogique sur le modèle de l’autorité paternelle, on dégageait l’enfant de l’emprise familiale et la république prenait à son compte la charge de la transmission. La transmission par la famille comptait de moins en moins, l’enfant se valorisait à l’école par l’acquisition de savoirs que le père ne dominait pas : "la validation par l’école et les diplômes supplante la validation par la famille 25" (Knibiehler Y., 1987).

Il est possible de poser l'hypothèse ici que l'institution familiale et l'institution scolaire sont indissociablement liées par des enjeux dynamiques, et que les transformations de l'une participent aux transformations de l'autre. Autrement dit, les mutations observées dans le cadre familial sont contemporaines des profonds changements réalisés dans le champ des relations entre les enseignants et leurs élèves. Il est en effet curieux de constater que malgré le foisonnement des méthodes sophistiquées inventées par les chercheurs en pédagogie et malgré les nombreuses remises en question du corps enseignant, les relations entre maître et élèves ont naturellement suivi la transformation des figures de la paternité au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. Arrêtons nous un instant sur ces transformations, car elles permettent de prendre la mesure de la nature des résistances qu'il est actuellement possible d'observées dans le champ de l'intégration scolaire, en même temps qu'elles éclairent une partie de l'incompréhension entre les familles d'enfant handicapés et l'école.

Notes
22.

Wahl B. (2001), "L’intégration scolaire, une chance pour tous les enfants", in "Tous à l’école", enfances PSY, 16, Erès, p. 8-12

23.

Ferry J. (1883), "Lettre circulaire aux instituteurs", 17 novembre 1883, cité dans Lelièvre C. (1999), Jules Ferry, la république éducatrice, Paris, Hachette, p.82.

24.

Fustier P. (1987), "L’infrastructure imaginaire des institutions. A propos de l’enfance inadaptée", in l’institution et les institutions, Paris, Dunod.

25.

Knibiehler Y. (1987), Les pères aussi ont une histoires, paris, Hachette.