1.1.4. Ni père, ni maître.

Penser la paternité contemporaine c'est penser une paternité déconstruite et cela inéluctablement selon un mouvement historique irréversible, clairement repérable depuis les années cinquante, mais à l'œuvre de façon latente par paliers depuis une centaine d'année.

Après la seconde guerre mondiale et avec l’essor économique des trente glorieuses, l’évolution s’accélère et le rôle du père continue de s’étioler. Selon Hursel26 F. (2005), cette déconstruction de l'institution du père s'est produite en suivant l'évolution sociétale et selon trois lignes de ruptures. Tout d'abord, celle qui va de la puissance paternelle à l'autorité parentale partagée, c'est à dire qui signe la mort définitive du Pater familias. La deuxième rupture coïncide avec la disparition des fonctions paternelles unifiées sous l'égide d'un seul homme, en particulier avec l'introduction des procréations médicalement assistées, c'est à dire l'introduction des techniques scientifiques dans la procréation. La troisième rupture est liée à l'augmentation des divorces et des séparations entre conjoints, provoquant une profonde transformation des formes de la famille.

Ainsi, l’accès des femmes à des emplois salariés, la maîtrise de la fécondité et de la procréation, les recompositions familiales, mais aussi l’attaque frontale de la notion même d’autorité en mai 1968, finissent de destituer les pères de leur rôle symbolique de chef de famille. Les mères, de leur côté, engagées dans la vie active, souhaitent vivement et à juste titre une implication des pères dans les tâches de maternage et d’éducation. On vante maintenant leur qualité d’étayage affectif, présent dès la salle d’accouchement, on leur découvre des compétences équivalentes à celle de la mère : ils changent, pouponnent, accompagnent chez la nounou et, plus tard à l’école, où ils pourront participer aux réunions de parents, assis, la plupart du temps, au fond de la classe et sur des chaises bien trop petites pour leurs grandes jambes. Mais, dès le début des années quatre-vingt, face aux graves problèmes sociaux et de scolarisation rencontrés dans certaines zones urbaines, les travailleurs sociaux et les enseignants ont crié avec virulence à la déresponsabilisation des pères, cause, selon la formule éculée, d’une "perte de repères" et de toute référence, on parle même de panne de la transmission.

Il est intéressant de noter que cette lente transformation de la figure paternelle et des formes familiales au cours du vingtième siècle est accompagnée parallèlement par une lente transformation de l'école, de ses contenus et de ses méthodes pédagogiques. L'école ne s'inscrit plus dans le champ de sa rivalité séculaire et prolifique avec une autorité paternelle concernant l'éducation des enfants, car cette dernière est maintenant considérée comme relevant de la seule compétence du couple parental. Elle doit donc se consacrer à ce qui devient son champ de prédilection : la pédagogie. Dès lors, on assiste à la prolifération de multiples expérimentations en matière de pratiques pédagogiques qui, toutes, auront pour point commun le développement des savoir-faire au détriment des connaissances27. On vante maintenant les mérites d’une pédagogie active, qui s’étaye sur la curiosité intellectuelle naturelle des enfants et qui vise l’expression des processus cognitifs. Car il est de bon ton, actuellement, pour les jeunes enseignants d’adopter une position de retrait et de ne pas écraser l’enfant de son omniscience. L’heure n’est plus à la transmission, il s’agit de favoriser l’autonomie de l’élève et l’émergence par tâtonnement des processus d’apprentissage, développer les savoir-faire plus que les connaissances et insister, souvent, sur la responsabilité éducative des parents. Bref, pour reprendre l’excellente formule d’Hélène L’Heuiller28 : "Ni éducation, ni instruction", l'enseignant ne doit être ;"Ni père, ni maître". Ce qui peut se traduire par ces formules évoquées par les enseignants et maintes fois entendues dans les couloirs d’un groupe scolaire : "Nous ne sommes pas des éducateurs ! "… "Nous ne sommes pas les parents, à chacun son rôle ! ".

Alors que se développe le droit des pères et des mères à exercer une co-responsabilité éducative, dans une homogénéisation croissante des fonctions respectives, les enseignants ne se revendiquent plus comme éducateurs des enfants qu’on leur confie. Dans une société toujours plus spécialisée, la fonction d’enseigner se professionnalise, s’appuie sur des méthodes et des techniques sophistiquées, à partir d’un vocabulaire pédagogique hautement spécialisé qui reste, la plupart du temps, inaccessible aux familles les plus ordinaires. Il s’agit maintenant de développer les capacités d’expression de l’enfant en s’appuyant sur sa curiosité naturelle et son besoin de savoir. On s’intéresse aux transferts d’apprentissages, au terme de connaissances se substitut progressivement le concept de représentations que l’élève doit faire évoluer à partir des situations-problèmes. Il s’agit de lui fournir les supports pertinents pour qu’il puisse, par lui-même, construire son évolution par le biais d’un retour critique sur ses représentations, c’est à dire développer les métacognitions. L’influence de la psychologie constructiviste d’une part, de Piaget J. à Vygotski L., et de la psychologie cognitive, d’autre part, a permis l’émergence d’une nouvelle conceptualisation de l’élève, pensé maintenant comme acteur de son développement.

A l’heure des hautes technologies, d’Internet et des multimédia, où des trésors de connaissance sont instantanément accessibles, la transmission, qui est l’élément commun à l’éducation et à l’instruction, est remise en question sur le terrain scolaire. Le maître n’est plus pour l’élève un autre différent (un père !), dépositaire d’un savoir et d’une histoire (laïque et républicaine) à transmettre, il devient un semblable, "un médiateur" entre l’élève et le savoir. A l’extrême, il devient transparent, il doit permettre "l‘étayage" de l’enfant dans son accès à la connaissance. Il ne s’agit pas de sacrifier ici au mythe d’un paradis perdu car cette évolution pédagogique ne manque pas d'attrait. Il s'agit surtout de prendre acte que les rapports entre les élèves et l’enseignant ont profondément changé et, du même coup, que les attentes, vis à vis des élèves, sont maintenant très différentes. L’élève qui réussit est un enfant qui dispose d’un bon équipement neurophysiologique, convenablement doté intellectuellement d’un environnement familial affectivement contenant et tenu de fournir le soutien scolaire à la maison.

Etant donné le développement économique, technologique et social, et la transformation du modèle familial au cours du vingtième siècle, l’école ne revendique plus sa responsabilité éducative. Après avoir, pendant longtemps, maintenu les parents en dehors de la classe, elle fait maintenant appel à leur service et proclame les bienfaits d’un partenariat famille-école à condition qu’il s’inscrive dans les limites d’une action collective (accompagnement aux sorties scolaires par exemple) ou administrative (participation aux conseils d’école). Face à l'insistance des parents pour que soient prises en compte les particularités de leurs enfants, l'école, consciente de son rôle séparateur par rapport au système familial, considère qu’il serait dangereux d’amener l’enfant à faire entrer sa question familiale à l’école et qu’il est important précisément qu’elle n’y entre pas. Au moment où les enseignants se définissent essentiellement comme des pédagogues, spécialistes des sciences de l'apprentissage, l'incitation aux pratiques de l'intégration scolaire les invite à réinvestir le champ éducatif et à déplacer au second plan la question de l'acquisition du savoir. Cet appel heurte les représentations qu'ils ont de leur fonction et de leur rôle auprès des enfants, d'autant qu'ils n'ont pas été préparés à cette mutation qui, par ailleurs, entre en contradiction avec l'école de la performance promue par notre société moderne.

Paradoxalement, du côté des parents il y a maintenant une forte attente à l’égard des enseignants qui, avec le renforcement des droits de l’usager, souhaitent une compréhension, une tolérance et une prise en compte singulière des difficultés de leur enfant. Cette attente est d’autant plus importante que l’école, en France, est un enjeu politique fort et qu’elle reste symboliquement le lieu de la légitimation sociale. C’est dans ce contexte social et législatif que les parents d’enfants handicapés se sont mobilisés pour que leurs enfants, au nom de l’égalité des droits, bénéficient au même titre que les autres enfants d’une intégration scolaire qui leur garantira une place et une identité sociale. Depuis une quinzaine d’années maintenant ces familles militent activement pour un accueil toujours croissant de leur enfant au sein de "l’école pour tous". Dans un esprit de lutte contre l’exclusion, le passage par l’école ordinaire devient le passage nécessaire pour accéder ultérieurement à la reconnaissance sociale. Cette motivation pouvant, dans certains cas extrêmes, aboutir au déni de difficultés graves chez l’enfant et l’exigence d’une immersion totale dans une classe dite "ordinaire", reconstituant ainsi une nouvelle forme d’exclusion dans "l’intégration".

Face à cette demande, les enseignants, déconcertés de devoir faire le grand écart pour s’adapter à la différence tout en maintenant une identité commune, voient revenir ainsi des élèves qui, autrefois, étaient retirés de l’école de la république au nom, précisément, de leur incapacité éducative et pédagogique à prendre en compte les spécificités des besoins par une spécialisation des savoirs et des fonctions. Ils sont d’autant plus étonnés par cette demande des familles que ces dernières, ils y a bien longtemps, ont largement participé à ce retrait en jouant un rôle central dans le développement d’institutions spécifiquement adaptées aux troubles de leurs enfants, et en réclamant une professionnalisation accrue des interventions éducatives. Dès le début des années quatre-vingt dix, pour amortir les effets du choc de cette rencontre, les pouvoirs publics proposent une solution d’insertion scolaire par l’institution de classes, mal nommées CLIS29 (Classe d’Intégration Scolaire), destinées à fournir un accueil spécialisé aux enfants souffrant d’un handicap, entretenant ainsi le mythe d’une école universelle et ouverte à tous. Or, ces textes ont essaimé sur des terrains peu préparés à les accueillir ; la transformation de la fonction de l’enseignant au cours de la deuxième partie du vingtième siècle, ainsi que l’évolution de la relation pédagogique et des compétences de bases attendues à l’égard de l’élève ordinaire, sont autant d’obstacles à la mise en route du processus d’intégration et beaucoup de ces nouvelles structures ont dû se contenter d’un accueil bienveillant au sein d’un groupe scolaire, sans transformation fondamentale de la structure d’accueil30.

Malgré un foisonnement de textes depuis près d’un demi siècle, l’intégration scolaire était en panne dans notre pays et l'on attend beaucoup des dernières réformes législatives pour franchir une étape décisive. Il est curieux de constater que l’analyse de cet échec est rarement mise en avant. Pourtant, une lecture historique s’inspirant de l’analyse stratégique des jeux et enjeux impliquant l’ensemble des acteurs institutionnels permet une compréhension approfondie des raisons de cette résistance sur le terrain. En référence aux concepts proposés par Crozier M. et Friedberg E. (1977) dans les années quatre-vingt, il est intéressant de rechercher la "zone d’incertitude 31  " pour définir l’arrière plan idéologique au cœur duquel s’organisent les luttes de pouvoir entre les acteurs. En s’inscrivant dans cette perspective, il apparaît assez clairement que l’enjeu des débats, du dix-neuvième siècle à nos jours, s’est toujours focalisé autour d’une même question : celle de la curabilité ou de l’incurabilité des troubles mentaux.

Après avoir exposé les enjeux actuels de la scolarisation des enfants handicapés dans un cadre ordinaire, et pour compléter l’analyse des obstacles rencontrés dans la mise en oeuvre d’une politique d’intégration scolaire dans notre pays, il faut reprendre dans une perspective dynamique l’histoire des relations entre les familles, l’école et les institutions médicales, éducatives et rééducatives, à travers de ce que nous convenons d’appeler le développement du champ de l’enfance inadaptée. Cette étape est nécessaire pour comprendre la forme d'intégration scolaire que nous avons développée au niveau du service de psychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, et plus particulièrement le dispositif institutionnel original qui constitue le cadre de la recherche. Nous allons voir que la notion de la curabilité ou de l'incurabilité des troubles mentaux chez l'enfant constitue l'arrière fond d'un débat historique qui continue de traverser la pédopsychiatrie française à travers la confrontation actuelle entre les tenants d'une psychologie du déficit et ceux d'une psychologie du sens. Ces questions ne sont pas indépendantes de la nature des dispositifs proposés, entre ceux s'appuyant sur le modèle de la compensation et ceux visant les processus du subjectivation.

Notes
26.

Hurstel F. (2005), "Penser la paternité contemporaine dans le monde occidental : quelles places et fonctions du père pour le devenir humain, sujet et citoyen des enfants ?", Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, vol 53, 5, p. 224-230.

27.

Méthodes dans lesquelles le mot "apprentissage" s’est d’ailleurs totalement substitué à celui "d’étude" qui n’est plus utilisé aujourd’hui dans l’enseignement élémentaire.

28.

L’Heuiller H. (2001), "Ni père, ni maître. Quelques mots d’histoire de la pédagogie et de la didactique, de 1880 à nos jours", Journal Français de Psychiatrie, 15, Erès, Paris.

29.

Circulaire 91-304 du 18 novembre 1991 relative à la scolarisation des enfants handicapés à l’école primaire. Classes d’intégration scolaire (CLIS). Bulletin officiel de l’Education nationale, 3, 1992.

30.

Au cours des années quatre-vingt dix beaucoup de CLIS ont été ouvertes par simple transformation du statut des anciennes classes de perfectionnement

31.

Crozier M., Friedberg E., (1977), L'acteur et le système, Paris, Seuil.