1.2. Une histoire mouvementée des relations entre les familles, l’école et l’hôpital.

1.2.1. C’était hier ; l’école, l’hôpital...

Ce débat à propos de la curabilité ou de l’incurabilité des troubles mentaux est placé, dès l’origine, au centre des différends séculaires entre l’école et les aliénistes. Une opposition entre médecins et éducateurs qui débute avec le dix-neuvième siècle et qui s’inscrira au coeur de ce qui deviendra le développement de l’éducation spécialisée.

Déjà Itard32J. G. (1801/1988), qui incarnait l’option éducative en misant sur une rééducation possible de Victor, s’opposait au point de vue médical de l’époque, illustré par Pinel P., qui pensait que le sauvage de l’Aveyron était tout simplement incurable. Il faut dire qu'à cette époque les conceptions médicales concernant les enfants arriérés décrivaient les retards mentaux comme strictement liés à des états d’origine organique, donc pratiquement insensibles à toute intervention venant de l’environnement. Un peu plus tard, dans la continuité de son maître Félix Voisin et en dépit du pessimisme héréditariste généralisé des médecins, Seguin E. devient l'instituteur des "idiots" et propose une méthode sensori-motrice dont Maria Montessori s’inspirera. Ainsi, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, le débat se répartit entre le postulat d’inéducabilité affirmé dans le champ médical et l’espoir d’une éducation toujours possible définissant l’option rééducative et pédagogique.

C'est surtout à l’orée du vingtième siècle que les options divergent au sein du camp médical. Bourneville D. M., médecin de Bicêtre, veut créer un institut pour instruire, éduquer et rééduquer les enfants arriérés. D'ailleurs, son projet thérapeutique repose déjà sur la notion d’intégration puisque dans le cadre du traitement proposé aux enfants, les écoles ordinaires occupent une place importante. Plus tard, il luttera pour la création de classes annexées aux écoles primaires ordinaires et ce sera à force d’acharnement qu’il conduira les pouvoirs publics à s’intéresser aux enfants arriérés.

En novembre 1904 est crée une commission interministérielle, dite commission Bourgeois, pour répertorier les enfants anormaux et recommander d'instituer des classes spéciales, pour scolariser ceux qui pourraient l'être dans de bonnes conditions. C’est alors à Alfred Binet qu'est confié le soin de recenser et de différencier les élèves susceptibles d'en bénéficier. Pour parvenir à cet objectif, Binet A. (1905) insiste sur la nécessité de disposer d'une critériologie opérante et de s'appuyer sur une "base précise de diagnostic différencié 33". Il s'agit de distinguer parmi les inadaptés ceux qui peuvent bénéficier d'une scolarisation adaptée de ceux qui resteront confiés à l’asile. Selon Binet A. (1907), la majorité des "enfants anormaux" doit pouvoir bénéficier, au sein de l’école, de conditions adaptées à leur possible "perfectionnement", y compris "les imbéciles", car il croit en leur éducabilité34. Mais au début du vingtième siècle, il est alors convenu d’admettre que les enfants "anormaux éducables" sont acceptés sur les bancs de l’école primaire, par principe plus que par projet, alors que les enfants lourdement handicapés sont laissés aux soins des familles et de l’hôpital, pour les pathologies les plus déficitaires. Pour reprendre la formule de Hochmann35J. (1995) : "Un rideau tombe sur la psychiatrie publique désormais vouée au seul gardiennage des inéducables".

En 1909, la loi prévoit la mise en place des classes de perfectionnement pour ces écoliers dits "anormaux" mais éducables. Avec cette loi, deux formes de déficiences mentales se voient ainsi confirmées juridiquement, assorties de deux types de prises en charges institutionnelles différentes : "Les idiots" et "les imbéciles" relèvent de la compétence de l’hôpital, les "arriérés" et "les instables" sont du ressort des classes de perfectionnement. Alors que l’hôpital se propose de garder dans ses structures, toute leur vie durant, les déficients mentaux qu’il accueille, l’objectif explicite de l’éducation spécialisée est d’assurer la socialisation de ceux qu’on lui confie. Pour atteindre cet objectif, Binet A. et Simon T. publient en 1907 "Les enfants anormaux 36", ouvrage dans lequel ils livrent leur "Guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement". Ils insistent sur la nécessité d’un tri bien fait, permettant de réserver l’école communale ordinaire aux enfants normaux et d’orienter les enfants anormaux vers les classes de perfectionnement. Dés 1907 également, trois premières classes sont ouvertes dans la Seine, sur insistance d'Alfred Binet et à titre expérimental. Ainsi est initié le domaine de ce qui se définit maintenant comme l’éducation spécialisée, en même temps qu'est donné le départ du développement du champ de l’enfance inadaptée dans un mouvement qui, dés lors, ne s’arrêtera plus.

En créant les classes de perfectionnement, l’école va ainsi imposer une réflexion à propos de l’enfant handicapé sur la base d’un modèle bipolaire, du type curable / incurable, qui confine l’hôpital dans la seule prise en charge des pathologies les plus déficitaires. Notons dès maintenant que la mise en place de ce projet s’accompagne de la production d’un discours spécialisé qui invalide la compétence, d’une part des instituteurs, et d’autre part des aliénistes en matière de dépistage et de diagnostic de l’arriération. Les conflits vont bon train et, au cœur d'un débat souvent rude, on assiste à la première forme d'expression d'un désaccord entre médecins et psychologues. Voici, par exemple, ce qu'écrit Binet A. en 1905 (cité par Michel Huteau) :

‘" Ce qui manque le plus aux aliénistes, c'est une base de diagnostic différentiel. Le vague de leurs formules révèle le vague de leurs idées. On se gardera de l'intuition, du subjectivisme, de l'empirisme grossier décoré du nom de tact médical et derrière lequel s'abrite l'ignorance, le laisser aller et la présomption37 ".’

Avec l’échelle métrique de l’intelligence, la légitimité scientifique ainsi conférée à la création des classes de perfectionnement apparaît comme l’expression d’un nouveau corps potentiel de spécialistes : les psychopédagogues et les rééducateurs qui ouvrent ainsi un espace intermédiaire entre l’école et l’hôpital.

Dans la pratique, entre 1909 et 1950 il ne se crée que peu de classes de perfectionnement et c’est surtout après la seconde guerre mondiale que le mouvement va s’accélérer38. Les enseignants ne semblent pas s’être appropriées les représentations nosographiques produites par les psychopédagogues du début du siècle. En fait, le comportement des  arriérés dans la classe n’en perturbe pas le fonctionnement, l’école primaire n’étant que dans une très faible mesure un lieu de préparation à l’enseignement secondaire. De même, l’orientation spontanée des seuls "instables" vers les classes de perfectionnement ne va pas non plus sans poser de questions. Dés lors, le problème des enfants difficiles ne peut être résolu dans le cadre de l’école communale, il faut envisager des lieux spécialisés, et une intervention médicale. Les neuropsychiatres d’enfants, discipline naissante, portés par le désir de sortir  de l’hôpital, se saisiront alors de cette opportunité pour prendre place dans ce mouvement encore naissant où tout reste à faire.

Dés le début des années 40 il est confirmé que ce sont essentiellement les débiles mentaux qui doivent avoir leur place dans les classes de perfectionnement. Les commissions médico-pédagogiques (ancêtre des CDES, et maintenant des Maisons Départementales des Personnes Handicapées) se développent pour contrôler le recrutement. Une circulaire de 1944 apporte sur ce point une modification à la loi de 1909, elle met en avant le rôle assigné aux spécialistes de la neuropsychiatrie infantile, tant au niveau du dépistage d’élèves suspectés d’inadaptation, que dans la commission elle même. La mise en place de ces commissions contribuera à diriger les seuls déficients légers vers les classes de perfectionnement. Les enfants à troubles de la personnalité et du comportement, dont la socialisation nécessite une mise à l’écart des classes normales seront orientés vers des établissements autonomes, isolés des classes ordinaires.

Dans le même temps, devant les conditions asilaires désastreuses faites à leurs enfants au moment où éclate la seconde guerre mondiale, les familles commencent à s’organiser en associations pour obtenir d’une part, la reconnaissance d’un statut nouveau de l’inadaptation, et d’autre part, la création d’établissements spécialisés.

Notes
32.

Itard J.G. (1801/1988), "D'un homme sauvage ou des premiers développements physiques et moraux du sauvage de l’Aveyron", in Itard inédit, Lieux de l’enfance, 14-15, Privat, p. 155–257.

33.

Binet A. (1905), "Sur la nécessité d'établir un diagnostic scientifique des états inférieurs de l'intelligence.", Année psychologique, Tome II, p.168.

34.

Voir la présentation de Guy Avanzini de la réédition du livre de Binet A., Simon T. (1978), Les enfants anormaux, Toulouse, Privat, p. 11.

35.

Hochmann J. (1995), "L’hôpital de jour dépassé ?", Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 43e année, 7-8, Expansion Scientifique Française, p 293.

36.

Binet A., Simon T. (1907), Les enfants anormaux, Paris, Armand Colin.

37.

Huteau M. (2005), "L'étude de l'intelligence : nouveauté et portée de l'œuvre d'Alfred Binet", L'intelligence de l'enfant, Colloque international sous l'égide de la Fédération Française des Psychologues et de Psychologie, Du 6 au 8 octobre 2005, Maison de la Mutualité, Paris.

38.

1145 classes de perfectionnement en 1951, 4020 classes en 1964.