1.4.1. Apprentissage et développement.

Du point de vue des modèles développementaux, il s’agit de procéder à une lecture critique des théories qui ont exagérément mis en en avant l’hypothèse d’une ligne interne de développement et qui, dans une perspective ontogénétique, évoquent à la fois les contraintes liées à la maturation de l'organisme et à la qualité de l’environnement au sein duquel s’exercent ces contraintes. Cette lecture critique nous conduira à envisager le développement comme le résultat d'un processus vectorisé par l'enfant lui même, à partir de la réalisation d'apprentissages de complexité croissante.

Depuis plus d’un siècle, les psychologues de l’enfance considèrent que le développement humain s’édifie sur des fondations biologiques ; c’est ce paradigme que l’on retrouve aussi bien dans le béhaviorisme, dans le cognitivisme comme dans le constructivisme. "Les racines de l’intelligence humaine plonge dans le monde animal 57" (Vygotski L., 1934/1997) : cette hypothèse est en effet présente aussi bien chez Freud S., Wallon H., Chomsky N.et Piaget J., que dans le cognitivisme anglo-saxon et les sciences du traitement de l’information. D’ailleurs, si l’ensemble de ces théories fondatrices partage le postulat d’un étayage biologique, les présupposées qui caractérisent leurs modèles invoquent tout naturellement la conception d’un développement qui se veut à la fois universel, univoque, unidirectionnel et progressif. Un développement qui tend vers un point idéal de stabilisation, passant par une série d’étapes essentielles que l’enfant franchit seul sous l’effet de la maturation et des apprentissages désormais possibles à chacune de ces étapes. Dans le cadre de cette perspective classique, c’est donc le niveau de développement de l'enfant qui précède et contraint le niveau possible d’apprentissage.

Ce postulat met en avant un processus de nature essentiellement intra psychique par lequel l’enfant suit une ligne de développement qui apparaît comme le produit de la rencontre entre des potentialités naturelles et la singularité de leur exercice dans l’environnement. Dans ce contexte, il s’agit d’un processus diachronique qui se développe au contact de l’environnement immédiat, mais dont l’enfant reste le maître d’ouvrage en suivant une succession d’étapes à caractère universel. Ici, les apprentissages de l'enfant sont placés à la remorque du développement.

La théorie opératoire de Piaget J., modèle phare du vingtième siècle qui a régné pendant plus de cinquante ans sur la psychologie de l’enfant, s’inscrit parfaitement dans le cadre de cette conception. Sur les bases biologiques des réflexes archaïques, de stade en stade, le développement passe des schèmes d’action du bébé à la pensée logique de l’adolescent. De fait, Piaget J. a-t-il établi que le stade sensori-moteur permet à l’enfant de constituer la permanence de l’objet comme unité de base du réel, ensuite et seulement ensuite, il pourra classer et catégoriser ces objets au stade des opérations concrètes, enfin il raisonnera sur des idées, des hypothèses, des propositions logiques, au stade des opérations formelles à l’adolescence.

Ainsi, en partant de la mise en jeu de processus élémentaires, l’enfant accède-t-il successivement à des niveaux supérieurs de compétences qui rendent possible la réalisation d’apprentissages toujours plus complexes. Pour Piaget J., l’intelligence évolue par bonds, d’un stade à l’autre, du concret vers l’abstrait, du biologique vers les activités symboliques complexes telles qu’elles sont mises en jeu par la pensée logique. Au cours de ce cheminement l’enfant, acteur de son développement, suit une ligne de développement interne qui le conduit dans une direction unique : la pensée formelle.

Encore récemment, Huteau58 M. (2005) nous rappelait la manière dont Piaget J., dès le début de ses recherches, s’est inspiré des écrits de Binet A. pour fonder les bases sur lesquelles s’est édifiée sa théorie.

Pour Piaget J. comme pour Binet A., il s'agit en effet de rompre avec le paradigme associationniste pour définir la psychologie comme une science de l’action, de la production et non comme une science de l’image et de l’enregistrement. Tous les deux préfèrent l’entretien clinique à la démarche statistique corrélationnelle, ils mettent en série leurs observations en fonction de l’âge et considèrent que l’intelligence doit-être étudiée et mesurée par son développement. Donc, comme Binet A., Piaget J. s’intéresse aux processus supérieurs de la pensée et laisse de côté les processus élémentaires qui feront, plus tard, le bonheur du cognitivisme et des sciences du traitement de l’information. Au fond, il recherche dans l’enfant l’adulte intelligent en devenir, il explore, interroge, et attend de l’enfant qu’il lui livre les secrets du développement des opérations logiques. Il en dissèque les étapes pour établir son grand projet de construction d’une épistémologie des connaissances. Sa méthode clinique devient l’instrument à partir duquel il peut capturer les instantanés d’une intelligence en train de se construire. Il décortique les performances pour mettre à jour les compétences puisque, dans son modèle, ce que l’enfant peut faire est déterminé par ce qu’il est capable de faire. Dans le cadre de ce modèle, précisons que les facteurs affectifs et motivationnels ne jouent que le rôle d’une énergie mise à la disposition de l’exercice de cette capacité.

Notons dès à présent que cette conception solipsiste et intra psychologique qui place les apprentissages dans la continuité du développement, où l’enfant devient lui-même le maître d’ouvrage  de sa propre évolution, a certainement contribué à établir une idée, très présente dans les institutions de soin en pédopsychiatrie jusqu’au début des années quatre-vingt, et selon laquelle les aspects scolaires doivent être abordés dès lors qu’une certaine stabilité développementale est restaurée. De fait, lorsqu’il s’agit d’envisager un soutien du côté des acquisitions on entend généralement dire : "que l'enfant n'en est pas encore là !", qu’il n’est pas nécessaire, voire toxique, de l'exposer à des situations jugées trop complexes au regard d'un niveau de développement jugé trop bas. Donc, remettre les aspects cognitifs à plus tard puisque le temps du soin reste prioritaire sur le temps de la maitrise de l’apprentissage, des acquisitions et de l’instruction. Autrement dit, que l'enfant retrouve sa capacité d’action avant d’être confronté à des contenus59.

C’est pourquoi de nombreux auteurs ont regretté le peu de place laissée à l'explication des mécanismes par lesquels se réalise le passage d'un stade à l'autre et à la dimension sociale de l’apprentissage dans cette théorie qui, bizarrement, a sous-estimé la nature interactionnelle du développement pour avoir accordé une place trop importante à la seule capacité d'action de l'enfant dans son environnement et à la mise en jeu de la maturation. On reproche souvent à Piaget J. d’avoir négligé l’influence du milieu social et culturel sur le développement de l’enfant alors que c’est peut-être au sein même de l’interaction que se déroulent les processus qui permettent le déploiement de la ligne développementale.

En s’écartant de cette approche, les travaux réalisés dans le cadre du constructivisme social ont conduit à mettre en évidence l'importance dans le développement cognitif de l'interaction entre le sujet et ses pairs. Alors que pour Piaget J., l'apprentissage consiste essentiellement à confronter l'enfant à des situations toujours plus riches et diversifiées, le constructivisme social est venu préciser que l'enfant est d'abord et avant tout guidé dans cet apprentissage par un autre sujet sans lequel l'apprentissage resterait impossible.

Pour illustrer cette caractéristique, reprenons simplement l'exemple des recherches effectuées à partir du dispositif proposé par Piaget J. concernant les conservations. Ces recherches ont montré que, si l'on place un enfant conservant et un enfant non conservant devant la même situation, après négociations et discussions, l’enfant non conservant s’approprie plus facilement le point de vue de l'autre enfant en produisant une transformation de son raisonnement dans le cadre d'une rééquilibration majorante. Toutes les études montrent que les enfants initialement non conservant progressent dans la maîtrise de la conservation lorsqu'ils ont l'occasion de discuter avec des pairs de l'expérience qui leur est proposée alors que les enfants non conservant, qui n'ont pas eu l'occasion de travailler avec des pairs, ne progressent guère.

Alors que pour Piaget J., le développement cognitif procède à partir de mécanismes internes placés sous l'effet de la maturation, ces travaux montrent, par la méthode des pairs et des interactions sociales, qu'il est possible d'obtenir plus rapidement des progrès substantiels en matière de développement cognitif. Le cognitivisme social appréhende ainsi l'apprentissagecomme le résultat d'un processus à la fois cognitif, comme Piaget J. l'avait montré, mais aussi où le social interagit pour construire une organisation mentale plus évoluée. En d’autres termes et dans ce cadre, l’apprentissage précède le développement.

Ces travaux qui redonnent une place à la dimension sociale de l'apprentissage remettent ainsi au goût du jour le modèle deVygotski60 L.(1896-1934), chercheur russe, décédé prématurément dans les années 30 et redécouvert récemment dans le monde de la psychologie des apprentissages et des recherches en didactique. Cet auteur nous intéresse particulièrement pour au moins deux raisons. La première, parce que tout en se situant dans le cadre du courant constructiviste, il aboutit à un modèle qui inverse radicalement la nature des rapports entre l’apprentissage et le développement. Les interactions sociales et culturelles sont ici placées au cœur de la théorie pour rendre compte des processus par lesquels l’enfant construit son développement. La seconde, parce que Vygotski L. attribue à l’école un rôle déterminant dans la mise en œuvre de ce vaste projet, contrairement à Piaget61 J. (1969) qui conseillait aux psychologues de s’intéresser aux situations les plus éloignées possibles des contenus scolaires.

Notes
57.

Vygotski L.S. (1934/1997), Pensée et langage, trad. Sève F., 3ème édition, Paris, La dispute.

58.

Huteau, M. (2005), "L'étude de l'intelligence : nouveauté et portée de l'œuvre d'Alfred Binet", L'intelligence de l'enfant, Colloque international sous l'égide de la Fédération Française des Psychologues et de Psychologie, Du 6 au 8 octobre 2005, Maison de la Mutualité, Paris.

59.

Dans cette perspective, il convient donc de proposer les situations les plus ajustées possibles aux capacités actuelles du sujet sous peine de mettre en péril le bon déroulement des processus d’apprentissage. Au cours du vingtième siècle, nous l’avons vu, cette théorie implicite a largement contribué à concevoir un environnement toujours plus adapté aux pathologies des enfants et a soutenu, à sa manière, la segmentation croissante du champ de l’enfance inadaptée.

60.

Vygotski L. S. (1985), Pensée et langage, Paris, Messidor Editions Sociales.

61.

Piaget, J. (1969), Psychologie et pédagogie, coll. Médiations. Paris : E.S.F.