1.4.3. De Vygotski L. à Bruner J. : Le rôle central de l'école pour le développement de l'enfant.

Depuis une vingtaine d’année, dans le prolongement des apports de Vygotski L., de nombreux auteurs ont replacé au premier plan les interactions sociales comme moteur du développement chez l’enfant. C’est le cas de Bruner68 J. (1996) dont les théories ont actuellement de fortes répercussions dans les champs pédagogique, éducatif et, osons le dire, thérapeutique.

Dans la continuité de Vygotski L., Bruner J. développe l’idée que c’est bien la culture qui façonne l’esprit des individus. Le sens donné aux choses est toujours lié à une communauté culturelle de référence au moyen d'un outil indispensable et spécifique à l'espèce humaine : le langage. Dans une perspective évolutionniste, il considère que le véritable tournant de l'évolution chez l'homme réside dans la recherche d'un mode de vie technico-social nécessitant l'utilisation d'outil et de symboles. Dès lors, le propre de l'humanité consiste à produire des histoires pour construire la réalité ; " les histoires sont tout à la fois la monnaie et la devise d'une culture, en ce sens que la culture, au sens figuré, façonne et détermine nos attentes 69 ". C'est pourquoi les enfants comme les adultes aiment tant les histoires, les récits s'accordent spontanément à une structure narrative de l'esprit humain qui conçoit la réalité sous forme de séquences d'éléments successifs, de représentation d'action et d'intention.

A la suite de Vygotski L., Bruner70 J. (1983/1987) considère que le développement ne peut pas se concevoir indépendamment des interactions sociales puisqu'il est le produit d'une transmission qui se réalise à partir de l'appropriation par l'enfant des outils de sa culture. Après ses premières recherches sur les stratégies cognitives réalisées dans des conditions strictement contrôlées, Bruner J. s'est rapidement tourné vers les applications de la psychologie cognitive en situation scolaire. Sa préoccupation pour des recherches qui s'inscrivent directement dans les situations pédagogiques constitue une des originalités de cet auteur par rapport à Piaget J. qui voyait les usages pédagogiques essentiellement en terme d'application des modèles conçus en laboratoire.

Au cours de son travail et en réaction aux pratiques pédagogiques classiques qu'il juge trop centrées sur la transmission directe des connaissances, Bruner J. propose une approche alternative basée sur la découverte active par l'enfant des principes et des concepts à maîtriser. S'inspirant de Vygotski L., il considère que seule une telle approche permet à l'enfant la mise en œuvre des démarches de pensée qui lui permettront par la suite d'être plus autonome dans son apprentissage (apprendre à apprendre). Pour aborder un apprentissage, l'élève doit pouvoir s'appuyer sur son niveau actuel de développement tout en étant guidé dans sa démarche par l'enseignant ou un autre enfant dans un contexte dialogique étroit grâce auquel il sera épaulé dans les difficultés qu'il aura à dépasser pour résoudre le problème qui lui est posé. Bruner J. utilisera le terme d'étayage (scafolding) pour désigner ce soutien apporté à l'élève en cours d'apprentissage71. Ce terme d’étayage s’est maintenant imposé parmi les chercheurs néo-cognitivistes pour désigner les interactions de soutien mises en œuvre par un adulte (ou par un pair) afin d’épauler un sujet dans la résolution d’un problème qu’il ne pourrait pas résoudre seul. C’est aussi le type d’intervention pédagogique effectué au sein de la zone proximale de développement.

Ainsi, pour se rapprocher des conditions écologiques qui président aux apprentissages et pour encourager la mobilisation active des enfants, Bruner J. propose-t-il que l’école soit un endroit où les élèves s’aident les uns les autres à apprendre selon leurs aptitudes. Le processus d'apprentissage doit permettre à l'élève de saisir la structure des contenus qu'il aura à s'approprier de manière à être capable de mettre en évidence les idées et les concepts essentiels et à établir les liens entre ceux-ci. Les idées exprimées ici par Bruner J. à propos de l’apprentissage par découverte, s’inscrivent bien dans le courant du constructivisme social selon lequel le développement suit une progression en escalier, à partir d’une succession de réorganisations structurelles.

Il considère en effet que les enfants se représentent le monde d’une manière différente selon le stade de développement qu’ils ont atteint. Les enfants les plus jeunes voient le monde essentiellement à travers les actions qu’ils peuvent exercer sur lui, c’est ce qu’il appelle le mode de représentationénactif. Ensuite, chez les enfants plus âgés, c’est la forme de représentation iconique qui domine. En début d’adolescence, les jeunes accèdent au stade symbolique qui leur permet de manipuler différents formalismes linguistiques, mathématiques, logiques. Ce troisième système, symbolique, met en jeu le langage conçu comme une technique culturelle et, dès lors, il n'est plus possible de dissocier le développement du langage du développement cognitif. Les deux développements ne sont toutefois pas confondus, mais interagissent étroitement. Retenons ici, dans une perspective diachronique, que la succession des trois modes de représentation décrit une ligne développementale. Pour Bruner J., il faut donc s’assurer que les contenus d'apprentissage, notamment scolaires, soient adaptés au mode de représentation qui prédomine chez l’enfant à un moment donné de son développement72, mais ceci n’empêche pas pour autant que ces trois types de représentations coexistent à des degrés divers au cours du développement et qu'ils soient mobilisés de façon synchronique dans la pensée qui pourra alors privilégier tel ou tel niveau de traitement en fonction de ses objectifs et de la nature de la tâche.

L'école joue un rôle déterminant pour le déploiement de cette ligne développementale en proposant à l'enfant, au fil du temps et au cours de sa scolarité, des situations d'enseignement- apprentissage qui guident progressivement l'élève vers le développement de la pensée conceptuelle. Il insiste sur le fait que ce sont les types de tâches proposées aux enfants dans une culture donnée qui exercent des contraintes et mobilisent les stratégies cognitives qui apparaissent le plus adaptées dans une situation donnée. Autrement dit, le développement est sculpté dans son environnement culturel au travers des situations d'enseignement-apprentissage.

Ce point de vue apparaît comme un contre-pied radical à l'égard des conceptions classiques selon lesquelles l'élève peut entreprendre un nouveau type d'enseignement parce qu'il a atteint un certain stade de développement. Lorsque Piaget J. insiste sur la nécessité pour l'enseignant de s'interroger sur le niveau de développement cognitif atteint par les élèves avant d'entreprendre un nouveau programme, à aucun moment il ne s'interroge sur le rôle constructif au cours de la psychogenèse des apprentissages scolaires et en particulier sur le rôle que peut avoir l'outillage intellectuel que l'école met à la disposition des élèves. Vygotski L. avait déjà critiqué avec vigueur cette position, notamment à travers ses applications pédagogiques. Ainsi, concernant les enfants déficients il critiquait l'usage exclusif d'un matériel concret qui ne fait que renforcer leurs difficultés à effectuer un travail exigeant un certain niveau d'abstraction. De ce point de vue, la position qui consiste à dire : "il n'en est pas encore là" est vidée de son sens.

Cette manière d'introduire du synchronisme à côté d'une approche diachronique apparaît comme un clin d'œil aux conceptions actuelles, dites théories évolutionnistes, qui remettent également en cause la formalisation d'un développement en stades successifs. Ces théories réfutent la traditionnelle notion de pré-requis, qui est un héritage des approches développementales unidirectionnelles qui dominaient jusqu'à présent les conceptions tant pédagogiques, que rééducatives et thérapeutiques. Selon ces approches classiques, l'enfant est confronté à des apprentissages de complexité croissante, selon un rythme de développement qui suit une ligne universelle. Il est donc inconcevable, par exemple, de le confronter à des situations pédagogiques qui dépassent manifestement le niveau de ses compétences. Ces conceptions classiques ont implicitement renforcé la méfiance à l'égard de l'intégration en milieu ordinaire, en invoquant les dangers qui résulteraient d'un écart trop important entre les sollicitations du milieu et les capacités de l'enfant.

Depuis le début des années 1990, de nouveaux paradigmes s'affirment avec l'apparition des modèles dynamiques du développement qui penchent pour un développement par petits pas rapprochés, marqué par des arrêts, des ruptures, des puits, des accélérations fulgurantes, des retours en arrière, des lacunes et des faux pas.

Notes
68.

Bruner J. S. (1996), L’éducation entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie culturelle, Paris, Retz.

69.

Bruner J. S. (2005), Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l'identité individuelle, Paris, Pocket, p. 28.

70.

Bruner J. S. (1983/1987), Comment les enfants apprennent à parler ?, Paris, Retz.

71.

Dans la dernière partie de notre travail consacré à la description détaillée du dispositif d'intégration scolaire tel que nous l'avons conçu, nous aurons l'occasion de montrer, à partir de situations singulières, de quelles manières nous pouvons envisager la mise en œuvre de ces principes auprès d'une population d'enfant présentant des troubles graves de la personnalité.

72.

De la même manière, nous montrerons dans la dernière partie de ce travail qu’il est possible de tenir compte des différents modes de représentation pour accompagner les enfants à travers le dispositif institutionnel qui s’organise selon trois niveaux à partir des trois classes d’intégration.