Cette conception dynamique du développement, plus conforme aux observations pratiques effectuées dans le cadre d'une clinique quotidienne, est particulièrement représentée par le psychologue américain Siegler R. (2000) qui imagine le développement cognitif comme "une série de vagues qui se chevauchent, chacune correspondant à un mode de pensée ou à une stratégie différente 73". Ce chercheur a particulièrement travaillé sur l'acquisition du nombre chez l'enfant. Il remet en question la hiérarchisation systématique d'une évolution en stades successifs. Il avance l’idée que la cognition est soumise, comme dans le monde biologique, à une compétition qui mobilise simultanément plusieurs modes de pensée qui exercent entre eux une concurrence active. En s'appuyant sur les théories relatives au traitement de l'information, il montre que l'enfant dispose généralement d'une variété de stratégies, non synchroniques d'une même structure, pour résoudre un problème particulier. La sélection d'une stratégie donnée relève généralement d'un choix adaptatif, par lequel l'enfant va appliquer la règle disponible qui s'avère la plus efficace et la moins coûteuse d'un point de vue cognitif. Concernant le développement numérique, par exemple, Siegler R. montre que l'enfant d'âge préscolaire est déjà parfaitement capable de résoudre des petits problèmes arithmétiques alors que Piaget J. n'envisageait pas une telle possibilité avant l'accès au stade opératoire. De surcroît, il observe que les enfants utilisent au moins quatre stratégies de comptage différentes à un même âge, de la plus concrète à la plus abstraite.
Déjà à la fin des années 1960, Mehler74 J. (1967) démontrait que des enfants de deux ans étaient capables de réussir une version modifiée de la célèbre tâche Piagétienne concernant la conservation du nombre. Cette situation-problème consistait à présenter deux rangées d'un même nombre de jetons mais dont on faisait varier les longueurs respectives. En introduisant ce biais perceptif, l'enfant du stade préopératoire déclarait une inégalité entre les deux rangées. En substituant les jetons par des bonbons et en introduisant une inégalité entre les deux rangées, J. Mehler montrait que l'enfant prenait systématiquement la rangée comprenant le plus grand nombre de bonbons et ce, quelle que soit la longueur de la rangée (notons que Mehler J. introduisait ici une dimension totalement ignorée de Piaget J. : la motivation). Autrement dit, les types de tâches proposés dans le cadre des situations-recherche déterminent fondamentalement les réponses de l'enfant et, in fine, les conclusions des chercheurs. Contre le modèle en escalier de Piaget J., les modèles dynamiques remettent en question le bel édifice d’un développement universel, univoque, unidirectionnel. Bien qu’extrêmement cohérent, le modèle de l’école suisse n’aurait produit qu’une formalisation trop partielle du développement cognitif car beaucoup des compétences réelles de l’enfant auraient échappé à l’observation.
Depuis le début des années 1990, les promoteurs des recherches effectuées à propos des compétences précoces du bébé ont également largement contribué à cette remise en question du bel édifice que constitue la théorie opératoire. Le premier d’entre eux, Meltzoff75A. (1977), montre que le bébé est capable d’une imitation néonatale, c’est à dire bien avant le huitième mois indiqué par Piaget J. Un peu plus tard, Baillargeon76 R. (1985), établit de façon incontestable, à partir de la situation de l'événement impossible, que la permanence de l’objet est antérieure à ce même huitième mois. En 1992, Wynn77K. attaque durement la conception classique de la construction du nombre chez l’enfant en montrant que des bébés sont capables de résoudre, à partir d’un traitement visuel, des additions et des soustractions élémentaires dès l’âge de 5 mois. Plus récemment, Spelke78 E. (1995) démontre que les bébés ont déjà une connaissance des règles qui régissent le monde physique et qu'ils différencient le monde des objets inanimés de celui des objets animés puisqu’ils traitent différemment la causalité physique liée au mouvement des objets versus le déplacement des personnes humaines. Lecuyer79 R. (1994) de son côté, s'intéresse à l'étude des processus de catégorisation chez le bébé, c'est à dire sa capacité à associer mentalement des éléments différents mais qui possèdent une caractéristique commune. Au cours de ses travaux, il établit la capacité de bébés âgés de cinq mois à constituer des catégories à partir du traitement visuel de figures totalement abstraites. Les bébés seraient donc capables d'abstraction, donc de pensée et Lécuyer R. parle de construction et d'organisation des connaissances chez les bébés, nous sommes ici loin de l'intelligence sensori-motrice évoquée par Piaget.
Au cours de ces dix dernières années, différents domaines de recherches se sont développés en psychologie cognitive du nourrisson au point qu'il ne se passe pas un mois sans que l'on soit informé des dernières découvertes en bébélogie. Plus récemment, un article publié par Baillargeon80 R. (2005) dans la revue "Science", a provoqué un certain émoi dans la communauté des psychologues. Il concerne l'état des dernières recherches portant sur "la théorie de l'esprit", soit la capacité à comprendre les intentions d'autrui. La plupart des chercheurs étaient persuadés que cette faculté à attribuer des croyances vraies ou fausses à autrui n'apparaissait pas avant l'âge de 4 ans, alors qu'il vient d'être démontré qu'un enfant de 15 mois peut parfaitement adopter le point de vue d'autrui et sait que celui-ci peut se tromper en certaines circonstances.
Les bébés sont donc capables d'une intelligence précoce jusque là ignorée et, à la lumière de ces nouvelles données, certains chercheurs contemporains vont d'ailleurs jusqu'à remettre totalement en question le paradigme du constructivisme au point d'entretenir le mythe selon lequel le bébé "naîtrait humain" (Mehler81 J., Dupoux E., 1990). Par cette approche nativiste, ils postulent que les compétences de l'humain sont présentes dès la naissance et remettent ainsi au goût du jour un point de vue innéiste qui avait largement reculé au cours de la deuxième partie du vingtième siècle. Sur le plan méthodologique, cette attitude s'associe le plus souvent avec un rejet total des épreuves de Piaget J. et une remise en question de la théorie opératoire sur le fond. Face à cette attitude trop radicale, une autre partie de la communauté scientifique conseille la prudence et accuse les premiers de profiter de l'incapacité des bébés à nous décrire leurs pensées pour projeter sur eux toutes sortes de compétences cognitives. Si l'on veut que la psychologie du développement progresse, cette opposition trop radicale doit être dépassée tant au niveau théorique qu'expérimental. Pour reprendre l'observation de Lecuyer82 R. (1999), nous dirons que Piaget a posé toute les bonnes questions, mais n'a pas fourni les bonnes réponses, il n'a pas voulu interpréter au delà de ce qu'il découvrait et lorsqu'il ne mettait pas en évidence une capacité, il attribuait ce fait à une incapacité du bébé.
Ainsi, les théories évolutionnistes et les recherches effectuées sur les compétences précoces des bébés remettent progressivement en question l'idée d'un développement uniforme, univoque, universel et unidirectionnel. Le principe d'une évolution qui suivrait strictement une chronologie de stades est fortement remis en question. De la même manière, il est maintenant difficilement acceptable d'envisager le retard intellectuel observé dans le cadre des troubles graves de la personnalité comme l'expression d'un retard de développement qui renverrait l'enfant à des modes de raisonnements immatures compte tenu de son âge. Tout au plus, pouvons-nous parler d'un développement atypique qui traduit des formes d'intelligences particulières, modelées au gré de la vulnérabilité d'un sujet dans un environnement toujours original. Ceci est d'autant plus vrai que le travail clinique s'effectue auprès d'une population d'enfants qui présentent des profils certes déficitaires, mais particulièrement dysharmoniques. Ces enfants mettent en œuvre des formes d'intelligence qu'il est souvent surprenant de voir se déployer au contact d'apprentissages complexes (à condition que l'on prenne le risque de leur proposer de telles situations scolaires)
Au fond, la question qui nous est posée dans le cadre de la population clinique qui compose cette étude, n'est pas tant celle des pré-requis intégrés par l'enfant, que l'évaluation de ses potentialités à s'affranchir de situations d'apprentissages qui dépassent le simple constat des performances produites aux tests d'évaluation du rythme de développement. Quiconque à pris le risque de s'aventurer dans cette zone d'incertitude, a pu s'émouvoir au contact d'un enfant en train de découvrir qu'il est capable, contre toute attente, de s'approprier tel ou tel outil de sa culture. Les chemins empruntés sont souvent déconcertants, mais l'enfant apprend même si l'on ne sait pas comment il apprend.
La question repose donc maintenant sur l'évaluation des compétences plus que sur l'état des lieux des acquis. Il ne s'agit plus de vérifier si l'enfant a intériorisé les pré-requis compatibles avec les situations scolaires dans lesquelles il est impliqué, il s'agit d'être attentif au fait de savoir si l'enfant dispose de la capacité d'investissement nécessaire à l'accomplissement de l'apprentissage, quelles que soient les particularités du processus mis en jeu puisque ces processus sont le plus souvent inaccessibles. En d'autres termes, il semble que seule l'allocation d'énergie dévolue à la tâche d'apprentissage soit pertinente pour mesurer si oui ou non, il est raisonnable de proposer à l'enfant des situations d'apprentissages complexes dans le cadre de sa scolarisation. Cette allocation d'énergie définirait en quelque sorte sa capacité à apprendre, quel que soit l'état des connaissances acquises, c'est à dire une potentialité d'apprentissage. Cette prédisposition pour apprendre est d'ailleurs consubstantielle de la nature humaine.
Malgré les nouvelles compétences mises à jour chez le bébé (concernant d'ailleurs essentiellement le traitement perceptif, notamment visuel), il n'y a pas de connaissances génétiquement déterminées et présentes dès le début de la vie. A la naissance, selon le principe de la néoténie, le système nerveux humain est inachevé et cette maturation neurologique incomplète distingue l'être humain de presque toutes les autres espèces animales. A cette prématurité physiologique s'oppose la surdimension du système nerveux par rapport aux besoins physiologiques du nourrisson. Pourtant, comme le fait remarquer Pommier G. (2004):
‘"L'existence d'organes moteurs encore inactifs dont il faudrait prévoir le fonctionnement n'explique pas l'importance extraordinaire de cette masse nerveuse prête à l'emploi. C'est même plutôt le contraire, le corps humain n'est pas très performant83 ! ". ’Cette surpopulation de neurones est en attente d'activité et cette activation ne peut venir que de l'extérieur, à partir des expériences et des liens interactifs qui s'établissent entre le bébé et son environnement humain. Nous ne sommes pas obligés de postuler des structures innés de connaissances ou de capacités présentes dès la naissance, par contre l'état actuel des recherches chez les bébés nous invite à penser qu'il existe très certainement des mécanismes innés préparatoires à l'apprentissage. Le bébé humain serait fondamentalement préparé à apprendre.
De quelle manière ces mécanismes pourraient-ils exercer des contraintes sur le développement mental ? La conception béhavioriste de la table rase ne peut rendre compte d'un tel processus. L'avenir se situe donc certainement entre le nativisme et la table rase béhavioriste, dans le cadre d'un nouveau paradigme qui remet en question un constructivisme stricte. C'est à cette tâche que se sont consacrés les modèles dits néostructuralistes qui apportent aujourd'hui un éclairage complémentaire quant aux liens dialectiques entre l'apprentissage et le développement et qui occupent une place centrale dans le travail que nous présentons ici.
Siegler R. (2000), Enfant et raisonnement. Le développement cognitif de l'enfant, Bruxelles, 3ème éd. De Boeck Université.
Mehler J., Bever T. (1967), "CognitiveCapacity of very young Children", Science, 158, p. 142-142.
Meltzoff A. et Moore M. (1977), "Imitation of facial and manual gestures by human neonates", Science, 198, p.75-78.
Baillargeon R., Spelke E. et Wasserman S. (1985), "Object permanence in five-month-old infants", Cognition, 20, p. 191-208.
Wynn K. (1992), "addition and subtraction by human infants", Nature, 358, p. 749-750.
Spelke E., Vishton P. et Von Hofsten C.(1995), "Object perception, object-directed action, and physical knowledge in infancy", in The Cognitive Neurosciences, Cambridge, The Mit Press, p. 165-179.
Lecuyer R., Pêcheux M. G., Streri A. (1994), Le développement cognitif du nourrisson, Tome 1, Paris, Nathan.
Onishi. K. H, Baillargeon R. (2005), "do 15-month-old infants understand false beliefs ?", Science, n°308.
Mehler J., Dupoux E. (1990), Naître humain, Paris, Odile Jacob.
Lécuyer R. (1999), "Programmés pour apprendre", Le cerveau et la pensée, Auxerre, éd. Sciences Humaines, p.219-224.
Pommier. G. (2004), Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse, Paris, Flammarion.