1.4.5. Le courant néostructuraliste.

Nous avons vu que la théorie de Piaget J., dite théorie structuraliste, a régné sur la psychologie du développement pendant près d'un demi-siècle malgré son incapacité à rendre compte de la complexité des liens entre l'apprentissage et le développement84. Ceci dit, cette théorie demeure encore un cadre de référence solide en raison de sa cohérence interne et de la description qu'elle réalise des différents niveaux d'organisation de l'intelligence humaine. Comme nous l'avons déjà évoqué dans les pages qui précèdent, cette théorie est fortement imprégnée de la pensée structuraliste avec pour projet la mise à jour d'un développement qui se veut à la fois universel, univoque, unidirectionnel et progressif. Même si nous devons reconnaître que les travaux de Piaget J. ont ouvert la voie vers des applications cliniques et pédagogiques d'une grande richesse, nous devons reconnaître qu'ils se sont limités, expérimentalement, à inférer les mécanismes psychologiques des opérations logico-mathématiques à partir de l'observation directe des comportements de l'enfant, et qu'ils sont insuffisants pour rendre compte de l'ensemble de la dynamique développementale.

Au cours des deux dernières décennies les apports liés au courant de l'environnement social, celui du développement précoce ainsi que l'approche évolutionniste, ont contraint les psychologues à réviser certaines de leurs conceptions du développement de l'enfant. Les apports de la psychologie cognitive ont également joué un rôle déterminant dans cette évolution. En effet, dès les années soixante et parallèlement à l'approche structuraliste, la psychologie cognitive a étudié les processus impliqués dans le traitement de l'information. Plus que la recherche du développement du système cognitif, elle a centré son projet sur la définition des mécanismes généraux participant à la détection, la sélection, la perception, la reconnaissance et l'identification des informations qui proviennent de notre environnement de manière quasi continue. Pour résumer, l'objectif des recherches ne réside plus dans la définition de structures expliquant les niveaux d'organisation des connaissances mais vise à découvrir comment nous parvenons à extraire des connaissances, comment nous parvenons à les stocker et enfin, comment nous récupérons et utilisons ces connaissances.

Le courant néostructuraliste est apparu dans les années soixante-dix et s'est développé à partir de 1980. Il est caractérisé par la volonté d'intégrer les apports de la psychologie cognitive à ceux du structuralisme dans le cadre de travaux qui ont abouti à l'élaboration de nouvelles théories du développement qualifiées de théories néopiagétiennes. Deux auteurs illustrent particulièrement ce courant ; il s'agit d'une part de Pascual-Leone85 J. (1970, 1976) et d'autre part de Case86 R. (1985, 1992). Ces deux chercheurs se sont intéressés aux concepts de capacités et de ressources attentionnelles, de mémoire de travail, pour expliquer le développement cognitif de l'enfant, ce qui les a conduits à élaborer des modèles relativement complexes. La mémoire de travail, qui est actuellement au cœur des recherches en psychologie cognitive, serait un élément clé du développement cognitivo-intellectuel de l'enfant. Elle constitue une mémoire à court terme qui joue le rôle de centre de traitement des opérations mentales les plus complexes comme la planification, le calcul, la réflexion consciente, l’élaboration de stratégies, etc. Elle combine les informations en provenance de la mémoire sensorielle avec les informations stockées en mémoire à long terme, puis transforme ces informations en fonction des objectifs du sujet dans la tâche à accomplir.

Cette capacité en mémoire de travail exerce donc une contrainte sur le développement en déterminant les limites des apprentissages rendus possibles à un moment donné et ce, indépendamment des contenus d’apprentissage. Selon Case R. (décédé prématurément en 2000), cette ressource est de valeur constante tout au long du développement mais elle gagne en efficacité pour des raisons de maturation neurobiologique et d’automatisation accrue des comportements au cours du développement. Pour Pascual-Leone J. au contraire, cette mémoire augmente en capacité au fil du développement neurobiologique de l’enfant et c’est ce qui expliquerait le développement partiellement linéaire de l’intelligence. L’approche de Pascual-Leone J. sera développée en détail dans la deuxième partie de ce travail car elle constitue l’apport théorique central de cette recherche.

Quoi qu'il en soit, retenons pour l'instant que les néopiagétiens conservent de la théorie structuraliste le point de vue selon lequel le développement des connaissances est soumis à des facteurs internes d'équilibration, donc à des changements qualitatifs. Mais ils s'inspirent simultanément des théories du traitement de l'information qui postulent une variation quantitative des capacités de traitement au cours du développement.

Autrement dit, ces auteurs retiennent l'essentiel de la thèse structuraliste, c'est à dire décrire le développement des compétences de l'enfant, ce qu'il doit être capable de faire à un âge donné, mais ils visent également à proposer des modèles portant sur l'étude des mécanismes impliqués dans les performances de l'enfant, c'est à dire ce qu'il produit réellement et livre directement à l'observation.

Pour expliquer les performances, les auteurs néopiagétiens mettent à jour l'existence de déterminants fonctionnels et non structuraux, partiellement indépendants des situations d'apprentissage comme les capacités attentionnelles ou la mémoire de travail du sujet par exemple. Si ces théories nous permettent donc de distinguer des déterminants fonctionnels, liés à la maturation de l'organisme, indépendants des situations d'apprentissage, elles conduisent alors à penser qu'une approche analytique concernant le développement cognitif ne peut plus se contenter d'un simple repérage, si complexe soit-il, de structures d'organisation des connaissances acquises par l'enfant au cours de son développement. Encore faut-il pouvoir identifier le niveau d'allocation de ressource que l'enfant est capable d'investir dans une tâche donnée compte tenu du rythme de maturation de son organisme !

Notes
84.

A cette première critique il faut ajouter le reproche qui lui est fait de ne pas accorder une place centrale au contexte social et culturel dans lequel se déploie la dynamique développementale. Un aspect que nous avons largement développé dans ce chapitre.

85.

Pascual-Leone J. (1970), "A mathematical model for the transition rule in Piaget's developmental stages", Acta Psychological, 32, pp. 301-345.

Pascual-Leone J. (1976), "Meta-subjective problems of constructive cognition: forms of knowing and their psychological mechanisms", Canadian Psychological Review, 17, pp. 10-125.

86.

Case R. (1985), Intellectual development: Birth to Adulthood, New York : Academic press.

Case R. (1992), The Mind's Staircases: Exploring the Conceptual Underprinnings of Children's Thought and Knowledge, Hillsdale: Lawrence Erlbaum Associates.