2.1.1. Un peu d'histoire.

C'est au XIXème siècle que l'idée de mesurer l'intelligence connaît un succès croissant, au même moment que se développe la psychologie expérimentale. Adossée à la démarche scientifique, cette psychologie s'intéresse plus particulièrement aux processus sensoriels et aux traitements perceptifs élémentaires car le paradigme qui domine les premières recherches en psychologie scientifique s'inscrit dans le point de vue associationniste selon lequel les activités complexes de la pensée sont le résultat composite de la combinaison de processus plus élémentaires comme les sensations et les perceptions. En 1879 à Leipzig est fondé le premier laboratoire de psychologie expérimentale par Wilhelm Wundt. Ce chercheur entreprend de décomposer les activités psychiques complexes pour en étudier leur structure élémentaire, notamment les sensations dont il pense qu'elles peuvent faire l'objet d'une mesure scientifique. Basé sur le modèle des sciences naturelles, il s'agit là du premier exemple de mesure d'un phénomène psychique.

Ces premières recherches n'accordent pas une importance fondamentale aux différences interindividuelles qui sont plutôt envisagées comme des sources d'erreur pour l'élaboration d'une psychologie générale. C'est à Sir Galton F., cousin de Darwin C., que l'on doit le déplacement de l'intérêt vers la description et l'étude des différences entre des groupes de sujets. Défenseur de Darwin C., il fonde une psychologie différentielle marquée par les théories de l'évolution car il suppose que les caractères physiques étant héréditaires, les caractéristiques mentales le sont aussi. Pour montrer que les variations entre les individus s'expliquent héréditairement, il sera poussé à mesurer l'intelligence et sera un des premiers à le faire. Il justifie sa démarche par la nécessité d'améliorer l'espèce humaine et de corriger le mécanisme de sélection naturelle entravé par la civilisation humaine. Il introduit ainsi le terme d'eugénisme qui laissera une empreinte idéologique dont la psychologie différentielle reste encore partiellement marquée aujourd'hui.

C'est le psychologue américain Cattell J. qui introduit le premier le terme de test mental en 1890 pour désigner des petites épreuves supposées mesurer l'intelligence et inspirées des mesures expérimentales effectuées dans le cadre du laboratoire de Wilhelm Wundt. Influencé par les méthodes de Galton F., dont il partage le point de vue évolutionniste, il propose en 1894 un programme de tests destiné aux étudiants entrant à l'université de Columbia afin de faciliter leurs orientations et les suivis pédagogiques. Totalement élaborés sur le modèle d'une évaluation quantitative des sensations élémentaires et des capacités motrices, ces tests se révèleront incapables de résoudre la question fondamentale d'une mesure de l'intelligence. En fait, Cattell J. ne trouve aucune relation entre les résultats obtenus aux tests et la réussite des étudiants dans leurs études. L'échec de cette tentative restera l'illustration de l'impasse dans laquelle se trouve l'évaluation de l'intelligence en cette fin de dix-neuvième siècle et affirme la nécessité de sortir du paradigme associationniste.

Il reviendra à Binet A. de réaliser cette rupture épistémologique et de proposer ce que Zazzo R. (1966) qualifiera de "renversement révolutionnaire de perspective, dans l'histoire de la psychologie scientifique 90". Contrairement à Galton F. et à Cattell J., Binet A. voit bien les limites d'une approche centrée sur l'étude des sensations. Il propose d'abandonner les recherches sur les mesures sensorielles et il recommande l'étude différentielle des processus supérieurs comme le jugement, le raisonnement, la mémoire…etc.

En 1903, Binet A. (1903) publie l'Etude expérimentale de l'intelligence 91 ; article dans lequel il expose les résultats des recherches qu'il mène depuis plusieurs années à partir de ses propres enfants. Membre de la société libre pour l'étude psychologique de l'enfant - fondée par le pédagogue Ferdinand Buisson et qui deviendra plus tard la Société Alfred Binet - il s'éloigne de la psychologie expérimentale pour mettre son savoir au service de la pédagogie.

Pour sortir les études portant sur l'intelligence de l'impasse dans laquelle elles se trouvent, il propose un changement de paradigme : abandonner la perspective associationniste qui inscrit l'image au cœur de la construction des activités psychiques pour envisager l'intelligence comme une action. L'enfant est intelligent et le montre en comprenant la nature et les données d'un problème précis, en inventant des solutions adaptées, en raisonnant pour garder clairement à l'esprit le but de son action tout au long des tâtonnements mentaux ou réels, et en jugeant ses démarches et ses résultats. L'intelligence apparaît ici comme un composite constitué par la compréhension, l'invention, le raisonnement et le jugement.

Comme nous l'avons déjà évoqué92, les recherches de Binet A. rencontrent à l'époque les préoccupations du ministère de l'instruction publique à propos de l'inadaptation scolaire de certains enfants lors de la mise en place des lois Jules Ferry. En 1904, il est invité à participer à une commission interministérielle, dite Commission Bourgeois, chargée d'étudier les conditions de scolarisation à appliquer aux enfants qui ne bénéficient pas autant que leurs camarades de l'instruction publique en raison de la faiblesse de leur capacité mentale. Binet A. est chargé par cette commission de trouver une méthode diagnostique du retard mental, ce qui le conduit à finaliser rapidement les travaux qu'il a par ailleurs engagés avec un médecin psychiatre : le docteur Théodore Simon. Binet A. et Simon T. proposent dès 1905 une première version de l'échelle métrique, puis une version plus élaborée en 1908, et enfin une dernière version en 1911, faiblement différente de la version de 1908.

Ainsi, dès 1905, Binet A. et Simon T. vont imaginer des épreuves très différentes et de difficulté croissante, qui seront d'abord testées auprès d'une population d'enfants déficients, pour livrer une méthode pratique de dépistage et proposer un outil de diagnostic différentiel de nature à permettre une discrimination des différents niveaux de retard mental. Comme le rappelle Lautrey J. (2002) :

‘" Ils ont cherché de petites tâches de raisonnement, de jugement, de mémoire, qui ne fassent pas appel à l'instruction, mais plutôt aux habiletés qui s'acquièrent dans la vie quotidienne, en retenant celles qui discriminaient bien les enfants considérés comme retardés des enfants sans problème. Ils se sont aperçus que ces tâches discriminaient également bien, parmi les enfants sans problème, les plus jeunes des plus âgés. En cherchant à en varier le niveau, ils ont mis le doigt, de façon très pragmatique, sur des tâches dont la réussite était caractéristique d'un âge donné93."’

En 1908, Binet A. et Simon T. proposent une échelle métrique complète, étalonnée à partir d'une population d'enfants des écoles maternelles et primaires, construite dans une perspective développementale en proposant une demi-douzaine de tâches pour chaque âge de 3 à 13 ans. Ils produisent ainsi un outil qui permet de déterminer si un enfant donné a l'intelligence correspondant à son âge ou, sinon, l'âge mental qui peut être crédité à ses performances. Dès lors, ce sont les âges de l'enfance qui donnent leur signification à chaque niveau mental : Binet A. est le premier à avoir référé l'intelligence à l'âge. Dans la version de 1911, il complète l'échelle métrique par des tâches caractéristiques du fonctionnement cognitif de l'adulte car il souhaite maintenant comprendre ce qui différencie l'enfant de l'adulte, déchiffrer les lois du développement. Mais il n'en aura pas le temps, il s'éteint la même année d'un accident cérébral.

Il est important de préciser ici que Binet A. ne prétend pas mesurer scientifiquement l'intelligence à partir de son échelle métrique. Il s'agit pour lui d'un outil diagnostique et, de ce point de vue, il est tout à fait clair :

‘" Cette échelle permet, non pas à proprement parler la mesure de l'intelligence – car les qualités intellectuelles ne se mesurent pas – mais un classement, une hiérarchie entre des intelligences diverses ; et pour les besoins de la pratique, ce classement équivaut à une mesure " (Binet A. et Simon T., 1905, cité par Arbisio94 C., 2003).’

Pour Binet A. et Simon T., il ne sera jamais possible de mesurer l'intelligence au sens mathématique du terme et les résultats obtenus à partir de l'échelle métrique n'ont de sens que s'ils sont interprétés. Malgré leur détermination à vouloir imposer une méthode objective dans l'évaluation diagnostique du retard mental, c'est donc un outil fondamentalement clinique qu'ils proposent. Cette remarque est importante car leur démarche s'inscrit dans une direction radicalement différente de celle empruntée, à la même époque, par la psychologie anglaise.

En effet, rappelons que c'est en 1904 que le psychologue anglais Spearman95 C. (1904) publiait un article qui allait introduire une méthode corrélationnelle dans les recherches sur l'intelligence et aboutir à la mise en évidence d'un facteur général commun à la diversité des tâches proposées pour tester des aptitudes cognitives. Il assimilait ce "facteur g" à l'intelligence générale et proposait ainsi l'analyse factorielle comme méthode scientifique d'étude de l'intelligence en s'appuyant essentiellement sur les analyses statistiques corrélationnelles des performances réalisées par un grand nombre de sujets tout venant.

Trente ans plus tard, le psychologue américain Thurstone L. s'opposait à l'affirmation d'un facteur général et, à partir de la même méthodologie, proposait un modèle multifactoriel de l'intelligence. A partir d'un ensemble de tests mentaux très divers, il trouvait non pas un facteur général mais un douzaine de facteurs correspondant à des aptitudes spécialisées (aptitude spatiale, compréhension verbale, fluidité verbale, aptitudes numériques, …).

Dans les années 1950, les deux conceptions de l'intelligence engendrées par Spearman C. et Thurstone L. sont toutes deux englobées dans un modèle unique dit, factoriel hiérarchique, selon lequel les facteurs spécifiques de Thurstone L. sont regroupés par analyse de variance en plusieurs dimensions psychologiques qui, elles-mêmes, sont coiffées par le facteur général. Cette démarche trouvera son aboutissement dans le modèle proposé par Carroll96 J. B. (1993) qui présentera la forme la plus aboutie de cette approche à partir d'une structure hiérarchique en trois ordres : de multiples aptitudes mentales primaires en premier ordre (raisonnement général, compréhension du langage, empan mnémonique, …), emboîtés dans des facteurs de deuxième ordre regroupés en huit catégories (intelligence fluide, intelligence cristallisée, mémoire, …), le tout coiffé par le facteur d'intelligence générale de troisième ordre.

Ce modèle recueille actuellement un large consensus dans la communauté des psychologues anglo-saxon, mais il repose sur une méthodologie très éloignée de la méthode clinique introduite par Binet A.. En effet, dès les débuts du vingtième siècle, Binet A. est d'ailleurs très critique à l'égard des recherches portant sur de grands échantillons et reposant essentiellement sur l'analyse statistique pour parvenir à mettre à jour ce qu'est l'intelligence. Selon lui, une définition de l'intelligence, ainsi que la possibilité d'effectuer sa mesure, sont des entreprises impossibles. La seule voie acceptable consiste à se donner les moyens de saisir, d'une manière la plus objective possible, quelques unes de ses manifestations à travers les actions de l'enfant. Lorsqu'il proclame de façon polémique que : "l'intelligence, c'est ce que mesure mon test", il affirme son empirisme et sa préférence pour l'approche clinique, fidèle à sa première formation en psychologie pathologique à la Salpêtrière auprès de Charcot.

Ainsi, dès le début du vingtième siècle, deux conceptions de l'évaluation des activités cognitives se différencient du point de vue de la méthode : une conception anglo-saxone reposant sur l'analyse factorielle, et une conception française mettant en valeur la démarche clinique. Ces deux approches allaient fournir les bases conceptuelles et méthodologiques essentielles pour la construction à venir des tests psychotechniques. Pour notre part, les objectifs psychopathologiques et cliniques de notre démarche de recherche nous ont amené à écarter l'approche de l'analyse factorielle, strictement construite à partir de l'analyse statistique. Dans ce travail, nous nous situerons au sein du mouvement initié par Binet A. et de son approche clinique qui a donné lieu au développement de l'essentiel des outils d'évaluation utilisés aujourd'hui dans le domaine de la psychopathologie de l'enfance et de l'adolescence.

Paradoxalement, Binet A. n'aura d'ailleurs pas le temps d'assister au formidable développement que connaîtra l'échelle métrique de l'intelligence et son aboutissement à travers le Quotient Intellectuel. Décédé en 1911, son œuvre ne sera pas poursuivie en France et l'ironie de l'histoire fera que son projet sera repris et développé sur le territoire américain. En effet, un an après la mort de Binet A., un psychologue allemand, Stern W., propose tout d'abord d'exprimer la comparaison de l'âge mental et de l'âge réel par le quotient du rapport AM / AR. C'est ensuite le psychologue américain Terman L. qui, en 1916, propose de multiplier ce rapport par 100 pour éviter les décimales, standardiser les performances et permettre ainsi des comparaisons entre des mesures diverses. Il baptise ce quotient : "Quotient Intellectuel" devenu "QI ", où le QI moyen est donc de 100 puisque par construction l'âge mental et l'âge réel sont identiques. La même année, Terman L. produit une version américaine adaptée de l'échelle métrique de Binet A., connue sous le nom de Binet-Standford, qui rencontre un énorme succès parce que l'on s'aperçoit vite que le Binet-Simon permet de diagnostiquer le retard mental et surtout, comme le souhaitaient ses auteurs dès 1905, d'en évaluer son degré. En France, il faudra attendre 1966 pour que voit le jour la première adaptation française, la Nouvelle Echelle Métrique de L'Intelligence97 (NEMI), sous la direction de Zazzo R. (1966). Mais entre-temps, un psychologue américain nommé Wechsler D. aura mis au point, dans la continuité des travaux introduits par Binet A., une batterie composite de tests d'intelligence qui connaîtra un succès international.

Notes
90.

Zazzo R., Gilly M et Verba-Rad M. (1966), La Nouvelle Echelle Métrique de l'Intelligence, Issy-Les-Moulineaux, EAP, 1985, p. 22

91.

Binet A. (1903), L'Etude expérimentale de l'intelligence , in Œuvre complètes, Tome XX, Saint-Pierre-du-Mont, Eurédit, 2001.

92.

Voir pages 26 et 27

93.

Lautrey J. (2002), " La mesure de la performance intellectuelle ", in Michaux Y. (dir.), Qu'est-ce que la vie psychique, Paris, Odile Jacob, pp.157-186.

94.

Arbisio C. (2003), Le bilan psychologique avec l'enfant, Approche clinique du WISC-III, Paris, Dunod, p. 63.

95.

Spearman C. (1904), "General Intelligence objectively measured and determined ", American Journal of Psychology, 15, p. 201-209.

96.

Carroll J. B. (1993), Human Cognitive Abilities, Cambridge University Press.

97.

Zazzo R., Gilly M., Verba-Rad M. (1966), La Nouvelle Echelle Métrique de l'Intelligence, Issy-Les-Moulineaux, Editions EAP.