2.1.4. Les démarches diagnostiques centrées sur les compétences : l'Echelle de la Pensée Logique (EPL).

Comme cela a été largement évoqué dans la première partie de la thèse, Piaget J. a caractérisé les grandes étapes du développement cognitif de l'enfant par des structures dont chacune définissait un stade de développement. Dans le cadre du paradigme constructiviste, le renouvellement théorique apporté par l'épistémologie génétique a inspiré la construction de nouveaux tests visant à évaluer le stade de développement cognitif atteint par les enfants examinés. C'est à dire, dans une perspective structuraliste, débusquer ainsi les compétences sous-jacentes à la production des performances des enfants. Un certain nombre de tests ont vu le jour : parfois pour explorer des domaines spécifiques comme l'UDN 80 (Utilisation Du Nombre) proposé par Meljac C. (1980) ; parfois pour une mesure qui se veut globale du fonctionnement cognitif, comme c'est le cas de l'EPL (Echelle de développement de la Pensée Logique) proposée par Longeot109 F. (1979). Tous ont pour point commun de s'appuyer sur une théorie explicite, structurée, du développement de l'intelligence.

Le constructivisme Piagetien est de loin la théorie qui a connu la plus grande popularité dans ce cadre de référence. Historiquement, cette théorie constitue la première référence utilisée pour une évaluation centrée sur les compétences. Comme nous l'avons déjà évoqué dans la première partie de ce travail, cette approche met en avant le fait que l’enfant développe des structures cognitives de complexité croissante en fonction des interactions qu’il établit avec le milieu. L'enfant est acteur, auteur, voire constructeur de son objet. Ici, le développement des compétences cognitives est le fruit d’un système auto-organisateur, travaillant à partir d’une structure simple d’activités réflexes présentes à la naissance, et de ses interactions avec le milieu. L’appareil cognitif se constitue donc selon une loi interne de développement par des réorganisations successives animées par les deux mécanismes propres à l’intelligence et présents dès le début de la vie psychique : l’assimilation et l’accommodation.

Dans le cadre de cette conception développementale, l'intelligence passe par des phases successives qui ont une originalité propre. Les stades diffèrent qualitativement les uns des autres. Chacun a sa structure qui consiste en un ensemble cohérent de moyens, de possibilités intellectuelles. Ce sont ces ensembles structurés qui caractérisent les différentes phases du développement. Ainsi, les comportements observés chez l'enfant ne sont plus simplement considérés comme des performances, mais peuvent être interprétés dans le cadre des processus de développement décrits par la théorie. Cet ancrage théorique permet d'évaluer les conduites de l'enfant autrement qu'en déterminant le rang dans lequel sa performance le positionne dans sa population de référence. Elles peuvent être situées par rapport au stade de développement que cet enfant a atteint.

A la suite de Piaget J., nombre de ses élèves ont essayé de mettre au point des batteries d’épreuves standardisées destinées à mesurer l’intelligence opératoire. En France, l’outil le plus connu, bien que peu utilisé en clinique, est l’Echelle de Pensée Logique (EPL) de Longeot F. (1979) construite à partir d’une sélection parmi les épreuves les plus approfondies par les travaux genevois. C’est cette échelle que va utiliser Gibello110 B. (1984) pour mesurer le niveau et la structure du raisonnement de l’enfant dans ses recherches à propos des Dysharmonies Cognitives Pathologiques (DCP) et des Retards d’Organisation du Raisonnement (ROR).

Les épreuves proposées aux enfants se divisent en deux catégories :

Structure de l'EPL .

Courbes mécaniques : un cylindre en bois peut-être mis en rotation par une manivelle. Un crayon, fixé à une tige horizontale au dessus du cylindre, peut se déplacer horizontalement d'une extrémité à l'autre. Après avoir enroulé une feuille de papier autour du cylindre, a chacun des problèmes qui impliquent de se représenter un certain nombre de tours de cylindre et/ou de déplacements du crayon, l'enfant est invité à dessiner sur une feuille les lignes tracées par les mouvements de l'appareil.

A partir de ces situations, le psychologue va pouvoir faire des inférences sur les types de raisonnement que l'enfant peut effectuer et ceux qu'il ne peut pas encore maîtriser et caractériser l'enfant par un certain stade de développement qui exercera des contraintes sur ses performances. Pour Piaget J., la succession des formes de raisonnement va dans le sens d'une mobilité de plus en plus grande des activités intellectuelles qui leur assure une généralité de plus en plus étendue et, par suite, de plus en plus stable. On perçoit immédiatement l'intérêt de cette forme d'évaluation intellectuelle pour les pratiques pédagogiques.

Mais, cette application de la théorie opératoire dans le domaine de l’évaluation clinique est apparue malheureusement moins simple qu’il n’y paraît au premier abord. Plusieurs problèmes méthodologiques restent posés et expliquent certainement le fait que cet outil, issu d'une construction théorico-clinique, n'ait pas bousculé les tests issus de la tradition psychométrique. C'est d'ailleurs en partie pour ces raisons méthodologiques, que cet outil n'a pas été retenu dans le cadre de cette étude.

Le premier problème concerne la construction même de l'échelle. Bien que cohérente sur le plan théorique, cette méthode reste faible d’un point de vue strictement psychométrique. On sait en effet que pour Piaget J., l’intelligence ne progresse pas linéairement mais par un petit nombre de réorganisations structurelles déterminant le passage d’un stade à un autre. En ne retenant que des épreuves très sélectionnées, et en s’appuyant sur un découpage du développement en grands stades, ces échelles butent sur un premier obstacle : leur absence de progressivité. Souvent, dans une perspective diagnostique, il ne suffit pas de classer les compétences selon qu’elles sont de niveau opératoire ou non, une appréhension plus fine est la plupart du temps utile. Beaucoup de cliniciens ont fini par renoncer devant la lourdeur de la passation pour des résultats qui restent trop généraux et qui se prêtent difficilement à l'analyse lorsque l'on ne connaît que superficiellement le modèle théorique sous-jacent.

Un second problème peut être repéré dans la sensibilité des outils conçus à partir de ce modèle. Les épreuves piagétiennes mesurent-elles bien ce qu’elles prétendent mesurer ? Si l’évaluation se concentre sur les compétences et non sur les performances, nous devons être certains que les tâches choisies apparaissent comme de bons révélateurs de ces compétences et de leur validité à exprimer une structure de raisonnement. Or, si Piaget J. postulait un sujet épistémique, ayant une structuration parfaite au regard du modèle, les décalages très souvent observés au niveau du sujet concret remettent en question l’importance de ces structures logiques. En effet, un des premiers problèmes rencontrés dans l'utilisation de cette échelle a été l'importante variabilité intra individuelle du stade de développement en fonction du domaine dans lequel ce stade était évalué. Dans ce cas, il ne paraît plus possible d’envisager qu’à plusieurs épreuves cliniques corresponde une même capacité logique et ce sont ici les fondations mêmes du modèle qui se trouvent abrasées et avec lui les outils diagnostiques qui en sont affaiblis.

Le troisième problème est rapporté par Lautrey J. (1998). Il concerne l'espoir suscité par les tests piagétiens de pouvoir évaluer une autre d'intelligence que celle évaluée par les tests classiques. En fait :

‘"Les analyses factorielles de batteries d'épreuves piagétiennes ont montré une structure factorielle hiérarchique assez voisine de celle des batteries de tests psychométriques…Par ailleurs, le score global dans les tests piagétiens s'est avéré assez fortement corrélé au score total ou au QI évalués avec les tests classiques. Humphreys 111 et al. (1985), par exemple, trouvent une corrélation de .80 entre le score total à une batterie d'épreuves piagétienne et le QI au WISC 112 ".’

Ici aussi, comme nous l'avions évoqué à propos du K-ABC, il semble que l'EPL fournisse des résultats très proches de ceux fournis par le WISC et que, l'un comme l'autre sont capables de rendre compte d'un facteur général de l'intelligence. Retenons que, aussi bien les outils construits à partir des théories de la psychologie cognitive, comme le K-ABC, que les échelles élaborées sur les bases des théories du développement, comme l'EPL, n'ont réussi à bousculer fondamentalement les pratiques psychométriques élaborées depuis plus d'un siècle maintenant. Ces tests se sont simplement ajoutés à la panoplie des tests classiques d'intelligence en apportant des capacités d'investigation complémentaire, particulièrement utiles lorsque le clinicien veut ajouter à son investigation globale une focalisation sur un processus (K-ABC) ou sur le développement de la pensée logique (EPL).

Notes
109.

Longeot F. (1979), L'Echelle de développement de la Pensée Logique, Issy-les-Moulineaux, EAP.

110.

Gibello B. (1984), L'enfant à l'intelligence troublée, Le Centurion, Paris.

111.

Humphreys L.G., Rich S.A., Davey T.C. (1985), "A piagetian Test of general Intelligence", Development psychology, 21.

112.

Lautrey J. (1998), "Les théories et les méthodes d'évaluation de l'intelligence : relations paradoxales" in Debray R. (dir), L'intelligence d'un enfant, Paris, Dunod, p. 82.